Chapitre 41
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Adaryn ouvrit difficilement les yeux le lendemain matin, trop profondément empêtré dans la toile collante du sommeil. Son corps lui parut lourd, sa tête brumeuse et son esprit encore éteint. Il lui sembla n'avoir jamais si bien dormi depuis des lustres, et il crut un instant qu'il ne parviendrait jamais à se dépêtrer de l'emprise du dieu Somnus : quelque chose d'enivrant l'attirait malgré lui vers les limbes de l'inconscience, et le poids qui pesait sur son torse ne semblait pas disposé à le laisser se débattre.
Il tiqua, et ses paupières se soulevèrent enfin. Il lui sembla qu'une éternité s'écoula avant qu'il n'émerge, que son cerveau ne parvienne à enclencher à nouveau ses pensées, ses réflexions. Lorsqu'il fut plus ou moins opérationnel, il fut capable de baisser lentement les yeux vers le visage endormi qui gisait sur lui. Aussitôt, un sourire qu'il ne contrôla pas étira ses lippes, et Somnus lui décocha un rictus malicieux, dans l'ombre des rideaux.
Le noiraud s'accorda quelques minutes pour observer le bleuet assoupi entre ses bras, pour caresser tendrement ses cheveux, profiter du silence et de sa présence. Puis son regard dériva vers les fenêtres, et il fronça les sourcils, étonné de voir que le soleil brillait déjà de tout son éclat. Un rapide coup d'œil vers l'horloge lui confirma la chose : il avait raté l'aube, et ce depuis quelques heures déjà. Étrange.
Il n'eut toutefois pas le temps de questionner son corps que la jolie fleur bleue lovée contre lui fut libérée de l'étreinte du dieu du sommeil. Le blond plissa du nez, dérangé par les rayons du soleil qui filtraient dans la pièce. Un grognement lui échappa, et Adaryn tira sur la couverture dans l'optique de protéger son plus précieux trésor de cette lumière aveuglante. Sans crier gare toutefois, et alors qu'un rayon s'échouait toujours gracieusement sur lui, Azriel rouvrit les paupières, et toutes les couleurs de leur jardin secret firent pâle figure face à celles qui dansèrent dans ses yeux. Le noiraud en perdit les pédales, et rectifia ses pensées précédentes, bouche-bée. Il s'était levé juste à temps pour admirer l'aube.
Son aube.
— Oh...
Le blond n'entendit pas le souffle du plus grand. Comme piqué par une abeille, il se redressa soudainement, fixant les rideaux. Il repoussa les couvertures comme pour se lever, prêt à coller son nez contre le verre froid. Lorsqu'il vit les rayons du soleil toutefois, il se laissa retomber en travers du matelas, les bras écartés de part et d'autre de son corps, en étoile de mer.
— Mais quand est-ce que je gagnerai, bon sang...
Adaryn se tourna sur le côté droit pour observer le visage de celui qui se trouvait désormais loin de lui, de travers dans le lit. Il le questionna du regard, sans comprendre, et Azriel émergea enfin. Il observa le noiraud, et les évènements de la veille lui revinrent en mémoire comme autant de pétales de fleurs flottant au vent. Lorsque leur dernier baiser s'imprima dans son esprit, il vira au cramoisi et tira la couverture sur son visage, le cœur battant à tout rompre. Le Roi Puissance se trouvait dans son lit, et il n'avait aucune idée de ce qu'il était supposé faire désormais. « Bonjour » ? « Bien dormi » ? Que dire ? Que faire ? Il bafouilla :
— Hm, bonjour aussi... Le... soleil. On fait la course tous les matins. Enfin pas vraiment, je n'ai plus huit ans. Mais, je... j'espère encore qu'un jour j'arriverai à me réveiller à temps pour voir l'aube. Toute l'aube. De la nuit noire jusqu'au jour complet.
