Par une soirée d'hiver ~ Partie I
Tandis que la nuit tombait sur Konoha et que la neige ne cessait jamais de l'inonder de sa couverture immaculée, j'enfonçai mes pieds nus dans la poudreuse blanche échouée sur l'herbe du village, et me dirigeai à l'abri de l'immense saule pleureur qui prenait racine au bord de la rivière.
J'entourai mon buste de mes deux bras, et levai les yeux vers l'eau de la rivière qui s'était figée pour le reste de l'hiver. Je me délectais du silence placide de ces soirées froides à Konoha; le temps semblait être en suspens, confus, comme s'il hésitait à prolonger cette quiétude blême ou à vaciller de nouveau dans l'effervescence reine du village caché.
Certains auraient pu trouver ces rues désertes lugubres, ce mutisme inquiétant. Moi, j'appréciais ça; il y avait dans ce froid et ce silence quelque chose de réconfortant, un remède, un anesthésiant, qui ankylosait l'esprit et permettait juste pour quelques instant d'atténuer l'hémorragie des mélancolies.
La seule preuve tangible de mon existence se mesurait à la condensation que mon souffle provoquait dans l'air, qui n'avait de cesse de se dissiper au gré de ces mêmes brises glacées qui me mordaient cruellement la chair.
Le froid s'immisçait dans le moindre pore de ma peau. J'avais l'impression qu'il avait pénétré jusqu'à mon sang et qu'il dévalait à présent mes veines en laissant derrière lui sa brûlure intolérable. Mes muscles semblaient grincer au moindre de mes mouvements et je me tenais ainsi paralysée, raide comme un piquet, à grelotter dans la pénombre de cette soirée d'hiver.
Mais les nuits d'hiver n'étaient jamais noires. Je ne savais par quelle magie, mais la neige semblait luire même dans l'obscurité, comme si elle reflétait la lumière des étoiles. Il y avait dans ce constat quelque chose qui me fascinait, et qui malgré la froideur nébuleuse me maintenait debout au milieu des vents acérés.
J'ignore combien de temps je suis restée là, à m'émerveiller sur le froid aride et cette neige miroitante dans le noir, qui rongeaient mes pieds nus et mon esprit vagabond. Des heures, des mois, des siècles peut-être? Cela n'avait pas d'importance.
J'étais là. Je respirais, même si l'air glacial m'irritait les bronches. Mes yeux embrassaient l'immensité de blanc autour de moi, entravée par quelques maisons à l'allure de vagues contours sombres, qui semblaient se noyer toujours plus sous les flocons à mesure que les secondes passaient.
J'étais juste échouée là, par une soirée d'hiver. Et j'étais bien.
Pendant un instant, je crus entendre quelqu'un héler mon nom au loin, comme un vague écho étouffé par les murs de neige qui m'encerclaient. Lorsque je compris que cette voix était bien réelle et non pas sortie tout droit du fond de mon esprit, mon mirage enchanteur s'estompa et le vent glacial me percuta de plein fouet, me laissant abasourdie, comme si je venais de m'éveiller et que les vestiges du sommeil avaient encore raison de moi.
Je me retournai, tremblante et hébétée, vers la voix grave et traînante qui semblait m'avoir appelée.
Kakashi.
A quelques pas de moi, l'homme à la chevelure argentée me scrutait avec curiosité, comme le témoignait son seul sourcil visible qui s'était levé. Il avait complètement délaissé l'attention qu'il portait à son livre orange entre ses mains pour la tourner entièrement vers ma personne, qu'il analysait de son œil aussi noir que la nuit. S'il ne s'était pas tenu sous la clarté fragile du lampadaire à ses côtés, on aurait pu dire que la couleur de ses cheveux se mêlait parfaitement à la blancheur de la neige. A cet instant, il avait des airs de créature tout droit sorti d'un songe, d'un souvenir qui regagne ses couleurs estompées, comme moi, à cet instant, qui reprenait le sens de la réalité.
Il fallut que l'homme au masque fasse deux pas vers moi avant que je ne réalise que je n'avais pas bougé d'un iota durant de longues secondes après avoir remarqué sa présence, et que je m'étais contentée de le dévisager comme le ferait une hallucinée, la bouche grande ouverte.
