𝗘𝗽𝗶𝗹𝗼𝗴𝘂𝗲
Août 2012
Je me souviendrai toujours de cette sensation.
Ce frisson amer qui parcourt mon échine à chaque fois que je passe le seuil de la maison. Il y a douze ans, sur ce même seuil, je pleurais toutes les larmes de mon corps. L'eau salée glissait le long de mes joues, jusqu'au cardigan de maman. Son bel habit couleur lavande se retrouvait parsemé, ici et là, de tâches conséquentes.
« Allons, allons, me disait-elle en passant la main dans mes cheveux. Ne pleure pas, mon ange. C'est fini. »
Mais j'avais envie de pleurer. Pour la première fois de ma vie, je n'avais pas envie de faire ce que maman disait. Je voulais laisser tomber mes larmes, crier ma rage sur tous les toits, montrer au monde la place vide dans mon cœur.
Le cœur serré, je ferme la porte, retire mes chaussures, et jette un œil au salon. A travers les murs fins, je distingue les reflets de la télévision. Une voix enjouée finit de présenter un programme. Une silhouette est assise face au poste télévisé, l'air captivé.
« Ryuji, m'interpelle sa voix. C'est toi ? »
« Oui », répondai-je avec mécanisme.
Le pas trainant, j'entre dans la cuisine, afin d'y déposer deux sacs de courses.
« Qu'est-ce que tu as acheté, chouchou ? »
« De quoi faire le repas de ce soir, et celui de demain midi. Je me lèverai tôt demain pour aller chercher ce qu'il manque. »
« Il manque des choses ? »
« Des épices et des nouilles, expliquai-je en disposant sur le comptoir des tomates et du maïs. Les rayons : complètement vides. »
« L'heure de pointe, commenta-t-elle. Et du saumon, t'as pris du saumon ? »
« Non. »
« Pourquoi ? »
« J'ai oublié. »
Tout en parlant, j'ai vidé le contenu des sacs et sorti la planche à découper. Je nouds mon tablier à ma taille en vitesse. Je brandis quelques légumes, puis me retourne pour les présenter.
« Je pensais faire une salade pour ce soir. Ça te va ? »
Maman détourne ses yeux de la télévision pour les poser sur moi. Sous ses mèches blondes désordonnées, elle m'offre un sourire radieux.
« Parfaitement. »
Je lui rends son sourire, puis m'applique à la tâche. Une fois fini, je nous sers deux bols accompagnés de verres d'eau que j'emmène à table. Dans le petit salon qui sert aussi de salle à manger, nous nous souhaitons bon appétit avant d'engloutir notre repas, à la lueur de l'écran télévisé. Un ventilateur balaye la pièce, branché dans le coin. Des fois, je me dis que c'est à ça que ressemble le bonheur : Maman et moi, dégustant un repas préparé par mes soins, devant la télévision du salon un soir d'été.
En fond, la voix d'une envoyée spéciale rapporte, après un énième reportage sur la hausse du yen :
« ...et c'est durant la soirée que, après un mois et douze jours, le verdict est tombé concernant le crime commis par Asako Natsume : trente ans de prison ferme pour la jeune fille de dix-huit ans, ancienne lycéenne ayant assassiné de sang-froid une amie proche. Son acte, qualifié selon elle-même de "crime passionnel", n'en reste pas moins très grave, et la justice... »
J'ai levé les yeux de mon bol pour porter attention à ce qui se dit. L'affaire a fait le tour du pays, mais il y a bien longtemps que je n'en avais plus entendu parler. Cette histoire n'est pas singulière pour les médias ; presque chaque jour, on annonce un crime, une vague de suicides ou des catastrophes climatiques. On s'y habitue, presque.
Voilà pourquoi maman ne relève même pas les yeux suite à cette annonce, avec laquelle je suis étroitement lié. Elle mâche ses légumes verts, avant de me regarder.
« Tu sais, j'ai vu des orchidées ce matin. Ton père adorait m'en acheter. »
J'ai un froissement au cœur. Les lèvres pincées, je mélange les restes de mon bol en fixant le fond. Maman attrape sa bouteille de vin bon marché, se remplissant un bon verre.
« Pourquoi il est parti ? »
La blonde repose ses yeux sur moi, interpellée par ma question. Le regard dans le vide, je fixe la télévision sans vraiment la regarder.
Maman se mord la lèvre. Puis, avec un sourire, elle hausse les épaules.
« Comme ça. Tu sais, je ne l'ai jamais vraiment compris. »
Elle fait tournoyer le vin dans son verre. Maman fait souvent ça lorsqu'elle est préoccupée : boire du vin. Mais, alors qu'elle allait le porter à ses lèvres, elle se stoppe.