Mort de honte, il prit la poudre d'escampette et roula sur le côté, partant toujours plus à l'horizontal du matelas. Leurs corps furent presque capables de former un angle droit tant le bleuet s'éloigna. Adaryn ne fit qu'en rire, se redressant dans le lit. Il leva d'abord les bras au-dessus de sa tête pour s'étirer, puis décida que le sommeil pesait encore trop sur ses paupières. Il plongea alors en avant, et se glissa sous la couverture, rejoignant sa fleur bleue et l'emprisonnant à nouveau entre ses bras.
Sans un mot, il embrassa sa joue, puis son épaule. Il s'écrasa légèrement sur lui, se maintenant sur un coude, perdant sa main libre dans ses cheveux blonds. Azriel chassa alors ses craintes et enroula ses bras autour de lui, déposant délicatement ses mains contre son dos, et le sentant presque fondre contre lui aussitôt. Il pouffa sans méchanceté, puis relâcha tout l'air contenu dans ses poumons, se détendant à son tour. Ils restèrent ainsi quelques secondes, dans un silence apaisant qui, sans surprise, ne fut brisé que par la curiosité insatiable du cadet.
— Alden n'est pas venu nous réveiller plus tôt ?
— Aucune idée, j'viens d'me réveiller aussi.
Azriel eut un long temps de latence, étonné par la voix et le ton du Roi. Sans qu'il ne puisse l'expliquer rationnellement, le blond jura que la couronne et la royauté n'avaient pas encore teinté son esprit et ses paroles. Il avait sous les yeux Adaryn dans sa plus grande simplicité, être humain groggy par le sommeil, déboussolé par les sortilèges du dieu Somnus. Le bleuet sentit son cœur se serrer en l'observant, le trouvant plus beau encore qu'à n'importe quel instant de la journée, plus majestueux qu'à n'importe quelle autre occasion. Puis son cerveau mollasson fit enfin les connexions nécessaires, et il fronça les sourcils.
— Vous avez manqué l'aube ?
— Non.
— Vous vous êtes rendormi ici, alors ? J'aurais cru que je me réveillerai seul, ce matin.
Le noiraud secoua la tête et le Conseiller resta muet, dans le flou. Adaryn ne lui expliqua rien, se contentant de l'attraper par la taille pour le faire pivoter et inverser les positions. Le bleuet s'installa confortablement, s'étalant sur le magnolia de tout son long. Un sourire étira les lippes de ce dernier, alors que l'expression sur son visage se faisait plus douce : Azriel n'en loupa pas une miette et en oublia toutes ses questions. Du moins, presque toutes...
— Alden n'oublie jamais de venir me réveiller. Je suis sûr qu'il nous a vus...
— Ça vous dérange ?
— Non, du tout. Je crains juste qu'il me taquine toute la journée.
— C'pas pour ça que j'm'inquiéterais, à votre place.
— Hein ?
L'ainé tapota avec malice le cou de son cadet, un sourire goguenard plaqué au visage. Azriel n'eut pas le temps d'écarquiller les yeux qu'Adaryn roula sur le côté, le surplombant à nouveau, et se penchant vers lui pour embrasser l'œuvre d'art qu'il avait créée sur son épiderme, la veille. Azriel frissonna, fermant les yeux, des souvenirs plein la tête. Il s'autorisa une seconde de silence avant de murmurer :
— Ça se voit beaucoup, hein ?
— Mh. Assez pour que tout le monde sache que vous n'êtes pas une fleur à cueillir.
— Oh, Lyan va se foutre de moi toute la journée...
— Mh-mh. Fort probable.
— Je vais mettre une écharpe.
— C'pas drôle si vous faites ça...
— Je ne compte pas me tourner en ridicule juste pour votre petit plaisir personnel, Oriens. Imaginez un peu de quoi je vais avoir l'air si je me trimballe comme ça toute la journée...
— C'pas moi qui vais vous dire non, hein...
— Vous m'aidez pas, là.
— C'est l'but.