Je détournai le regard lorsqu'il me rejoignit sous les ramures hospitalières du saule pleureur. Durant de longues minutes, le silence que j'avais tant apprécié jusqu'ici me fit l'impression de peser lourd sur les épaules, saturé de tension, d'autant plus que mes sens avaient recouvrés leur sensibilité au froid et que je me sentais lentement geler sur place.
Lorsque je jetai un œil à l'homme à mes côtés, je réalisai que ce dernier ne semblait absolument pas partager mon malaise. Il scrutait l'horizon comme je l'avais fait pendant je ne savais combien de temps, l'air serein, les mains nonchalamment à l'abri dans ses poches de sa tenue de shinobi.
- Tu es là depuis longtemps?
Sa capacité à lire dans mes pensées me fit presque sursauter. Je soupirai imperceptiblement d'inconfort avant de resserrer mes bras sous ma poitrine dans une vaine tentative de me réchauffer.
- Je sais pas.
Il tourna le regard pour rencontrer le mien, avant de m'en laver de haut en bas, en s'attardant sur mes pieds nus enfoncés dans la neige que je ne sentais plus depuis un moment maintenant.
- Depuis longtemps, oui, apparemment, murmura t-il comme pour lui même. Tu es rentrée de mission aujourd'hui, je suppose?
Aucun besoin d'acquiescer. Il connaissait déjà la réponse.
Kakashi ne s'était jamais offusqué de mes étranges manières visant à gérer ma souffrance. Je l'en remerciai silencieusement pour ça. Et il était conscient que lorsque mon esprit se mettait à vagabonder pour abandonner mon corps dans une situation absurde, c'est qu'il était temps pour moi d'exorciser le mal que m'avait donné ma dernière mission aux images sanglantes qui semblaient rémanentes devant ma rétine.
- Tu devrais en informer Tsunade si c'en est trop pour toi.
Je secouai la tête, obstinée.
- Ça va.
Kakashi leva un sourcil sceptique en posant son œil sur mes pieds meurtris par le froid. Il soupira, las, en laissant passer les traces de son souffle dans l'air glacé à travers son masque.
J'observai une nouvelle fois du coin de l'œil le ninja copieur qui se tenait droit à côté de moi, comme insensible au froid intolérable.
Il m'était difficile de superposer l'image de l'adolescent amer, sérieux et hautain que j'avais connu avec celle de cet homme aux allures apathiques et désintéressées se promenant allégrement dans les rues de Konoha en lisant son livre douteux sous les yeux du village entier. Je me sentais ballotée entre cette confiance qui nous unissait jadis et cette horrible impression de voir nos liens brisés aujourd'hui, alors que nous tentions maladroitement de recoller les miettes de cette relation qui avait fait ma force autrefois. Cet homme qui en savait tant sur moi avait décidément le même masque, les mêmes cheveux, le même génie que celui que j'aimais en ce temps là, mais cette lueur dansante dans cet œil noir était assurément différente. Et je ne comprenais pas pourquoi cela me déstabilisait tant, de voir à quel point son évolution avait été divergente de la mienne, à quel point j'étais perturbée par cet étranger dans la peau d'un être qui m'était si cher.
Je me frictionnais machinalement les bras à la recherche d'un peu de chaleur, mes pieds attachés au sol comme collés par le gel, mais aussi paralysés par ce sentiment désemparé qui cherchait éperdument à savoir s'il était mieux que je fuie cet homme à l'origine mon anxiété, ou s'il fallait au contraire chercher à crever cet abcès gangréné depuis bien trop longtemps.
Kakashi ne me laissa pas le loisir de fixer mon choix, puisqu'il m'empoigna subitement le bras en me faisant violemment sursauter.
- Viens.
Je fronçai les sourcils, ouvris la bouche pour protester tout en tentant de me dégager, mais mes os transis par le froid ne répondirent pas à la demande. L'œil visible de l'argenté se plissa.
Il souriait.
- Tu vas finir par mourir de froid si tu restes ici.
