Chapitre 15


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— Adaryn ?

Azriel avala sa salive de travers lorsque les yeux du souverain se posèrent sur lui. Il eut soudain l'irrépressible envie de faire demi-tour, de laisser le noiraud seul avec son piano blanc et ses chats. Il ne céda tout de même pas face à sa propre peur et attrapa son courage à deux mains : il n'avait pas passé des heures dans la forêt à la recherche des jolies fleurs qu'il cachait dans son dos en vain. Le blond fit donc un pas timide vers l'avant, maintenant les plantes blanches dissimulées derrière lui. Il prit soin de refermer la porte à l'aide de son pied, les lèvres pincées et le regard rivé sur le sol.

— Je... je ne sais pas ce qui vous lie aux anémones, mais je m'excuse sincèrement de... les avoir mentionnées. Je ne ferai plus cette erreur, c'est promis. D'ailleurs, je crois que je dois aussi vous dire merci d'avoir précisé le fait qu'il ne faut pas en parler.

Adaryn ouvrit la bouche, prêt à répondre. Il se fit couper l'herbe sous le pied par les fleurs de lys que le cadet dévoila enfin, les tendant promptement vers son ainé. Ses yeux penauds eurent bien du mal à soutenir ceux du Roi, aussi s'expliqua en fixant le sol, perturbé :

— Je sais que j'aurais pu venir m'excuser plus tôt, seulement je sais aussi que vous préférez les fleurs aux mots. Alors je voulais trouver ces lys avant de venir. C'était compliqué mais ce n'est pas entièrement ma faute ! Elle est grande, aussi, votre forêt...

Le noiraud fixa les plantes quelques secondes et un fin sourire sincère se dessina sur ses lèvres. Il se leva, observant son cadet qui n'osait toujours pas lever la tête, les bras tendus droit devant lui. Lentement, Adaryn posa ses mains sur celles d'Azriel, le sentant frissonner sous le contact nouveau qui s'instaura entre eux. Avec douceur et surtout patience, il chercha ensuite son regard sans l'y presser, et parvint finalement à ancrer ses yeux dans les siens, soufflant quelques mots d'une voix tendre qu'on ne lui soupçonnait pas.

— Je n'en demandais pas tant, Azriel. Je n'attendais rien du tout, à dire vrai...

— Peut-être, mais je m'en voulais vraiment. Je ne suis qu'un invité, comme vous le dites, et vous êtes le Roi. Outre les titres, vous êtes aussi humain : je n'ai aucunement le droit d'être blessant à votre égard, pas plus que je ne peux mentionner des choses qui ne vous plaisent pas. J'aurais dû voir plus tôt que ce sont les seules fleurs qui ne sont représentées nulle part dans le château. Désolé...

— Vous avez remarqué ça ?

— Il faut croire. Avant de m'aventurer dans la forêt, j'ai cherché dans tout le château des fleurs de lys, mais je n'en ai trouvé que sur les tapisseries. En revanche j'ai effectivement noté que parmi la multitude de fleurs qui décorent les pièces, murs, vases et tableaux inclus, les anémones sont les seules que je n'ai pas vues.

Les lippes du monarque s'étirèrent davantage alors que ses doigts venaient remettre en place une mèche blonde qui tentait de barrer la vue du plus jeune. Sa paume resta quelques secondes sur l'oreille d'Azriel, comme paralysée là. Là où quelques jours plus tôt s'était tenu un délicat bleuet. Renversant.

— Vous êtes fascinant, Azriel...

— Pas autant que... Eh, je ne t'ai pas encore vue toi. Bonjour !

Le faux Prince se stoppa dans sa phrase et plia les genoux sans crier gare. La main d'Adaryn resta en suspend dans les airs alors que le cadet s'agenouillait près du chat qui venait de les rejoindre, approchant doucement sa paume de lui pour ne pas l'effrayer. L'animal eut un instant d'hésitation, s'écartant vivement pour renifler cet inconnu aux yeux d'ambre. Azriel le laissa faire avant d'obtenir la permission de l'approcher légèrement, juste de quoi lire son médaillon. Il tourna donc légèrement son joli collier pour lire son nom, puis chuchota :

— « Seiros ». Salut, Seiros, comment tu vas ? Toi t'es la plus timide de la bande, hein ?

