10. Je vais lui dire quoi ?

Il est presque six heures du matin lorsque je gare ma moto devant l'immeuble. Je lève la tête instinctivement vers les fenêtres de Derek. Tout est éteint. Logique. Il fait encore nuit et il n'émerge jamais avant sept heures. Derek n'est pas un lève-tôt. Souvent, non, tous les jours, je tape sur le mur de ma chambre, qui est aussi celui de la sienne, jusqu'à entendre le bruit de l'eau dans sa salle de bains. Sinon il arriverait au boulot avec au moins une heure de retard. Et, même si c'est moi le boss, ça ne serait pas très acceptable.

* 5 ans plus tôt*

Je rentre chez moi, la porte est pas fermée à clé donc je suppose que mon squatter préféré est déjà rentré. En effet, j'avise sa veste de costume gris accrochée avec soin sur le porte-manteau et je jette mon blouson en cuir noir par-dessus.

— Derek ?

Pas de réponse. Je fais un détour par la cuisine pour poser les deux sacs en papier contenant le réapprovisionnement. Avoir du monde chez soi, ça change les habitudes et depuis une semaine, mon frigo se vide à une vitesse étonnante : je prends plaisir à cuisiner pour nous deux alors que seul... un sandwich faisait parfaitement l'affaire. En ouvrant ledit frigo pour y placer ce que j'ai acheté, je découvre qu'il est déjà plein. Alors je me tourne vers le salon. Derek est allongé sur le canapé, les yeux fermés et un casque sur les oreilles. Il a desserré sa cravate et ouvert le col de sa chemise blanche. Franchement, j'accepterais jamais d'aller au boulot tous les jours ainsi accoutré mais il porte bien le costume. Le gendre idéal. Sa meuf est totalement folle de l'avoir laissé tomber. Je profite de l'occasion pour satisfaire mon envie perturbante de l'observer. Bon c'est moins obsédant que pendant les trois jours de la salle de sport, mais curieux tout de même. Il a mauvaise mine. Je sais qu'il dort très mal. Après cette première nuit où, je l'ai surveillé alors qu'il se tournait et se retournait dans des cauchemars agités, je l'entends se lever souvent en pleine nuit. Il est nerveux, angoissé et je ne sais pas trop quoi faire pour le soulager. J'essaie de rester léger, de ne pas l'étouffer avec mes questions. Bien qu'il soit parfaitement apprêté et soigné, boulot oblige, je note sur son front large de nouvelles rides d'angoisse. Ses lèvres fines sont crispées et présentent un pli traduisant son stress.

Bon assez de matage, Morgan. J'attrape une serviette qui traîne sur le comptoir et lui jette à la figure. Touché. Il sursaute, jette un coup d'œil alentour et me voit.

— T'es arrivé ? Désolé, je t'ai pas entendu entrer.

Immédiatement, il s'assoit de façon plus conventionnelle. Il semble gêné d'avoir été surpris dans cette position décontractée. Encore un truc à mettre au point avec lui. Je secoue la tête. Revenons à l'essentiel.

— Dis-moi Derek, tu as fait quoi avec le frigo ?

— Juste quelques courses. Il faut que je participe un peu. Déjà je squatte chez toi. Je vais pas en plus te ruiner en bouffe. J'ai plus de "chez moi" mais j'ai encore mon boulot. Je peux participer aux frais.

Je choisis de laisser tomber et de ranger mes courses à côté des siennes en rigolant devant nos achats similaires ou presque.

— OK ça va pour cette fois. Mais faudra qu'on accorde nos violons car maintenant on a ...euh dix paquets de tacos surgelés, deux sachets de viennoiseries, un kilo au moins de steak, six pack de bières et ...de la pizza à l'ananas ? Beurk ! Qui mange ça ?

— Moi.

— OK. Je te la laisse.

Il est difficile à apprivoiser. Il manque tellement de confiance en lui à cause de la sorcière. J'ai eu du mal à le convaincre de rester ici, le lendemain de sa cuite. Mais j'ai gagné. Elle l'a foutu à la porte et j'ai pu le convaincre que la chambre d'hôtel n'était pas une option acceptable quand un pote lui proposait de l'héberger. Le soir même, je l'ai embarqué sur ma moto pour le conduire dans leur ex-maison. J'ai attendu, appuyé sur ma moto, environ trente minutes. Il y a eu des cris. Puis mon boxeur préféré est sorti en claquant la porte, chargé d'un carton et de deux grands sacs de voyage. Je l'ai regardé se diriger, furieux vers un SUV noir garé un peu plus loin. Il a chargé le tout et m'a fait signe qu'il était prêt. Depuis il est chez moi. On s'entend bien. Derek est vraiment un mec facile à vivre. C'est bizarre de faire confiance à quelqu'un, de l'inviter chez soi. Mais avec lui, j'ai pas hésité. Il est... intéressant.