— J'vais vous faire manger des chouquettes par le nez. Je rigole pas.
— Pourquoi tant de haine, dès le matin...
— C'est votre faute.
— Moi ? Mais j'ai rien fait, pourtant. J'vous donne juste mon humble avis.
— Mais bien sûr... Je sais pertinemment que vous êtes fier de vos bêtises.
— Vous n'étiez pas moins content que moi, il me semble, mh ?
Le plus jeune ouvrit la bouche pour protester mais ne trouva rien à redire – et Adaryn ne cacha pas la fierté qu'il éprouva d'avoir réussi, enfin, à lui clouer le bec. Le bleuet piqua donc un fard et croisa les bras, tournant le dos à son ainé comme pour signifier sa contrariété. Il grommela des mots que lui seul put comprendre, avant d'être tiré vers l'arrière. Son dos rencontra le torse d'un magnolia joueur et visiblement bien décidé à profiter de la moindre étreinte qu'ils pourraient partager avant de quitter le lit : il l'entoura à nouveau de ses bras, et nicha sa tête contre son cou, déposant quelques baisers à nouveau.
Azriel oublia rapidement ses caprices et vint se blottir contre lui à nouveau, tout aussi ivre de ces contacts physiques. Un silence plana alors, délicat, léger. Ils en profitèrent pour lier leurs doigts, observant leurs mains, leurs sourires, leurs yeux. Puis, dans un murmure délicat, la fleur bleue céda quelques mots qui arrachèrent un énième sourire à son ainé.
— Je crois que c'est la première fois que je dors si bien depuis que je suis arrivé ici.
— Je crois que c'est la première fois que je dors si bien depuis des lustres.
Azriel n'en fut que très légèrement étonné. Il ne fit rien remarquer, et décida plutôt de fuir les questions qui s'entremêlèrent dans son crâne pour ne se concentrer que sur le moment présent, pas certain de pouvoir partager une nouvelle nuit avec de son magnolia de sitôt. Il se lova donc davantage contre lui, emmêlant ses jambes aux siennes. Puis il soupira d'aise, et ferma les les yeux, profitant simplement de l'étreinte que le noiraud lui offrait, dans un silence qui semblait hurler bien plus de choses que des mots n'auraient pu le faire. Ils restèrent ainsi de longues minutes, peut-être même une heure entière. Ils ne firent pas attention au temps, trop occupés à osciller entre le sommeil et la réalité, aussi apaisés l'un que l'autre. Seulement, en posant ses yeux sur l'horloge, Adaryn brisa leur petit moment de quiétude en chuchotant, et le cadet le coupa avant même qu'il ne puisse finir sa phrase.
— Il faut qu'on descende manger, Azri...
— On est vraiment obligés ?
— Si vous ne voulez pas avoir l'air encore plus louche avec votre marque dans le cou, oui. Enfin, je dis ça pour vous, c'est pas moi que ça dérange...
Le blond roula des yeux, faussement agacé. Puis il grogna dès lors qu'Adaryn tenta de s'écarter de lui, s'accrochant à son cou et refusant catégoriquement de le laisser s'échapper. L'ainé ricana et se redressa sur les coudes, le regard brûlant. Il lui glissa alors à l'oreille quelques mots qui, comme par magie, le firent changer d'avis.
— Vous voulez que j'm'amuse avec l'autre côté, mh ?
Azriel plaqua une main sur le côté encore immaculé de son cou, puis bondit du lit, soudainement décidé à se lever. Il fila vers son armoire en quatrième vitesse, protégeant sa peau en ronchonnant à voix basse. En riant, Adaryn marcha jusqu'à la porte dérobée qui séparait leurs deux chambres ; il s'appuya contre l'embrasure, les bras croisés, le regard rivé sur le blond qui l'amusait grandement. L'intéressé tourna la tête vers lui tout en pestant contre la veste trop large qu'il portait toujours, puis il se stoppa net, rougissant violemment lorsqu'il se rendit compte que les yeux brûlants du Roi ne le quittaient pas. Il alors fixa le sol, soudain bien plus passionnant, puis fit mine de fouiller à nouveau dans ses affaires.
