I
Petit chapitre à la toute fin des vacances, bon rentrée à vous tous ! Vous pourrez lire ce chapitre demain matin dans le bus XD. Bonne lecture <3
Alma savourait les rayons du soleil d'automne sur sa peau blanche, les jeux d'ombre que faisaient naître les feuillages sur ses paupières closes. Allongée au pied de son chêne, elle repensait avec un mélange paradoxal d'amertume et de douceur à la journée de la veille. Ça avait été sans doute l'une des meilleures depuis ses cinq ans, et elle le regrettait à un point indescriptible. Deux semaines étaient passées depuis qu'elle avait envoyé Raphaël se faire voir pour la première fois, deux semaines où il n'avait pas cessé de la coller sans cesse. Les premiers jours – ceux où ses hormones ne l'avaient pas laissé prendre la situation en main –, elle l'avait rejeté encore et encore, toujours de la manière la plus détestable possible, lui montrant on ne pouvait plus clairement que s'il voulait encore pouvoir l'approcher à moins de dix mètres, il avait intérêt à la laisser tranquille durant cette période du mois. Mais le garçon, tenace et patient – ainsi que d'une chiantise à toute épreuve –, n'avait pas lâché l'affaire et, doucement, la lycéenne s'était habituée à sa présence. Elle continuait à l'envoyer promener à chaque occasion mais ses piques s'étaient faites moins acides et on entendait percer dans sa voix une touche d'humour qui n'y était pas auparavant.
Cela dit, la jeune fille doutait. Elle avait peur, mais d'une peur si intense, logée si profondément dans son être qu'elle ne savait pas quel nom lui donner. C'était une sensation glaçante, une pulsation sourde dans ses veines qui lui criait sans cesse le même avertissement.
N'aime pas.
La jeune fille n'était pas bête, elle savait reconnaître l'odeur de l'amour, et elle avait dû se rendre à l'évidence : elle puait l'amour. À plein nez. Elle le suintait par tous les pores, elle dégageait un fumet répugnant d'amour qu'elle répandait sur son passage. Et elle en était absolument catastrophée.
Le soir où elle s'était aller à pleurer dans l'arbre, elle avait invoqué le huit, au moins deux fois, espérant trouver dans ce chiffre qu'elle aimait tant un réconfort, un conseil, une voie à suivre. Mais le huit était resté désespérément muet. La jeune fille avait alors longuement débattu avec elle-même et avait décidé d'invoquer le quatorze. Elle avait hésité, beaucoup, mais elle ne voyait pas d'autre solution. Si elle avait attendu si longtemps pour le faire, c'est qu'elle avait peur. Les chiffres et les nombres étaient deux choses extrêmement différentes, et invoquer un nombre, surtout un nombre fort comme le quatorze, requérant une force mentale phénoménale. Or, ce jour-là, elle n'avait absolument aucune force mentale.
Mais en ce jeudi six octobre, elle se sentait calme, forte et reposée. Même si pas moins effrayée pour autant. Elle se savait capable d'invoquer le quatorze, car elle l'avait déjà fait deux fois dans sa vie, dont l'une alors qu'elle n'avait que cinq ans, juste après la mort de ses parents. Petite, elle avait trouvé la force dans sa douleur, une douleur plus grande que celle qu'elle pouvait supporter, et invoquer le quatorze avait été tout ce qu'elle pouvait faire pour que son âme ne se déchire pas en morceaux. Ce jour-là, le quatorze l'avait entourée, protégée, recomposée. Il avait dressé des murailles autour de son esprit, il l'avait retenue en un seul morceau et il avait absorbé une partie de sa souffrance en lui. La jeune fille savait qu'il s'agissait d'un allié puissant, d'ailleurs elle percevait toujours, par moments, les vestiges encore survivants des murs qu'il avait bâti pour elle sous l'orage. Malgré cela, elle ne pouvait s'empêcher de trembler en s'installant de façon à l'appeler.
Elle avait veillé à ce que personne ne vienne la déranger et elle s'était installée face à la mer, assise en tailleur, les mains sur les genoux et le dos droit. Autour d'elle, elle avait écrit dans la terre à l'aide d'un bâton un cercle de chiffres dont elle formait le centre. Elle avait fixé la mer devant elle, voulant graver son image dans sa rétine, puis elle avait fermé les yeux.
Alma fit le calme dans son corps, chassant toutes les émotions qui se confrontaient en elle. Invoquer un nombre était très différent d'invoquer un chiffre et elle fit tout son possible pour rester concentrée et ne pas se laisser distraire. Une fois son corps détendu, elle fit doucement le vide dans son esprit. Mais pas un vide complet, car contrairement au huit qui agissait comme un ami, doux et rassurant, le quatorze était un maître, protecteur mais dominateur, qui avait besoin de se nourrir des émotions de la personne qui l'invoquait afin de la comprendre, de se fondre en elle et de la redresser de l'intérieur. Là où le huit était simplement une présence rassurante et compréhensive, le quatorze était un pilier incorporé à l'âme de l'invocateur.
Elle rappela à elle l'image de la mer calme et douce, la laissant s'installer dans son esprit. Elle s'en servirait comme accroche avec la réalité. Après cela, elle convoqua les chiffres qui, au lieu de s'aligner sagement comme lors du rituel du huit, se mélangèrent, se confondirent, se multiplièrent et se divisèrent, créant un amalgame désordonné et hasardeux. Alors, Alma les enjoignit à arrêter leur calculs sans fin et à s'aligner devant elle. Les nombres rechignèrent mais la jeune fille finit par se faire suffisamment convaincante et ils obéirent. Elle prit ensuite une grande inspiration, légèrement tremblante. Le moment le plus difficile arrivait.
