Chapitre 24

J'avais un sourire béat collé aux lèvres et il ne semblait pas prêt à vouloir s'estomper. 

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas goûté à cette sensation d'avoir les joues qui tirent tant mon visage s'était fendu en une expression ravie toute cette soirée. J'avais l'impression de planer au dessus des nuages, de voleter par delà les cieux, et mon cœur qui battait la chamade ne faisait qu'orchestrer toute celle belle tornade de sensations divines dans le creux de mon ventre.

J'avais vu les gens s'éparpiller autour de nous, tandis que nous demeurions enlacés sous les lueurs tamisées de la soirée. En relevant la tête, au bout d'un temps infini, j'avais remarqué la scène vide de ses musiciens et l'espace devant elle désertée de ses danseurs.

A par nous.

C'était absurde, plus absurde que le fait que je n'entende pas la musique. A présent, je savais qu'il n'y en avait plus du tout. Kakashi-sensei ne me l'avait pas fait savoir, se contentant de me faire doucement balancer encore comme si elle était toujours là. Il dansait lui aussi dans le silence, et ça ne le dérangeait pas. Il était aussi absurde que moi.

J'avais doucement tourné la tête, posant ma joue contre sa poitrine. J'avais alors observé le monde autour de nous, les rues qui se faisaient moins chargées, croisant quelques regards curieux tournés vers le drôle de spectacle que nous devions donner, à danser seuls dans le vide. Mais pour moi, rien n'était vide. Au contraire, cela faisait longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi entière.

Les lumières finirent par s'éteindre. Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il était. Dans la pénombre d'un village qui s'était endormi sans que je ne le voie, je n'avais pas pu observer le regard de mon sensei lorsqu'il finit par mettre un terme à cette douce et lente valse. Je ne savais pas si je craignais de voir la lueur de ses yeux ou si j'avais envie de comprendre absolument ce qu'il s'y cachait. 

Il se contenta de se reculer, et l'air frais prit place à la place de sa proximité. Sauf pour ma main, qu'il garda au creux de la sienne, et qui me tira doucement dans les entrailles de ce village à présent amputé de sa festivité, paisible et sombre, ensommeillé. Je le suivis docilement, heureuse qu'il n'ait pas pensé à me lâcher alors que toutes les sources de ma terreur s'étaient évaporées. 

Nous arrivâmes sur le perron de l'auberge trop vite à mon goût, et je marquai une pause en même temps que lui lorsque la porte se dressa devant nous. Je compris que cette belle soirée était finie. Et que j'aurais aimé qu'elle dure toujours. 

Sa main quitta la mienne, doucement. Je sentis un certain déséquilibre, comme si on m'avait volé une béquille tandis que je m'exerçais à marcher. J'en fus profondément déstabilisée quelques secondes. Mon bien-être s'évapora quelque peu, même si je gardais au fond de ma poitrine cette chaleur précieuse que je ne laisserai ô grand jamais s'éteindre.

Kakashi-sensei tendit la main qui venait de lâcher la mienne vers la poignée de la porte de l'auberge, et une certaine angoisse me secoua à l'idée que tout cela finisse trop vite. J'étais restée à quelques pas de lui, paralysée, mon esprit craignant cette porte qui allait s'ouvrir et marquer la fin de la soirée la plus merveilleuse de ma vie. 

- Sensei!

Je n'avais pas bougé, mais je devinai aisément que la précipitation s'était emparée de ma voix. Je ne comprenais pas moi-même ce que j'attendais de lui. Ce que je savais en revanche, c'est que mon cœur n'avait pas cessé de battre la chamade, sous la chaleur écrasante que l'homme aux cheveux gris semblait dégager, même loin de moi. 

Ce dernier se retourna et je pus apprécier son regard qui flamboyait malgré la noirceur de la nuit. Il semblait hésitant, soudainement torturé quelque chose que je n'arrivais pas à saisir au fond de son œil noir.

- Merci, bafouillai-je d'une voix qui traduisait mal la sincérité profonde de ce seul mot.

Il ne baissa pas son masque pour me répondre quoi que ce soit, et se contenta de garder son regard étrange posé sur ma silhouette.