— Je descends le premier. Si on débarque tous les deux, même Hywell va vous charrier.
— Mh-mh ! De toute façon le temps que je trouve quoi me mettre, vous aurez fini de manger. Votre veste est nulle. Elle m'empêche de...
— Elle vous va bien, pourtant.
Azriel se figea. Adaryn fit alors quelques pas vers lui, attrapant ses bras pour retrousser lentement les manches qui bloquaient ses mouvements. Il l'embrassa ensuite sur le front et s'éclipsa en silence, comme il savait si bien le faire. Azriel resta immobile quelques secondes, les mains bloquées dans les airs, puis un sourire niais vint décorer son visage. Il fila alors dans la salle de bain en souriant, ravi d'avoir pu passer la nuit aux côtés du noiraud, heureux de s'être réveillé avec lui.
Il s'amusa longtemps avec l'eau sous la douche puis vint nouer ses cheveux à l'aide d'un simple ruban. Il s'habilla rapidement, tentant de cacher la marque dans son cou avec un collier en tissu assez large, puis quitta sa chambre, laissant tomber un coquelicot de la poignée. Il se demanda quelques secondes si Adaryn avait pu l'y déposer, puis il en vint à une conclusion négative : Alden était celui qui avait accroché la petite fleur sur la porte, il en était certain.
Il descendit donc les marches en se pressant et entra timidement dans la salle du repas. Le Roi était déjà assis à sa place, absorbé dans la contemplation de l'extérieur, tandis qu'Ehann et Hywell se cherchaient encore des noises. Mendel discutait dans le vide, n'obtenant que de vagues réponses de son souverain, visiblement concentré sur autre chose, et Frewen restait silencieux, comme à son habitude. Le jeune homme aux cheveux rouges ne disait rien non plus, se contentant de sourire malicieusement tout en sirotant son verre, cherchant à masquer sa bouche qui trahissait son expression des plus équivoques. Seul Lyan parla pour accueillir son cadet, le gratifiant d'un regard pétillant.
— Bien dormi, la marmotte ?
Le blond acquiesça et tenta d'éviter le sujet, se détendant légèrement lorsqu'il se rendit compte que la marque sur son cou ne se trouvait pas du côté du rouquin. Il put donc se relâcher quelque peu, gardant tout de même son attention focalisée sur son collier, veillant à ce qu'il reste bien en place. Il commença à prendre son petit-déjeuner sans un mot, puis son esprit divagua, inéluctablement attiré par les couverts devant lui, par les bougies du lustre et par le paysage, au-delà des vitres. Mais Lyan le ramena sur terre bien vite, avec peut-être trop peu de délicatesse, quand bien même il ne fit que poser une question d'apparence anodine.
— Au fait, où étais-tu hier soir, Riel ?
— Sur le balcon arrière, le tout petit qui donne sur la forêt. Pourquoi ?
— Rien de bien méchant. Nous t'avons cherché partout, avec Frewen. J'ignorais que tu aimais te rendre sur ce balcon, mais je songerai à te chercher là-bas, à l'avenir.
— Pourquoi est-ce que tu me cherchais ? Quelque chose ne va pas ?
— Oh, non. J'étais simplement un peu inquiet de ne pas te trouver. Le Roi n'était pas avec toi, alors à la nuit tombée, je préfère te savoir dans ta chambre et en sécurité. On ne sait jamais ce qui rôde dehors, et puis, sans surveillance, on ne sait jamais ce qui peut t'arriver, ni ce que tu peux bien inventer.
Azriel fut incapable de retenir la grimace qui déforma ses traits. Sa main se stoppa dans les airs, alors qu'il portait sa cuillère vers sa bouche, et son regard fut traitre de la colère qu'il chercha à réprimer, agacé par ce que son ami venait de lui dire. Il garda tout de même son sang-froid, et fit preuve d'une étonnante placidité pour lui répondre.