— Azriel...

— Hein ? Oh, pardon, vous disiez ? J'ai été distrait je crois bien...

Le blond releva la tête pour fixer un Adaryn perplexe. Il garda ses mains tendues devant lui un moment, comme figé sur place, avant que ses bras ne reviennent finalement le long de son corps. Ses yeux restèrent fixés un instant sur Azriel, aussi, ce dernier arqua un sourcil, soudain inquiet. Peut-être qu'il n'aurait pas dû cajoler l'animal, peut-être qu'il avait encore fait une bêtise, peut-être même que son manque cruel de politesse venait d'offusquer le Roi. Il pinça les lèvres, se consolant maigrement : il savait où trouver des fleurs de lys, désormais...

— Seiros, elle... En principe, elle ne vient jamais saluer personne.

— Comment ça ?

Le Roi s'agenouilla, posant délicatement les plantes blanches près de lui. Ses doigts vinrent ensuite se perdre dans le pelage crème de Seiros. L'animal se frotta contre lui sans hésiter une seule seconde puis s'aventura à nouveau timidement vers Azriel, miaulant dans sa direction comme pour faire connaissance avec lui. Sincèrement soufflé, presque abasourdi, l'ainé resta silencieux un moment. Il lui fallut bien dix bonnes secondes pour recouvrer l'usage de la parole.

— Mes chats ont des caractères bien distincts. Ça m'étonne beaucoup que Seiros soit là.

— Pourquoi ça ?

— Elnath est plus calme et robuste, je l'ai trouvée en train de braver la neige quand j'étais plus jeune. Elle déteste être portée, elle n'obéit jamais et elle a le dessus sur Adhara et Seiros. Elle ne craint personne et même si elle a l'air délicate, elle est assez féroce avec ceux qu'elle n'apprécie pas. Elle est territoriale et vient tout de suite scruter les inconnus. Adhara est plus sociable, elle fait énormément de bêtises et s'amuse d'un rien. Je l'ai trouvée coincée dans une malle de commerce, elle partait à l'aventure, je crois bien. Quoi qu'il en soit, elle est souvent la deuxième à oser se présenter aux inconnus.

— Et Seiros ?

— Justement, Seiros... Seiros est craintive et douillette. Elle a peur de tout. Absolument tout. Elle est celle que j'ai récupéré dans le pire état : elle a été abandonnée par des propriétaires qui la maltraitaient. Pour cette raison elle se méfie de tout le monde, elle a peur des inconnus. Elle reste toujours dans l'autre pièce lorsque quelqu'un vient ici. Lorsqu'elle est confrontée à quelqu'un d'autre que moi, elle griffe, crache ou miaule méchamment. Il n'y a qu'Alden qu'elle a accepté très vite. Aujourd'hui encore elle s'en prend à Hywell quand il passe ici... Je ne comprends pas ce qu'elle fait là.

— Elle n'a pas l'air bien sauvage, là, pourtant.

— C'est bien ce qui m'étonne. Sincèrement, je ne comprends pas. Elle devrait être en train de vous mordre les mains ou de cracher sa peur. On dirait plutôt que vous lui plaisez.

Azriel sentit ses joues chauffer. La curiosité l'emporta cependant sur le compliment et il passa outre, intrigué, pas certain de comprendre la situation. Il fixa le chat quelques secondes puis haussa les épaules, décidant que ce secret resterait entier. Il se contenta de sourire en voyant l'animal s'approcher toujours plus de lui, bien qu'avec une grande méfiance et non sans rester dans la sécurité de l'étreinte de son maitre. Azriel tendit à nouveau la main dans sa direction, l'apprivoisant en suivant son rythme, lui laissant tout le temps dont elle avait besoin pour s'accoutumer à cette nouvelle présence, pour accepter ce nouvel humain dans son cercle de confiance. Azriel y mit tant de passion et d'attention qu'Adaryn en resta bouche-bée.

— Vous êtes un mystère bien plus subjuguant qu'escompté, Azriel.

— Et vous êtes un secret bien plus intriguant que prévu, Adaryn. Seulement, les secrets sont faits pour être gardés, tandis que les mystères n'ont que pour but d'être percés.

— Qu'est-ce que vous insinuez ?