- Ça va, grommelai-je en dégageant finalement mon bras de sa poigne.
- Toujours à dire "Ça va" quand rien ne va, rit-il avec un détachement presque irréel face à la vérité qu'il venait d'énoncer.
- Je vais rentrer chez moi seule, déclarai-je en lui jetant un regard noir tout en m'efforçant de ne pas claquer des dents.
Il me fixa d'un œil amusé tandis que j'essayai de lever un pied pour entamer ma route.
Peine perdue. Je ne sentais plus rien en dessous des genoux.
Je trébuchai maladroitement sur la poudreuse qui me donnait l'impression d'avoir rongé mes orteils, et étouffai un hoquet de douleur face au mal sourd qui montait dans mes jambes ankylosées. Alors que je voyais déjà un portrait de mon visage se dessiner sur le tapis de neige à mes pieds, une grande paire de mains me rattrapa in extremis, et avant que je puisse souffler une injure à l'argenté, je me retrouvai déjà sur son dos, fermement arrimée par ses bras qui supportaient solidement mes genoux autour de sa taille.
- Kakashi...! m'insurgeai-je en parsemant ses épaules de coups aussi faiblards les uns que les autres de mes poings qui me donnaient l'impression d'être devenus de véritables glaçons.
J'entendis le rire profond de mon agresseur résonner dans les courants glacés de la nuit, et ce timbre vibrant stoppa instantanément ma furie, me laissant presque estomaquée.
- Je ne crois pas que tu sois en état de me faire du mal, s'esclaffa t-il avec malice.
- Ne me sous-estime pas, grondai-je, prête à reprendre l'assaut.
- Jamais ça ne me viendrait à l'idée, répondit-il avec une sincérité qui me réchauffa doucement le cœur malgré moi. Mais je te pense plus dangereuse lorsque tu n'es pas paralysée par le froid, sans vouloir t'offenser.
Je grognai dans ma barbe, m'accrochant aux larges épaules de Kakashi contre mon gré lorsqu'il entama sa marche en quittant l'abri du saule pleureur.
Le froid n'avait pas seulement engourdi mes membres, mais également mes sens et mes pensées, si bien que très vite et sans trop savoir comment, j'avais fini par reposer ma tête contre l'épaule de l'argenté, bercée par le chuintement de ses pas dans la neige et les soubresauts de chacune de ses enjambées dans les rue de Konoha. Je n'avais plus la force de songer à ce que je faisais là sur son dos, à la raison pour laquelle nous en étions arrivés là, au sens de tout ce foutoir. J'avais juste froid.
Mes tremblements incessants m'assommaient et j'en avais plus qu'assez de lutter contre la brise glacée qui me giflait la peau; je fourrai mon nez au creux des omoplates de l'homme qui me portait, en cherchant ainsi la chaleur de Kakashi à travers sa veste kaki. Le gris de ses cheveux me chatouillait doucement le front et me maintenait à peine éveillée, si bien que je crus m'endormir à la seconde avant que mon escorte ne s'arrête finalement.
Je levai la tête difficilement, mes sens brouillés par le sommeil imminent. Je clignai des yeux plusieurs fois avant de réaliser que la rue dans laquelle nous nous trouvions ne m'était pas familière.
- C'est pas chez moi ici, commentai-je d'une voix pâteuse.
- Effectivement, répondit Kakashi le plus simplement du monde.
Avant que je ne puisse mesurer pleinement le sens de ce qu'il se passait, l'argenté passa le pas d'une porte inconnue sans jamais se décharger de moi, pour finalement entrer dans une pièce sombre et chauffée qui soulagea instantanément mes muscles tendus, malgré la perplexité qui s'emparait de moi à mesure que mon esprit s'éveillait.
La lumière fusa subitement dans la pièce et je me retrouvai assise sur une large table sans trop savoir comment, tandis que je voyais la tignasse argentée de Kakashi disparaître derrière la porte d'une pièce adjacente.
Abasourdie, je détaillai timidement ce qui se trouvait autour de moi, des murs unis dénudés de toute décoration jusqu'à la collection d'Icha Icha Paradise fièrement coincée entre deux livres d'une petite bibliothèque poussiéreuse, en passant par les quelques plantes assoiffées qui ornaient la pièce çà et là.