— Tu sais, Lyan, je n'ai plus trois ans. Je te remercie de t'inquiéter pour moi, mais je suis capable de m'occuper de ma propre personne.
Le roux ne cilla pas. Son visage ne bougea pas d'un pouce, et l'expression douce qu'il avait affichée quelques minutes plus tôt se figea comme pour ne pas céder la place à la légère contrariété qui dégoulina dans les mots qu'il prononça avec flegme.
— J'en ai bien conscience. Toutefois, et si tu me le permets, je pense avoir le droit de m'inquiéter. La discussion assez houleuse que nous avons entretenu la dernière fois m'a laissé assez perplexe quant à ta loyauté concernant tes obligations.
— Tu doutes de moi ?
— Je ne doute pas de toi en tant qu'être humain, Azriel. Tu as toujours ma pleine confiance sur un milliard de sujets, et je te confierai ma vie sans hésiter s'il le fallait. Tu as ma loyauté la plus profonde, sois en certain.
— Mais tu ne me fais pas confiance sitôt que tu ne m'as plus à l'œil.
— Je ne doute pas de toi, je me méfie de tes sentiments. Ils sont parfois plus puissants que toi, Azriel, et j'ai le pressentiment qu'ils faussent trop souvent tes jugements. Mais le petit-déjeuner n'est pas l'endroit pour parler de tout cela, alors nous en rediscuterons plus tard.
Le Conseiller repoussa son assiette avec humeur, dépité par ce qu'il venait d'entendre. Une part de lui fut contrariée au possible, vexée par le manque de confiance de son ami, et mise en rogne face à l'injustice de la situation. Mais l'autre fut forcée de donner entièrement raison à Lyan : la dévotion d'Azriel envers la mission confiée par le Roi Orbis était de plus en plus fragile. L'amour qu'il portait à Adaryn l'écartait de ses obligations, et la dispute qui avait éclaté entre Lyan et lui en était la preuve.
— Alors quoi ? Tu vas encore me dire de penser avec ma tête et de grandir ? Tu vas encore me dire que je dois arrêter de me croire dans un conte de fée ?
— Azriel, du calme. Je t'ai dit que le repas n'était pas l'endroit pour cette conversation.
Face au léger haussement de ton, Alden tourna la tête vers eux et arqua un sourcil, questionnant les deux compagnons du regard. Lyan le gratifia d'un sourire apaisant, mais Azriel ne se donna pas la peine de feinter quoi que ce soit : il baissa légèrement la tête, et son regard se fit plus sombre, comme si le jour avait cédé place à la nuit. Sa mauvaise humeur se fit sentir jusqu'en bout de table, où un magnolia distrait émergea enfin de son petit monde pour fixer sa fleur bleue, curieux.
— À t'entendre, ce n'est jamais le bon moment pour discuter dès lors que j'ai un avis contraire au tiens.
— Azriel, il suffit, s'il te plait.
— Non, il ne me plait pas, non.
Sans crier gare, le bleuet se leva et quitta la table, conscient qu'il ne retiendrait sans doute pas ses mots s'il poursuivait cette conversation, et qu'il lui valait mieux éviter de s'agacer devant le Roi Puissance et ses plus proches alliés. Il s'excusa poliment, puis tourna les talons et claqua la porte derrière lui. Adaryn voulut quitter sa chaise presque aussitôt, mais Lyan se racla la gorge et lui lança :
— Votre Altesse, c'est inutile. Je pense que le Prince a besoin d'être seul, ce matin. Il a l'air de s'être levé du pied gauche, veuillez l'excuser.