— C'est vous le Roi des énigmes, non ?

— Vous m'agacez avec vos réponses.

— Non, c'est faux. Je vous amuse.

Le noiraud fronça les sourcils, capturant subitement le menton du plus jeune entre ses doigts. Si l'espace d'une seconde, ce dernier crut l'avoir énervé, il se détendit bien vite en observant ses yeux et les flammes malicieuses qui y brûlaient. Adaryn se laissa même sourire, un rictus malin, insolent, caractériel. Enivrant.

— Ne vous ai-je pas déjà dit d'arrêter votre petit jeu ?

— Vous m'avez mis en garde en m'annonçant le danger auquel je m'exposais. Vous ne m'avez pas défendu d'y jouer pour autant.

— Agaçant.

— Faux, et vous le savez très bien.

La main du plus grand glissa lentement sur la joue de son cadet et le blond sentit son cœur manquer un battement. La faible confiance qu'il avait acquise pour oser le défier et soutenir son regard vacilla à l'instant où son épiderme s'embrasa. Chacun des contacts du Roi sur sa peau le déstabilisait bien trop. N'était-ce pas mauvais signe ? Il était bel et bien supposé voler le cœur du noiraud, mais n'était-ce pas Adaryn qui lui subtilisait le sien ? N'était-ce pas cet homme de secrets qui, lentement, le guidait vers lui pour s'emparer de ses sentiments ? N'était-ce pas plutôt Adaryn le joueur, et Azriel le joué ?

— Qu'est-ce que vous voulez à la fin, mh ?

Le Prince factice n'osa plus répondre, aussi, Adaryn se rapprocha dangereusement, laissant tout le loisir à son vis-à-vis d'observer les flammes dansantes dans ses yeux. Il se perdit dans ce spectacle, oubliant totalement la question qui lui avait été posée, tentant par la même occasion de faire abstraction des battements soudainement affolés de son pauvre palpitant, malmené par ce regard si singulier que ses propres yeux ne pouvaient plus quitter. Il ne compta pas les secondes, terrifié à l'idée que le temps puisse le soustraire à ce spectacle.

— Azriel, si vous ne voulez pas vous brûler, vous devriez rester sagement à votre place. Vous savez très bien ce qui arrive à ceux qui tentent de m'attraper.

— Je ne veux pas vous attraper, bien au contraire... Je veux simplement traverser le brasier pour voir au-delà, sans rien toucher, sans rien entraver. Juste observer.

— Qu'espérez-vous y trouver ?

— Adaryn. Pas le Roi. Juste Adaryn.

— Votre curiosité vous perdra.

— Mais la vôtre me sauvera.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça, mh ?

— Vous ne m'auriez pas laissé venir au kiosque si vite si vous n'étiez pas curieux à mon sujet. Pas en si peu de temps.

— Probable. Mais qui vous dit que je vous sauverai malgré tout ? Peut-être que je vous regarderai brûler sans rien faire.

— Seiros.

— Seiros ?

Le chat miaula à cet instant comme pour leur répondre et accepta timidement une première caresse de la part du blond. Azriel se pencha alors doucement vers elle, écartant ainsi son visage de celui du Roi, forçant sa main à quitter sa joue à nouveau. Elle laissa tout de même une trace invisible de son passage : une sensation brûlante et pourtant bien trop agréable.

— Vous savez, Adaryn, je pense que le jeu dont vous parlez n'a pas pris place comme vous l'imaginez. Pour jouer nous nous dissimulons tous deux derrière des masques faits de matières bien singulières : le mystère et le secret. L'un est un trésor à préserver, l'autre un vice à percer.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— Celui qui joue ce n'est pas moi. Je joue avec les flammes du secret et vous avec les eaux du mystère. C'est vous qui risquez de vous noyer si vous continuez.

— Me noyer ?

— Vous êtes un brasier, je suis une rivière. Si vous vous approchez trop, vous coulerez. Incendie dévastateur ou non, le feu ne peut rien contre l'eau. Il se stoppe devant elle.