Perturbée par ce manque cuisant de réactivité de sa part, une audace insolite s'empara de mes membres et me poussa à m'approcher de lui en deux grandes enjambées. Je ne savais pas ce que je cherchais. Mais je voulais comprendre.

Plantée devant lui, il n'avait pas bougé d'un iota. Tout ce qu'il faisait, c'était... Me regarder.

L'esprit embrumé par les vestiges de cette soirée incroyable, angoissée par ce regard indéchiffrable, je levai doucement mes bras tremblants, mais rendus hardis par la force fulgurante de ce que j'éprouvais à cet instant là.

Le bout de mes doigts effleura doucement la frontière entre son masque sombre et sa peau rendue blafarde par le léger rayonnement de la Lune. Il tressaillit légèrement sous mon toucher, mais ne se recula pas. 

Sous l'emprise de ce sort étrange qui donnait à mes gestes un pouvoir aventureux que je ne me connaissais pas, je m'emparai des bords du tissu qui recouvrait son visage et le fit descendre très lentement, à l'affût de la moindre réaction de sa part. Il n'en fit rien, mais je sentis sa respiration s'accélérer, à la façon dont son souffle caressa mon visage au moment où son nez et sa bouche furent découverts. Je me pris à apprécier plus que de raison cette proximité entre son visage et le mien, et rendue avide de ce contact grisant, je creusai l'écart plus encore en me mettant sur la pointe des pieds.

Nos souffles se rencontrèrent et mon cœur rata un battement. J'étais happée par la pénombre de ce regard d'une profondeur que je n'arrivais pas à toucher et qui m'étouffait à la fois, à la recherche de cette barrière qui me laissait approcher si près mais qui le condamnait à l'inertie.

Une de mes mains timides se posa d'elle même sur sa joue écorchée, tandis que l'autre trouva sa place sur son épaule. Il ne cilla pas lorsque mes doigts longèrent sa cicatrice si ancienne gravée sur sa peau, et je me pris à la trouver belle. Je ne sus jamais si j'avais eu cette réflexion à voix haute; je n'entendais rien, mais mon environnement semblait plus assourdi encore par ce cœur qui cognait violemment contre mes tempes et cette chaleur étouffante qui semblait se dégager de moi autant que lui.

Je laissai lentement mon regard dériver vers ses lèvres entrouvertes. Dieu, comme j'en avais envie. 

Mais le jônin lut le flash dans mon regard et eut un léger mouvement de recul. Sa main vint recouvrir celle que j'avais posé sur sa joue, comme pour la détacher.

"Arrête".

Je me figeai, en bataillant pour ne pas laisser ce simple mot silencieux me lacérer le cœur. 

- Vous me laissez faire, pourtant, murmurai-je en rassemblant les restes de mon courage pour m'enfoncer dans son regard brillant.

Il ferma les yeux quelques instants, comme pour mieux supporter une vive douleur qui serait soudainement venue l'assaillir.

"Ce... n'est pas une bonne idée".

Il écarta ma main de sa joue, et l'autre se retrouva ballante le long de mon corps. Je ne pus cette fois empêcher la honte et la douleur me lanciner la poitrine. 

Il rouvrit les yeux et je vis cette fois l'amertume palpable dans son regard dépareillé qu'il posa sur moi. 

Je me reculai en titubant comme s'il venait de me cogner le ventre, mais sa main resta accrochée à la mienne et me maintint assez près malgré ma volonté de fuir ce douloureux instant. Avant que je ne puisse esquisser un geste, il s'approcha de moi et se pencha pour déposer doucement ses lèvres sur mon front, geste qui me fit hoqueter de surprise ou d'humiliation, je ne savais plus.

J'eus à peine le temps d'apprécier ce contact douloureusement agréable qu'il se recula, en me lâchant totalement. Cela avait eu un goût amer d'une vague excuse, et je me retins violemment de pleurer.

"Je suis désolé".

Il se retourna mais ne passa pas la porte de l'auberge. Il composa plutôt un mudra et disparut dans le cœur de la nuit.