J'avais assurément atterri chez Kakashi. Et il ne semblait pas souvent mettre les pieds ici, au vu du peu d'attention portée à la décoration et aux végétaux qui dépérissaient piteusement sur le bord de la fenêtre.
Trop soulagée de la chaleur ambiante qui réagissait par picotements sur ma peau glacée, je ne bougeai pas attendis patiemment que mon hôte présumé se décide enfin à sortir de son antre pour me fournir des explications. Malgré mon incrédulité et l'appréhension de devoir affronter le regard sombre de celui qui avait été le pilier de ma vie autrefois, je restai silencieusement léthargique, n'ayant pas la force d'esquisser le moindre mouvement. La hauteur qui séparait la table sur laquelle j'étais assise et le sol me paraissait vertigineuse, et j'avais peur que mes pieds écorchés par la rudesse du froid ne supportent pas mon poids. Quelle piètre kunoichi je faisais, décidément!
Je finissais par m'impatienter, et déçue de ma propre faiblesse actuelle, j'essayai de poser un pied à terre. Je fus retenue par une large main posée à la base de mon cou et la vision l'œil noir et perçant de l'argenté qui semblait me transpercer me stoppa net dans mon geste. Dieu que cet homme était rapide! Je ne l'avais même pas vu s'avancer.
- Bouge pas, fit-il de sa voix grave avant de recouvrir mes épaules de sa veste qu'il venait d'ôter.
- Kakashi, que...
Mais ma question mourut au fond de ma gorge et je couinai d'une douleur surprise lorsque je sentis le toucher de ses doigts arpentant mes pieds écorchés par le froid. Les yeux écarquillés, je l'observai secouer la tête d'exaspération, avant qu'il ne s'empare d'un linge humide qu'il avait déposé à côté de moi sans que ne je le voie jamais pour nettoyer les ciselures rougies que le gel avait dessiné sur la plante de mon pied.
- T'es pas bien de sortir pieds nus dans la neige, souffla t-il sans me lâcher un regard, visiblement concentré sur la tâche qu'il venait d'entamer.
Je ne sus que répondre, et me contentai de fixer cette scène improbable de cet homme argenté agenouillé devant moi, travaillant minutieusement à me panser les pieds. L'absurdité de cette situation me coupa le don de parole, et honteuse de ma médiocrité, je me contentai de baisser la tête et de rougir de gêne.
Ces quelques minutes de silence imprégné de mon embarras semblèrent durer des heures, alors qu'une fois de plus, Kakashi me paraissait tout à fait à l'aise avec cette situation. J'eus du mal à accepter que ses soins me faisaient effectivement du bien, et je réalisai à peine à quel point j'avais pu malmener mon être en demeurant des heures dans le froid après être rentrée de cette fichue mission qui m'avait écorché l'âme autant que le corps.
- Ton chakra est encore bas, commenta Kakashi au bout de ce qui m'avait semblé durer une éternité et je sursautai presque à l'entente de cette voix grave et nonchalante. Tu n'es pas passée voir Shizune à l'hôpital en rentrant?
Je secouai la tête négativement.
Il soupira doucement en mettant enfin un terme à cet étrange supplice, tandis qu'il finissait de panser mes pieds à présent recouverts de bandages immaculés. Il se redressa lentement et sembla se diriger vers cette même pièce derrière laquelle il avait disparu après m'avoir déposé ici, quelques minutes ou quelques heures plus tôt, je n'en savais rien.
- Je vais bien, Kakashi, me surpris-je à déclarer plus fort que je ne le pensais.
L'argenté se retourna vers moi et me sonda une nouvelle fois de ce fichu œil noir qui me déstabilisait plus que je ne l'aurais voulu.
- Tu ne m'en donnes pas l'air, lâcha t-il d'un ton plus dur qu'à l'accoutumée, qui me donna l'impression de recevoir un poing dans l'abdomen.