Le blond parut soudain délesté de toute la malice qui avait animé son regard jusque-là. Son cœur parlait sans écouter ses pensées, sans écouter la voix dans son crâne qui lui hurlait de se taire, celle qui voulait et se devait d'obéir au Roi de la Sixième Dynastie. Il ne suivait que les paroles de sa conscience et de ses sentiments : il voulait mettre Adaryn en garde avant qu'il ne soit trop tard ; mettre à l'abri ce précieux secret Oriens pour que le vicieux mystère Caelum ne le brise jamais.

Ils ne se connaissaient que très peu, mais il était évident qu'un intérêt réciproque se tissait lentement entre eux. Le souverain n'était certes pas de ceux qui offrent la clef de leurs cœurs en deux jours, seulement, il était indéniable qu'il vouait une curiosité non dissimulée à son cadet. Or, cette soif de savoir pouvait lui faire défaut s'il ne savait pas la maitriser à temps, s'il laissait le blond s'insinuer dans sa tête, dans son être, dans son cœur. Si le mystère perçait le secret avant que le secret ne puisse éventrer le mystère.

Azriel voulait l'arrêter avant la catastrophe. Il n'était pas en mesure de fuir, de lui dire qu'il n'était là que pour le briser. Il était néanmoins capable de le protéger en le mettant en garde. Il ne pouvait pas le dire clairement puisque, sans nul doute, Frewen attendait derrière la porte et écoutait la conversation. Malgré tout, il savait Adaryn doué pour cacher de nombreux messages dans ses mots. Il saurait forcément comprendre ceux du faux Prince.

— Vous devriez cesser de jouer, Adaryn, pour que le secret reste préservé et entier.

Le noiraud ne répondit rien, se contentant de hocher la tête sans se départir de son petit rictus malicieux. Azriel ne sut pas bien s'il avait compris le message, aussi, il pria intérieurement pour que jamais le Roi ne puisse lui ouvrir son cœur. Il ne voulait pas le briser, il ne voulait pas gâcher sa vie ou plonger sa Dynastie dans un chaos sans nom. Il ne désirait que l'admirer encore, le regarder parler avec ses fleurs, l'écouter danser avec les pièces de son échiquier...

— Azriel ?

— Oui ?

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Vos épaules sont déjà bien lourdes, inutile d'y ajouter un poids supplémentaire. Le secret ne pliera jamais face au premier fou venu, soyez-en sûr.

— Inutile, inutile... Quand l'un de nous se perdra, je doute que l'inquiétude soit inutile.

— Avant que l'on ne se perde il y a encore un long chemin. Les magnolias sont des fleurs qui poussent en hauteur sur des arbres, les bleuets au sol. Par conséquent, elles sont destinées à ne jamais se lier, elles ne peuvent que s'observer de loin.

— Alors continuons de nous observer de loin.

Adaryn acquiesça lentement et, lorsqu'Azriel se tourna de nouveau vers lui, attrapa encore une fois son menton entre ses doigts, le forçant ainsi délicatement à le regarder. Leurs yeux se cherchèrent quelques secondes puis le plus âgé murmura :

— Restez au sol, dans ce cas.

— Et vous dans votre arbre.

Le noiraud laissa sa main glisser contre la joue du plus jeune pour la seconde fois, et le blond fut incapable de se retenir davantage : il laissa sa tête reposer contre la paume de son ainé, le faisant sourire au passage. Il aurait pourtant voulu lui hurler bien des choses. Il ne voulait pas l'aimer, pas même le voir. Il allait lui causer bien trop de mal, il allait agir comme cette jeune femme qui s'était elle-même joué de ses sentiments par le passé – Lyan lui avait tout raconté de sa soirée sur la tour de garde.

Azriel haïssait son propre silence mais il ne pipa mot. Le père de Lyan l'aurait sûrement fait tuer s'il avouait tout à Adaryn, s'il ratait la mission. Le peuple avait besoin d'aide, la Dynastie se perdait lentement et même s'il ne désirait que tout avouer au Roi Puissance, il garda le silence, bien trop obéissant envers son propre souverain. Il ne pouvait pas se permettre de jouer l'égoïste : Lyan était le plus important et si le faux Prince fautait, il en paierait le prix également.