Un rire froid s'échappa d'entre les lèvres du monarque, mais il se retint de nier l'information, ne voulant pas crier sur tous les toits qu'il avait passé la nuit dans le lit de son bleuet et qu'il s'était éveillé de très bonne humeur – non pas qu'il n'en eut pas l'envie, au contraire, mais il préféra ne pas mettre Azriel dans l'embarras. Il croisa donc les jambes et s'enfonça dans son siège, un sourcil arqué, l'air méfiant. Il ne pipa mot, et se contenta d'observer la situation sans tenter d'intervenir. Il concéda même un point à Lyan : Azriel semblait réellement avoir besoin de s'isoler.
— Quelque chose l'a mis en rogne ?
— Ne vous en faites pas, Alden. C'est un sujet assez sensible entre lui et moi, mais nous prendrons le temps de mettre les choses à plat dès que possible. Veuillez excuser son comportement, il a parfois du mal à suivre les étiquettes.
Lyan afficha un sourire qui eut l'air sincère pour tout le monde, mais qui ne gagna pas ses yeux, et qui ne sembla pas convaincre Ehann. Le Général n'osa pas faire la moindre remarque, mais il se fit promettre d'aller trouver le roux sitôt le repas terminé, désirant comprendre cette ambiance étrangement électrique entre le Prince et lui.
— Merci pour votre inquiétude, mais ne vous en faites pas, les choses rentrerons dans l'ordre. Les choses rentrent toujours dans l'ordre.
Ils hochèrent la tête, puis le repas reprit son cours sans plus qu'Ehann et Hywell ne se chamaillent. Adaryn fut le premier à s'éclipser, partant à la recherche de son bleuet. Il le trouva dans les jardins, assis sur un banc, les genoux remontés contre son torse. Il ne s'approcha pas de lui et se contenta de le garder à l'œil de loin, lui laissant la solitude dont il avait besoin.
Azriel rumina alors de longues minutes durant, marmonnant parfois tout seul, et jetant de temps à autre des cailloux devant lui, agacé. Il n'aimait pas ce climat froid entre Lyan et lui, il détestait le conflit et ne se savait pas capable de faire la tête bien longtemps. À dire vrai, il n'était pas réellement en colère contre le roux, mais plutôt contre son raisonnement. Le véritable Prince campait sur ses positions, et restait impassible : depuis leur dernière dispute, il n'avait pas changé d'avis, et restait convaincu qu'il leur fallait accomplir leur mission pour garder la vie sauve. Mais le plan établi par le Roi Orbis semblait plus irréalisable chaque jour, à mesure que le cœur du bleuet s'enivrait du majestueux magnolia qui fleurissait sous ses yeux. Et Lyan refusait de comprendre, ou du moins, d'y réfléchir.
Il ne songeait qu'avec sa tête, car trop effrayé par l'idée de réfléchir avec son cœur. Il se savait lui-même trop faible face à ses sentiments, et préférait ainsi raisonner le plus factuellement possible pour ne pas se laisser emporter. Azriel se demanda un instant si Lyan n'était pas sur le point d'emprunter la même voie que son père : celle d'un être humain sans cœur, d'un monarque insensible. Comment pourrait-il un jour prétendre au trône de la Sixième Dynastie s'il reniait tout ce qui composait l'essence même de cette dernière ? Comment pourrait-il honorer et représenter la Sensibilité s'il s'interdisait toute forme d'émotivité ?
Évidemment, il lui valait mieux ne pas se laisser gouverner par ses sentiments. Mais régner sans une once d'émotion ne le mènerait sans doute que vers la même tyrannie qu'exerçait son père. Le trône de la Sensibilité était sans doute l'un des plus difficiles à manier. Azriel en eut presque le vertige.
Un soupir lui échappa alors que ses yeux se posaient au loin, sur un point de nature dénué de toute fleurs. Il fronça les sourcils et quitta son banc, marchant vers ce carré d'herbe étonnement vert, au milieu de milliers de couleurs. Il remarqua un petit panneau de bois, sur lequel des lettres avaient été autrefois gravées, puis raturées. Il parvint tout de même à lire : anémones.
— Oh.