Je réchauffe rapidement une soupe aux champignons et fait griller quatre steaks en le surveillant du coin de l'œil. Il paraît stressé et parcourt le journal en cochant des trucs.

Lorsque je l'appelle après avoir posé notre repas sur le comptoir, il paraît gêné.

— Je suis désolé. J'aurais dû t'aider. Je...

— Derek, écoute on se connait depuis quoi, une semaine ? C'est pas beaucoup mais s'il y a un truc que j'ai compris très vite c'est que... la cuisine, c'est vraiment pas pour toi. Alors mange et dis-moi ce qui te tracasse.

Il pianote sur le revêtement lisse du comptoir avant de se décider.

— Je dois trouver un autre boulot.

— Euh... Tu as été viré ? Pourquoi tu me l'as pas dit ?

— Pas viré, j'ai démissionné. Aujourd'hui. Donc dans une semaine, j'ai plus de job.

— C'n'est pas trop tôt. Je suis vraiment content que tu aies sauté le pas.

Il m'a mis au courant de la situation. Laura la sorcière travaille dans le même open space que lui. J'ai bien compris qu'il avait du mal avec ça.

— Donc tu lisais les petites annonces ?

— Ouais mais il y a rien d'intéressant dans ma branche.

— Répète-moi ce que tu fais ?

Il me l'a déjà dit mais euh... il était en train de se raser dans ma salle de bain, torse nu après avoir pris sa douche. C'était le lendemain de sa cuite et il ne portait qu'un de mes joggings. J'étais assis sur mon lit et je crois que je n'ai pas été très attentif à ses paroles, un peu distrait par le mouvement des muscles de ses épaules sous sa peau.

— Je suis webmaster de formation. Tu sais, il s'agit de  gérer les sites web d'une ou plusieurs entreprises mais avec une spécialisation en marketing et communication, j'occupais plus un poste de chargé de communication. C'est d'ailleurs ça qui me plait. Gérer et améliorer l'image d'une entreprise et donc augmenter son potentiel clientèle. Je préfère me concentrer sur une société que j'aime et que j'apprécie plutôt que de faire du design à la chaîne pour plusieurs clients.

Je l'écoute amusé. Il adore son job. L'entreprise qui recrutera ce mec aura de la chance. Soudain, je fronce les sourcils. Mes neurones tournent alors à plein rendement. L'idée est bonne. Faut que je confie son dossier à Youri Massakov, le directeur des ressources humaines de ma boite. Rapidement, j'envoie un SMS.

— Derek ? Maintenant que tu le dis, je crois que ma boite recherche un profil dans ton genre. Si tu veux je lui donne ton numéro au DRH et il t'appelle ?

— T'es sûr ?

— Sûr ? Non. Mais tu perds quoi à tenter ?

— Pas faux. Et puis ce n'est pas comme si j'avais beaucoup de choix. Même si le DRH refuse mon CV et me jette, ça ne peut pas être pire que de voir Laura flirter avec tout ce qui porte pantalon. La boite où tu bosses c'est sympa ?

— Je crois qu'on peut dire que oui. En tout cas personne ne t'obligera à venir habiller avec un de tes costumes de merde.

— Oublie mes costumes. J'aime être en costume.

Je lève un sourcil, histoire de lui faire comprendre que je ne le crois pas.

— OK je préférerai bosser à l'aise en jean et tee-shirt comme toi. Mais avoue que j'ai la classe en costard ?

Non je ne lui dirais pas. Même si je le pense. Rien de plus sexy qu'un beau mec musclé comme lui, vêtu d'un costume sur mesure. Style beau ténébreux. Merde Derek ! Où partent mes putains de pensées ! Je préfère lui tourner le dos et hausser les épaules, l'air indifférent. Il rigole avant de reprendre plus sérieusement.

— Cette boite, c'est quoi ?

— On est une sorte de tour operator mais spécialisé dans les voyages un peu extrêmes. Avec un objectif affiché de lier tourisme et développement durable.

— Waouh ! Ça me branche carrément. J'espère que j'aurais toutes mes chances.

Il n'a pas fini de parler que Youri répond déjà à mon SMS "C'est noté, Monsieur Sully, indiquez à votre ami qu'il a rendez-vous demain à 10 heures. Vérifier ses qualifications semble être une formalité après votre recommandation. Je prépare le contrat."