« Ryuji, soupire-t-elle. Est-ce que je suis une bonne mère ? »
Je me tourne vers elle. Accoudée à la table, elle repose sa joue dans sa paume de main, l'air ailleurs. Aussitôt, je repose mon bol de salade, et viens abaisser sa main - celle qui tenait le verre.
« Evidemment. Evidemment que tu es une bonne mère. Je n'en ai jamais douté. »
Elle pose ses yeux noisettes sur moi, et je lui souris. C'est drôle comment personne, à première vue, ne se doute que je suis son fils. On est très différents. Quand je vais à son bar d'hôtes pour la chercher en cas de besoin, on me prend toujours pour un client. A l'inverse, quand Maman se pointe au lycée, je me prends des remarques gênantes du style "elle est mignonne ta petite copine !". C'est en partie dû au très jeune âge de Maman. Bref.
Elle me sourit, et éloigne son verre de vin. D'un coup, elle retrouve sa gaieté habituelle.
« Merci mon cœur, tu es adorable. »
Une vibration me fait légèrement sursauter. Ça vient de mon téléphone. Je fouille ma poche pour le sortir, et lis l'écran.
Un message de Taiga.
"tu dors ?"
Maman ne loupe aucuns de mes actes. Les yeux légèrement plissés, elle me passe au scanner.
« Qui c'est ? »
« Quelqu'un que j'aime bien. »
« Ouh, siffle-t-elle avec un sourire. Une petite copine ? Ou un petit copain ? »
« Non mais n'importe quoi », dis-je tout en tapant simultanément ma réponse à Taiga : "non".
« Tu sais que tu peux me le dire si tu as quelqu'un en vue, continue sans démordre Maman. Je peux te conseiller ! Tu sais, les préservatifs sont... »
« Oh mon Dieu, n'en dis pas plus s'il-te-plaît ! »
Taiga a envoyé deux nouveaux messages :
"cool."
"on s'appelle ?"
« Haha, je te taquine chouchou. »
« Oui c'est ça, dis-je en appuyant sur l'icône de téléphone. Je vais passer un coup de fil, je reviens. »
« Prends ton temps, me dit Maman en me regardant me lever. Tu sais, avec ta moitié... »
Je lève les yeux au ciel, mais ne peux m'empêcher de sourire à la plaisanterie de Maman. Elle a toujours été comme ça, toujours très souple avec moi. Je l'adore, ne serait-ce que pour tout ce qu'elle a fait depuis toutes ces années. Je sors du petit salon, et Maman reporte son attention à la télévision en sirotant son vin.
« Allô ? »
« Pas trop tôt crétin, me répond Taiga à l'autre bout du fil. Pour une fois que tu réponds vite aux messages. »
« Bonsoir à toi aussi, Taiga. » dis-je avec un regard blasé, entrant sur le balcon extérieur.
Taiga soupire dans mon oreille. Je me retourne pour fermer la porte vitrée dans mon dos.
« Il y a un problème ? » demandai-je.
« Nan. »
« Pourquoi tu m'appelles alors ? »
« Je suis sensée t'appeler que lorsque j'ai besoin d'aide ? J'aurais appelé la police, comme tout le monde. »
« Pas la peine de t'emballer, dis-je avec le sourire, m'accoudant à la rambarde du balcon. Nathaniel appelle bien Sucrette lorsqu'il est blessé. »
« On est pas dans un film. »
« C'est un jeu vidéo. »
« A quel genre de jeu tu joues toi ? »
« Le genre histoire d'amour au lycée. J'ai pécho plus de mecs en un an que toi en une seule vie. »
« Haha, hyper marrant. Qui aurait cru que le grand Ryuji était un romantique. »
Je souris et lève les yeux vers le ciel étoilé.
« Je suis plein de ressources, tu serais surprise. »
Dans mon oreille, je crois entendre Taiga pouffer. Elle se reprend après quelques secondes :
« T'es vraiment un crétin. Je l'ai su dès l'instant où t'es entré dans la classe. »
« C'est moi le crétin, mais c'est toi qui m'appelles sans raison. »
« Je t'appelle pas sans raison. »
« Pour quoi, alors ? »
« Pour rien. J'avais juste envie d'entendre ta voix. »
Un instant, je sens mes joues chauffer. Mais je n'en prends pas compte, baissant les yeux sur l'immeuble d'en face. Je crois voir mon reflet sur la fenêtre des voisins.
« Au fait... Merci. » ajoute Taiga dans le combiné.