Je demeurai estomaquée quelques instants, me mordant la lèvre inférieure pour l'empêcher de trembler. Je laissai alors s'échapper malgré moi quelques larmes sur le perron obscur de cette auberge miteuse, où je venais d'expérimenter à la fois le goût de la fébrilité intense et du lamentable rejet en l'espace de quelques pitoyables secondes.


***


Nous étions partis tôt le lendemain matin.

Je n'avais pas fermé l'œil de la nuit, ressassant en boucle les images à la fois belles et désolantes de la soirée. Je ne savais pas quoi en penser. Je me demandais même si j'allais être encore capable de regarder mon sensei dans les yeux.

J'avais envie de me gifler. De m'enterrer. Non, mais qu'est ce qui m'avait pris?

Je l'ai attendu longtemps sur le perron aux premières lueurs du jour, à la fois impatiente et angoissée à l'idée de le voir arriver. J'avais les idées dans le vague, et surtout, la honte me torturait les membres au même titre que mon cœur qui battait encore bien trop rien qu'en pensant à lui. 

Et pourtant, mon palpitant s'arrêta lorsque je vis sa silhouette approcher. Je n'eus pas le courage de jeter un œil vers lui, me contentant de me lever prestement et de profiter de cette heure matinale pour fuir ce village qui allait bientôt s'armer de ses habitants pullulant dans ses rues, puisque je me doutais que je n'aurais plus la main de Kakashi-sensei dans la mienne pour me guider au milieu du cauchemar. 

Nous avions repris la route ainsi. Dans mon silence qui semblait alourdi par cette drôle d'atmosphère, je me retrouvais désarmée. Et j'avais eu raison; pas une fois je n'avais osé lever les yeux vers lui.

La route avait été longue. Pas un regard, pas un geste, pas même un bruit que j'aurais pu imaginer. C'était si froid, comparé à la chaleur que j'avais senti en moi hier. J'avais le cœur serré, et je ne savais pas quoi faire. Alors je marchais, en regardant bien droit devant moi, bataillant pour faire abstraction de la présence à côté de moi qui m'oppressait, qui me donnait la sensation de me brûler. Et cette présence ne fit rien non plus.

Au bout de longues heures, un détail dans le paysage attira mon attention. Une petite maisonnette, puis deux, puis une vingtaine derrière elle.

Nous arrivions devant un nouveau village.

Je levai la tête vers le ciel et notai que le soleil était bien haut dans le ciel. Il devait être midi.

Et par conséquent, une cohue nous attendais dans les ruelles de ce patelin. Un frisson me longea le dos. Comment faire pour le traverser sans y laisser des plumes?

Mais mes réflexions se brouillèrent à l'instant où je sentis mon sensei s'arrêter à côté de moi. Bon Dieu, que faire? Comment faire, maintenant?

Je soufflai un grand coup pour repousser les mains de la panique qui s'apprêtaient à m'empoigner les boyaux. Il fallait bien que je le fasse un jour, sans l'aide de personne. Et la situation plus qu'embarrassante dans laquelle je me trouvais vis à vis de Kakashi-sensei semblait avoir légèrement avancé cet instant.

Je vis du coin de l'œil l'homme à côté de moi tendre doucement son bras vers ma silhouette, mais je repris ma route avant qu'il ne m'atteigne. Je refusais de le regarder, paralysée à l'idée de simplement croiser son regard sombre; un simple effleurement de sa part aurait signé ma perte. Alors, d'un pas hardi, je pénétrai dans ce nouvel hameau, fermant mon esprit comme pour bâtir un rempart autour de mon être. Penser à rien, penser à rien. Avancer. Juste avancer.

Puis mon œil s'attarda sur la devanture d'une maison noircie. Puis deux. Puis trois. Je m'arrêtai un instant, avant que ça ne me saute aux yeux.

Nous étions dans le village où j'avais perdu la capacité d'entendre.

Je me trouvais bête de ne pas avoir reconnu le chemin. Ni même d'avoir percuté en sachant qu'il se trouvait sur notre itinéraire.