Le blond n'était qu'un Conseiller. Il n'avait pas le droit de broncher, pas le droit de réfuter un ordre. Quand bien même tout son être lui demandait de fuir Adaryn, il ne le pouvait pas. Par principe, il était tout bonnement incapable de tout lui dire. Il avait voué obéissance et respect à Lyan et son père, les trahir l'entrainerait vers une mort certaine ou un exil complet. Les trahir ne ferait que plonger la Sixième Dynastie plus vite vers sa disparition. Plus que tout, si Adaryn acceptait tout de même de les aider et de prêter main forte à la Sensibilité, Azriel fut certain que le père du rouquin refuserait, bien trop fier et arrogant pour cela. Il l'avait déjà dit : il voulait voir le Roi Puissance à genoux ; plutôt mourir qu'être aidé honteusement, plutôt laisser Azriel se perdre lentement, laisser Azriel offrir son cœur à un homme qu'il devrait ensuite détruire. Immonde. Vicieux. Terrifiant.

— Shht...

Une main chaude et apaisante se posa sur l'arrière de son crâne, aussi, le blond sursauta, revenant à lui. Il constata combien sa respiration s'était emballée, combien son cœur semblait ne plus vouloir ralentir. La rivière débordait.

— Tout va bien ? Qu'est-ce qui vous arrive ?

Le plus jeune ne put que poser un doigt tremblant sur sa tempe, incapable de parler. Adaryn comprit tout de même : il l'avait déjà vu faire dans la forêt, sous les glycines. Il ne savait pas ce qui lui arrivait mais il ne demanda rien, le laissant se calmer en silence. Azriel ferma les yeux et se concentra sur la paume qui caressait doucement ses cheveux. Il calqua sa respiration sur son rythme et, bientôt, l'eau déferlante de ses pensées s'apaisa pour ne plus être qu'un cours d'eau paisible et doux. Il ouvrit donc les paupières et chuchota :

— Vous... êtes un brasier, je suppose qu'il vous arrive de vous consumer tout seul, non ?

Seul un hochement de tête discret lui répondit. Adaryn semblait ne pas vouloir l'attaquer, l'ensevelir sous d'autres mots. Il eut l'air lui-même assez loin de la réalité, tout en étant parfaitement ancré à l'instant présent. Il écoutait attentivement tout en songeant à des centaines de choses en parallèle. Un clignement de paupières et il revint à lui entièrement, prêt à écouter les explications de son cadet.

— C'est identique pour moi.

— La rivière déborde ?

— Mh.

— Vous avez l'air bien plus...

— Bizarre que prévu ? Je sais...

— Non, j'allais dire complexe. C'est comme si le monde vous apparaissait d'une autre manière, comme si vous aviez bien plus sous les yeux que ce que les gens voient. Le monde est un trop qui vous attaque sans cesse, et votre esprit un courant tranquille mais fébrile, à la merci de la météo extérieure.

— « Les gens » ? Qui ça ?

— Les gens étiquetés « normaux » selon je ne sais quelle norme idiote. Ceux auxquels on est tout de suite comparés si l'on fait un faux pas, si l'on tente un geste singulier, si l'on pense différemment. Ces gens ennuyeux car tous pareils, et sans aucune once de magie en eux. Ceux que je déteste du plus profond de mon être parce que leurs yeux n'ont rien de joli ou agréable.

— Oh.

Le plus jeune piqua un fard en reportant son attention sur le sol, gêné. Il sentit le regard du monarque sur lui et crût presque discerner physiquement la brûlure singulière de ses yeux sur son épiderme. Adaryn esquissa alors un fin sourire en l'observant encore un instant, puis ajouta quelques mots :

— Je me demande ce qu'il se passe dans votre tête, Azriel.

— Croyez-moi, vous ne voulez pas savoir.

— Pourquoi ?

— C'est épuisant. Tout parle sans cesse pour un rien, pour un tout. Une fourchette peut me faire partir sur une question existentielle, un geste peut me faire tomber, un rien peut me passionner. Et quand il y a trop de choses d'un coup, tout... explose, implose. L'eau se déchaine, et c'est comme si... comme si...

La voix tremblotante du plus jeune fit de la peine au noiraud. Il s'arrangea donc pour se tenir à ses côtés, signifiant sa présence sans un bruit ; il ne savait pas comment apporter son soutien via des phrases, aussi son corps se signala pour lui. Ils s'appuyèrent contre l'un des pieds du piano, les genoux se frôlant. Le bras d'Adaryn survolait les épaules du plus jeune sans les toucher pour permettre à sa main de continuer ces gestes si rassurant dans ses cheveux blonds. Il ne sut pas dire pourquoi ce geste semblait leur plaire aussi bien à l'un qu'à l'autre.