« Merci ? De ? »
« De m'avoir sauvé, ce jour-là, explique-t-elle. Je l'ai pas avoué aux autres, mais pendant un instant, j'ai vraiment cru y passer. »
Je me gratte la nuque. Je ne sais pas pourquoi d'un coup, je me sens embarrassé.
« Bah, c'est rien. »
« Roh, je t'en prie, dit-elle un brin sarcastique. Ça t'arrive pas tous les jours de sauver des vies, Monsieur Le Modeste. »
« Ni de t'entendre dire 'merci', je t'avoue. »
Taiga reste à nouveau silencieuse. Je ne la vois pas, et pourtant je suis persuadé qu'elle est actuellement en train de sourire.
« Tu as changé, Ryuji, depuis notre première rencontre. »
« Vraiment ? J'imagine que j'ai pris du poil de la bête, avec tous ces évènements. »
« Même pas. C'est grâce à moi. »
Je plisse les yeux, mais un sourire étire mes lèvres.
« On dirait que j'ai trouvé plus modeste que moi, tiens. »
« Peut-être bien. Alors, ça fait quoi de se faire battre à pleine couture ? »
Je ne peux m'empêcher de rire un peu après sa remarque. Taiga semble suivre, elle aussi. Je me reprends après un temps :
« Merci, vraiment. »
« De ? Je t'ai pas sauvé la vie à ce que je sache. »
« Pas exactement, mais tu m'as aidé. »
« J'ai fait ça, moi ? A quelle heure ? »
« Dès l'instant où tu as pris en compte ma requête envers Minori. »
Taiga reste silencieuse, me laissant continuer.
« Au final, tu m'as bien plus aidé que prévu. C'est grâce à toi que je suis sorti de sous les gradins. Que j'ai surmonté le regard des autres. Que je me sois fait autant d'amis en une année scolaire. Les gens avaient raison, sur ton site ; tu aides vraiment les gens. »
Je baisse les yeux sur les voitures en contrebas, qui passent sans cesse sous nos fenêtres.
« Rien que pour ça, je dois te dire merci. »
Taiga semble chercher ses mots. Puis enfin, elle sort :
« T'es vraiment un idiot, Ryuji. »
« Je sais. Mais avoue que tu m'aimes bien ? »
« C'est ça, dans tes rêves oui. »
Je souris pour moi-même. Mais instantanément, je suis pris d'un immense élan de tristesse.
« Tu vas me manquer l'année prochaine, Taiga. »
Quelques secondes plus tard, elle me dit à son tour :
« Toi aussi tu vas me manquer, Ryuji. »
Le silence. On n'entend même plus le bruit des voitures.
« Mais on se reverra, n'est-ce pas ? » me dit-elle.
« Evidemment ! »
« En appel, les week-ends, les jours fériés, les vacances ? »
« Quand on a des heures de trou. »
« Quand l'un de nous se sent mal. »
« Quand l'un de nous se sent bien. »
« Quand on organisera des sorties avec Sumire, Koji, Ami et Yusaku. »
« Au cinéma. »
« Au parc. »
« Les journées ensoleillées. »
« Les jours de pluie. »
« Au départ de notre voyage autour du monde. »
« Wow, là tu t'emballes. »
Je me mets à sourire, et lever les yeux. Les étoiles ne m'ont jamais parues aussi magnifique cette nuit-là.
« Alors, à plus tard, Taiga. »
« A plus tard, Ryuji. J'ai hâte de faire ce tour du monde avec toi. »
« Moi aussi. »
Une seconde plus tard, on a tous les deux raccroché. J'écarte mon combiné de l'oreille, souriant en regardant le contact de Taiga. Dans deux jours, une semaine, un mois ou un an, on se retrouvera. Et à ce moment-là, je lui dirais quelque chose d'important.
L'esprit léger, et le cœur battant, je contemple les étoiles pendant de longues minutes. Je ne me doute pas qu'à quelques rues plus loin, Taiga les observe de la même façon. Le sourire aux lèvres, je tourne les talons pour rentrer me coucher.
*
" Tu souriais aux étoiles et je me perdais dans tes yeux.
La Lune te faisait vibrer.
Tu n'avais d'yeux que pour elle, c'en était limite flippant.
Et j'avais ri quand tu avais parlé de la rejoindre.
- Tu sais pourquoi le ciel est beau ? Parce qu'il reflète ton regard passionné, et toute ton âme avec. "
Assise sur son balcon, Taiga referme son carnet de notes.
Ouvre les paramètres du Lucky Ones.
Et désactive le site.
Fin.
Merci d'avoir lu <3
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top