Je me remis à marcher prudemment, embrassant du regard ce village qui s'était reconstruit après les flammes ardentes des explosions qui l'avait assaillie. Certains murs étaient encore noirs d'une suie indélébile, d'autres paraissaient neufs, reconstruits récemment. Je ne parvins pas à mettre le doigt sur le nom du sentiment qui m'enserra à ce moment; de l'aversion, pour ce que cette fichue mission m'avait fait? Du soulagement, de voir les visages joyeux de ce groupe de personnes qui passa devant mes yeux, que j'avais peut-être sauvé? De la curiosité, de voir comment ce village s'était remis debout, alors que moi je peinais encore à me relever?

A mesure que je progressai timidement dans ces allées qui s'étaient remises de la blessure du feu, je me surpris à trouver le chemin plus facile que prévu. Peut-être parce que ma tête s'était réfugiée quelques mois auparavant et que je ne faisais pas vraiment attention à la cruauté du présent.

Puis un regard croisa le mien, et me fit redescendre sur terre. Pas un regard, plusieurs. Je me raidis en réalisant que les villageois se tournaient vers moi à mon passage, et mon cœur s'accéléra. Avais-je l'air si terrifiée que ça pour que les gens me lavent du regard de la sorte? Je me sentis bien moins sûre de moi, tout à coup, et mes jambes se mirent à trembler. Bon sang, pourquoi ils me regardaient tous comme ça?

Je sentais la présence de mon sensei derrière mon dos, qui m'avait nonchalamment suivi. Je remarquai que le regard de la foule s'attardait sur lui aussi, et cela me soulagea dans le sens où je n'étais pas la seule à passer pour une bête de foire. Mais la pression de toutes ces présences mêlées à leurs pupilles braquées droit sur nous manquait de me faire défaillir à chaque seconde qui passait. Ils ouvraient tous la bouche et murmuraient silencieusement à l'oreille de leurs voisins, sans nous quitter des yeux. Le pire des scénarios que je n'avais jamais imaginé était en train de s'abattre sur moi, et je m'en sentis soudainement malade. Je m'apprêtai à baisser le regard sur mes pieds et à presser le pas pour échapper à ce supplice, mais je lus par réflexe un mot sur les lèvres de la jeune femme devant qui j'étais en train de passer.

"Konoha".

Puis je compris. Ils ne nous regardaient pas, en soi. Ce qu'ils fixaient, c'était la plaque de métal que nous portions sur le front. Le symbole du village caché de la feuille brillant sous les rayons du soleil qui nous saluait en tant que shinobis.

A peine cette pensée avait-elle traversé mon esprit qu'une silhouette se détacha de la foule et, avant que je ne puisse esquisser le moindre geste, elle se rua sur moi. Je m'apprêtais à bondir en arrière mais deux bras maigres m'encerclèrent et un petit corps se blottit contre le mien. J'eus un violent hoquet de surprise.

La petite fille.

Je demeurai figée quelques secondes, le cœur au bord des lèvres.

Elle leva alors la tête vers moi et je plongeai dans son regard larmoyant.

"Je croyais que je n'aurais jamais pu vous dire merci! Oh, merci, merci infiniment!"

Elle explosa en sanglots. Et pourtant, elle avait un grand sourire aux lèvres, le plus grand que je n'avais jamais vu.

La gorge nouée par l'émotion, je levai le regard. Le village entier semblait s'être rassemblé autour de nous.

Une infinité de bouches silencieuses autour de moi. Mais aussi une infinité de sourires gravés dessus.

Dans un même geste, ils levèrent tous leurs bras.

Et ils applaudirent.


__________


Bijour.

Me voici de retour avec un nouveau chapitre de Silence, comme promis! J'espère qu'il vous aura plu. Je suis heureuse de reprendre la publication de cette fic!

Ne m'en voulez pas trop d'avoir gâché la scène du smack T_T mais je me dis qu'après avoir exploité en long, en large et en travers les problèmes existentiels du Reader, il faut bien se pencher un peu sur ce qui tracasse notre sensei préféré :') Mais ne vous inquiétez pas, tout ça va avancer dans les prochains chapitres!

Beaucoup me demandent de faire un chapitre du point de vue de Kakashi, et cette idée me plaît bien! Alors je me demandais si une partie un peu soudaine de son point de vue ne vous déstabiliserait pas trop?

On se retrouve la semaine prochaine pour le chapitre suivant!

Emweirdoy

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