Les nombres étaient en place, vibrant d'une énergie contenue, le bleu de la mer résonnait au fond de l'air, la jeune fille était prête. Il était temps de libérer les émotions. Elle commença par les plus dociles, les plus calmes. D'abord, la tristesse. La tristesse était calme, obéissante, faible face au monde qui l'entourait. Elle arriva sous forme d'un léger nuage violet qui frémit en se retrouvant devant tous ces nombres puis se désintégra dans l'espace. Les nombres l'accueillirent en eux, s'illuminant pendant une fraction de seconde d'une lueur violette puis retrouvant leur éclat neutre. Certains, plus réceptifs que d'autres à cette émotion, gardèrent une teinte mauve. Alma libéra ensuite l'espoir, beaucoup plus fort que la tristesse, qui se montra en tant que filaments dorés qui se tortillèrent avant de s'incorporer aux nombres de la même manière que la tristesse. Vinrent ensuite la culpabilité, née de la mort de ses parents, sous forme d'une brume rose pâle ; le bonheur, étincelle émeraude pétillante ; la détresse, tourbillon condensé d'un bleu presque noir qui explosa avec la force d'un ouragan, et enfin, les deux émotions les plus fortes qui dominaient l'esprit de la lycéenne : l'amour et la peur. Le premier se manifesta sous forme d'une gigantesque étoile rouge sang qui palpitait avec fougue et qui se désintégra en une pluie aussi violente que courte, de la même couleur éclatante et brûlante que l'étoile dont elle était issue sur les nombres qui frémirent à son contact. La deuxième, sombre et menaçante, entra dans son esprit dès qu'elle l'eut sollicitée, prenant l'apparence d'un brouillard opaque d'un noir de jais dans lequel on pouvait distinguer les formes de corps hideux se détacher tout en poussant des cris de terreur pure qui résonnèrent longtemps dans l'esprit d'Alma. La peur envahit l'espace autour d'elle, glaçant ce lieu qui n'était pourtant pas physique. Les nombres durent user de tout leur pouvoir afin de l'absorber entièrement, jusqu'au dernier lambeau de fumée. La jeune fille dut elle aussi faire un effort immense afin de rester concentrée. Se retrouver face à face avec sa peur à l'état brut était une expérience dure et douloureuse.
Un silence pesant régna de longues secondes dans cet espace hors de toutes dimensions. Les nombres brillaient, leur éclat altéré par les couleurs qu'ils avaient incorporées, attendant avec fébrilité que la jeune fille nomme celui qu'elle allait appeler. Ce qu'elle fit, avec finesse et efficacité, constituant une boule d'énergie contenant un code, le code qui permettait de communiquer aux nombres celui qu'elle attendait. La sphère ondoyante percuta les nombres avec un choc sourd, se répandant sur eux comme une marée d'encre éclatante. Elle fut aspirée, analysée puis exterminée par les nombres, qui réagirent avec un léger temps de décalage. Les quatorze s'avancèrent lentement tandis que les autres nombres pâlissaient sans pour autant s'effacer. Alma frémit, intimidée par ces nombres qui grossissaient, froids et imperturbables. Ils s'arrêtèrent, en ligne devant elle, imposants et vaguement inquiétants. Ils avaient conservé la teinte rouge de l'amour et celle, noire, de la peur, émotions auxquelles ils étaient particulièrement sensibles. Mais la jeune fille savait qu'ils avaient toute sa confiance et elle leur demanda de s'unir, humblement. Ils firent ce qu'elle avait demandé et il ne resta bientôt plus qu'un seul quatorze dans son esprit, un quatorze qui l'interrogea muettement sur ses désirs. La lycéenne lui envoya alors un fragment de son âme, qu'il absorba en douceur, puis le laissa pendre le contrôle.
Le quatorze fit donc disparaître les autres nombres, restés en retrait, ainsi que l'image de la mer. Il ne resta plus que lui, sur un fond d'images floues et de souvenirs altérés, dans toute sa puissance blanche et pure sous laquelle on devinait les couleurs de l'amour et de la peur. Il se lia à la jeune fille, se dispersa dans son âme et dans son corps, imprimant dans ses cellules un message illisible et inaudible, un message que seul un nombre peut transmettre à une forme de vie minuscule, un message que ses tissus comprirent et utilisèrent. Le quatorze laissa aussi une infime part de lui-même dans son hôte puis se désagrégea dans un souffle.
Alma ouvrit les yeux dans son jardin. L'air avait fraîchit et le soleil s'était couché, parant le ciel de lumières incandescentes. La jeune fille se releva et grimaça en sentant ses muscles courbaturés protester. Elle fit quelques pas, encore un peu étourdie par l'effort qu'elle venait de faire et son retour brutal dans le monde des vivants. Elle prit donc le temps de se réhabituer à son enveloppe corporelle et retourna doucement vers la maison. Quand elle rentra, Isa était en train de préparer le repas en sifflotant et Marc mettait la table. Les deux lui sourirent mais ne firent aucune réflexion sur son absence. Alma monta dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit. Elle réfléchit longuement sur ce que lui avait appris le quatorze puis sonda son esprit à sa recherche, et, en effet, elle le sentit comme une vague présence qui saurait la conseiller à l'avenir. La conseiller et la protéger.
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