« Offrir des anémones à quelqu'un démontre une volonté de protection, une envie d'aider à surmonter les moments difficiles ». Azriel eut un bref écho de sa légère altercation avec Adaryn à ce sujet ; il revit la colère qui avait bouillonné en lui, et songea aux longs jours qui s'étaient écoulés sans qu'ils ne s'adressent la parole. Surtout, il repensa à sa périlleuse quête, sa recherche des fleurs de lys afin de s'excuser. Puis, une phrase énigmatique : « Accepte les anémones ». Le blond se demanda ce que le vieux Masul avait tenté d'insinuer.
Il eut surtout d'autres réminiscence du bijoutier, quelques bribes de phrases qui le firent toujours plus réfléchir quant à son meilleur ami. « Papy dit toujours que les gens qui n'ont pas un cœur bon sont ceux qui suivent les règles à la lettre. Ceux qui ont laissé les autres teinter leur vision du monde et, doucement, colorer de gris leurs cœurs ».
Il ne comprenait pas ces mots. Ou peut-être ne voulait-il pas les comprendre. Lyan n'avait pas un mauvais fond, ni un cœur « gris », il était simplement parfois trop attaché au protocole : il obéissait sans discuter les ordres reçus, il suivait les directives sans jamais questionner l'autorité qui les lui donnait. Il avait été élevé pour satisfaire, pour se conformer aux attentes de son père, de la Dynastie, de l'Ordre. Et aujourd'hui, il ne semblait être plus qu'une poupée de chiffon incapable de laisser parler son cœur. Seule sa tête s'exprimait, et cette dernière avait été programmée pour penser d'une certaine façon.
« C'est ceux qui suivent l'effet de groupe aussi, et qui ont tendance à laisser les autres leur bander les yeux sans même rechigner ». Lyan était un être humain affectueux, attentionné et serviable. Mais son père avait placé sur ses yeux un masque de soie : le roux ne voyait pas le monde avec ses propres yeux, il observait tout avec la vision que lui avait imposée son géniteur. Et ce point précis pouvait être confirmé très tôt dans son enfance. Au contraire d'Azriel, il n'avait jamais ouvert de conte de fée, jamais cru aux hommes volants, et n'avait jamais eu le droit de croire en la magie. Il avait toujours songé comme un adulte.
Le bleuet réalisa avec un pincement au cœur que Lyan n'avait jamais changé, et qu'il se comportait aujourd'hui toujours comme durant leur enfance. Il n'eut donc pas besoin de questionner bien plus longtemps la nature de ces conflits qui naissaient entre eux, ces derniers temps : Lyan était le même qu'à son arrivée à Imperium. Azriel, en revanche, n'était plus cette ombre silencieuse derrière le Prince.
Il était désormais une plante en pleine floraison, un jeune homme qui se découvrait lentement. Il apprenait à user de sa voix pour lui-même, à se forger son propre avis, et même à questionner les ordres qui lui étaient donnés. Il observait le monde à sa manière, sans laisser qui que ce soit teinter sa vision. Il était maitre de ses pensées, et laissait son cœur parler.
Inéluctablement, jour après jour, cette personnalité qu'il se forgeait l'opposait à la rigidité de Lyan, et ce conformiste flegmatique s'écrasait désormais contre un esprit de plus en plus réfractaire, houleux. Azriel sortait progressivement de la prison mentale dans laquelle le Roi Orbis avait toujours tenté de le garder en captivité, tandis que Lyan semblait s'y accrocher corps et âme.
Et entre eux se dresseraient bientôt les barreaux de fer qui de les diviseraient à jamais...
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ptdrrr finalement j'ai recorrigé ce chapitre ce week-end, et j'en suis enfin satisfaite ! il a doublé de taille et sans doute que je repasserai encore dessus plus tard, mais pour l'instant il me plait, alors je vais pouvoir me concentrer sur la suite de la correction !
on se retrouve tout bientôt, je vous tiens au courant sur Instagram <3
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