— C'est comme si des milliers de voix me jaillissaient dessus en même temps, en étant toutes différentes et pourtant toutes les mêmes. C'est épuisant, à force. Je vous jure que vous ne voulez pas entrer dans ma tête. Ces milliers de voix me noient.

— Des milliers d'yeux me brûlent.

— Quoi ?

L'ainé ne se répéta pas, se contentant de tourner le visage vers Elnath. Elle venait d'entrer dans la pièce d'un pas gracieux. Elle avança jusqu'à Seiros et, d'un coup de patte agile, la fit se lever vivement. L'animal le plus craintif du trio baissa les oreilles et fila vivement vers la petite trappe dans le mur, fuyant, partant se cacher là où plus personne ne pourrait la trouver. Elnath posa alors son postérieur sur le sol. Elle se posta droit devant Azriel et l'observa avec curiosité. Le chat noir fut presque effrayant, là, immobile et sévère devant cet inconnu qui s'était approché bien trop de son maitre ; territoriale, Elnath ne semblait pas vouloir partager Adaryn ou les autres chats de son château avec qui que ce soit.

— Azriel ?

— Oui ?

— Qu'arrivera-t-il si le bleuet parvient à monter jusqu'au magnolia ?

— Ce qui m'inquiète c'est le sort du magnolia s'il descend jusqu'au bleuet.

Ils se fixèrent en silence quelques secondes, puis Azriel se détourna et observa le lac, par la fenêtre. La main d'Adaryn quitta enfin sa tête, le coupant de tout contact avec la réalité, aussi, il se laissa happer par ses pensées et ses rêves un moment. Un silence s'installa alors entre eux ; il ne fut ni gênant ni lourd, au contraire. Il leur sembla même qu'ils parvinrent à s'exprimer mieux durant ce laps de temps sans bruit, plutôt que durant leurs conversations houleuses et flambantes. Seulement, quelqu'un vint les troubler, brisant leur petit moment de quiétude.

— Lyan ?

— Une lettre de votre père est arrivée, Majesté. Navré de vous déranger, mais je pense que c'est... vraiment urgent.

— J'arrive, attends-moi dans ma chambre.

Le blond se leva après que le rouquin eut refermé la porte. Il soupira longuement, encore chamboulé par les derniers évènements, et le souverain se redressa à son tour. Ils s'observèrent avec cette curiosité monstrueuse qui leur était propre puis, finalement, le plus vieux se tourna pour ramasser les fleurs de lys. Il les coinça dans un vase près du piano et revint s'assoir devant ce dernier. Elnath le suivit et reprit son poste sur l'instrument, supervisant la pièce et fixant sans ciller ces inconnus qui n'appartenaient pas à son domaine. Avant qu'Azriel n'ait pu quitter la pièce, Adaryn lança :

— Quand vous le pourrez, un soir, rejoignez-moi devant la fontaine. Je crois que je ne vous ai pas encore emmené voir l'un de mes endroits préférés en ville.

— Je viendrai dès que possible.

De fins sourires malicieux furent échangés, puis ils se quittèrent sans un mot de plus. Le faux Prince marcha d'un pas lourd vers sa chambre, trainant derrière lui toute la peur et la crainte qui logeaient au fond de son cœur. Plus les jours passaient, plus elles semblaient s'alourdir douloureusement... Et s'il sombrait le premier ? Et si, rongé par la culpabilité et l'angoisse, il perdait avant Adaryn ? Qui était-il pour pouvoir porter tout ce poids sur ses épaules ? Qui était-il pour prétendre vouloir briser quelqu'un ? Adaryn allait lui offrir chaque parcelle de son être et tout allait partir en fumée. Le noiraud n'allait pas flancher, non...

La Sensibilité tomberait à genoux en premier.

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j'ai trop trop trop hâte de vous poster le chapitre d'après, il y a une nouvelle scène qui n'existait pas avant et elle est facilement entrée dans mon top 5 de mes scènes préférées dans Dynasty :')

à mercredi ! <3

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