En transmettant l'heure du rendez-vous à Derek qui retrouve le sourire, j'évite de lui dire que je serais son patron et je me demande si c'est une bonne idée d'engager dans mon staff le type qui vit chez moi surtout si je suis totalement fasciné par lui.

****

Malgré mes appréhensions des premiers jours, ma relation avec Derek a pris rapidement un tour inattendu. Notre proximité nous a liés. Il est comme un autre moi-même. Depuis cinq ans, je vis à côté de lui, je travaille et je mange avec lui. J'ai parfois l'impression de tout savoir sur lui et que la réciproque est vraie. On a tout fait ensemble. Enfin presque. Mais il sait toujours me surprendre. Et il ne sait pas ce que je lui cache farouchement : il m'obsède depuis cinq ans.

Je me suis toujours caché derrière notre amitié. Pierce avait été le premier garçon à m'attirer. Le seul jusqu'à Derek. Pierce m'a permis de comprendre à 15 ans que je n'étais pas comme les autres hommes et il m'a rejeté. J'ai donc rejeté de la même manière cette partie de moi. Je l'ai cachée aux autres et enfouie au plus profond de moi. Puis il y a eu Derek, sa colère, sa douleur. Je l'ai aidé à remonter la pente et doucement il s'est insinué dans ma vie. Lorsque j'ai compris à quel point il m'attirait, c'était trop tard, je ne pouvais plus prendre mes distances. Et revivre le rejet avec lui n'était pas une option. Alors j'ai pas eu d'autres choix que de jouer le meilleur pote. Pendant 5 ans.

Son petit numéro de charme avec la pizza a été la gifle qu'il me fallait pour que les murs de ma connerie s'abattent. Samedi, Derek et moi, on a, ensemble, explosé la façade branlante de notre amitié. Oubliée l'amitié virile. Il m'a fait ressentir un plaisir nouveau, intense, totalement inconnu. Le toucher de ses lèvres m'a mis la tête en vrac. Comme si un monde nouveau, auquel je n'avais jamais eu droit, s'offrait à moi. Puis le couperet est tombé. Je n'ai pas su cacher la réaction de mon corps. Et ça, il l'a vu. Il s'est éloigné. Doucement certes, pour ne pas me vexer, Derek est un mec bien. Mais je suis certain de l'avoir... au mieux juste effrayé. Au pire dégoûté. J'ai donc pris la pire des décisions, égoïstement : me cacher, fuir. Pour ne pas le perdre, pour ne pas être repoussé une nouvelle fois. Encore ce fichu réflexe de me cacher. Encore cette peur d'être rejeté.

Et je ne sais plus quoi faire. L'ascenseur monte à l'étage alors que je me demande à quoi a servi ma fuite. De mon côté, rien de changé : il m'attire furieusement mais je suis incapable de lui dire. Comme je n'ai pas été capable de lui répondre. J'ai lu ses sms, j'ai écouté ses messages. S'ils ne disaient pas grand-chose à part son inquiétude, la voix angoissée de Derek m'a tordu le ventre. Je n'ai aucune idée de ce que je vais dire ou faire tout à l'heure au boulot quand je vais le croiser. Car je vais le croiser. On ne travaille pas au même étage mais d'ordinaire il ne se passe pas deux heures sans que l'un d'entre nous appelle l'autre ou le rejoigne. On a besoin l'un de l'autre.

Je vais lui dire quoi ?

— Désolé d'être parti sans un mot mais ta bouche sur la mienne, c'était le paradis et j'ai eu peur de ne pas me maîtriser et de te sauter dessus. Donc j'ai préféré fuir avant que tu ne me trouves une gentille excuse pour me repousser.

La porte de mon appartement n'est même pas fermée à clé. J'étais vraiment à la ramasse quand je suis sorti, après avoir jeté quelques affaires dans un sac. Je suis même parti à moto sans mon casque. De toute façon, je n'ai pas pu aller bien loin. Je n'avais pas envie de trop m'éloigner. Juste de prendre un peu mes distances pour réfléchir. J'ai pris une chambre dans le motel le plus proche et m'y suis terré pendant deux jours. Deux jours à me repasser en boucle mon histoire avec Derek. Je laisse tomber mon sac sur le sol et me traîne vers ma chambre pour me doucher et me changer. Je suis crevé. Envie de dormir. Pourtant le travail m'attend dans moins de deux heures.

Et Derek aussi m'attend. Endormi dans mon lit. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top