Il disparut derrière une porte avant de réapparaitre quelques secondes plus tard, les mains dans les poches. Je me surpris à apprécier la façon dont ce pull bleu marine détaché de son éternelle veste kaki lui seyait atrocement bien.
- Bon, je pense que tu peux marcher seule maintenant. Et tu devrais vraiment parler à Tsunade.
Son ton avait changé; il était devenu plus dur, plus sec. Ce revirement soudain me fit froncer des sourcils et je ne pus m'empêcher de me sentir blessée, au plus profond de moi, de ces mots qui ressemblaient fortement à une invitation à partir.
Je sautai de la table en grimaçant face à la réticence de mes muscles raides, et m'approchai lentement de Kakashi. Ce dernier me lança un regard interrogateur qui me confirma son souhait de me voir disparaître d'ici. Je lui tendis sa veste kaki qui avait habité mes épaules jusque là, avant de me détourner, amère, vers la porte de sortie.
Alors que ma main s'emparait de la poignée, je me figeai. Qu'est ce qu'il me prenait? J'avais pourtant éperdument souhaité fuir Kakashi, et c'est ce que je faisais depuis des années à présent. Je ne voulais pas me confronter à cette douleur qui m'habitait, et qui je savais être commune à celle de mon ancien ami argenté. Alors pourquoi je ne parvenais à sortir de cette foutue maison?
Je sentis mon cœur se serrer en réalisant que je n'avais finalement aucune envie de partir d'ici. Était-ce la chaleur confortable de l'habitacle ou la compagnie de cet étrange jeune homme que j'aimais et détestais à la fois qui me retenait ici? Je n'en savais rien. A cet instant, je comprenais simplement que j'avais le besoin viscéral de partager ma solitude avec quelqu'un, quel qu'il soit, simplement dans l'espoir de m'aider à panser les fissures que ma vie de kunoichi d'élite avaient infligées à mon âme.
- Kakashi?
Je ne me retournai pas, mais je sentais son regard effleurer mon dos et l'imaginais déjà avoir levé un sourcil inquisiteur.
- Est ce que je peux rester?
Je regrettai amèrement mes paroles aussitôt qu'elles aient franchi la barrière de mes lèvres. Son silence fut sa seule réponse, et il m'égratigna le cœur bien trop à mon goût. J'enclenchais alors doucement la poignée, dépitée et honteuse, avant d'ouvrir la porte.
Mais une main gantée vint la rabattre aussitôt, et je lâchai une exclamation surprise en levant la tête vers Kakashi qui me surplombait de toute sa hauteur.
- Oui, tu peux, répondit-il lentement en plantant son regard sombre et indéchiffrable dans le mien.
Je sondai cette prunelle de jais en quête d'une explication à ce nouveau revirement, mais je ne trouvai rien d'autre qu'une mer de noir aux lueurs indécises dans lesquels je tentai de ne pas me noyer.
Je me demandai alors si je ne venais pas de commettre une immense erreur. J'étais soulagée de ne pas repartir seule dans l'air glacé de cette nuit d'hiver où dansaient mes démons que je n'étais pas prête à réaffronter; et pourtant, j'avais envie de me gifler rien que pour avoir eu l'idée de vouloir rester avec Kakashi. Quelle option était la meilleure, finalement?
"J'ai simplement opté pour celle où je pourrai rester au chaud", me susurra la petite voix du déni au creux de mon oreille. Et je décidai de m'en contenter.
Résignée à assumer mes choix fumeux, je détournai le regard et me dirigeai timidement vers le centre de la pièce, en évitant soigneusement de recroiser le noir de ce maudit œil. Mes réflexions brouillées par les vestiges du froid, la fatigue et mon agitation intérieure, je décidai d'arrêter de réfléchir.
- Tu ne vis plus dans l'ancienne maison de ton père, dis-je platement, comme une simple constatation.
Je vis l'homme en face de moi se raidir imperceptiblement, et me rétorquer d'une voix lâche mais non sans une certaine amertume:
- Elle était trop grande pour moi.
La douleur imprégnée dans ces mots me serra le cœur tandis que les souvenirs de cette maison en question où résonnaient nos rires affluaient dans mon esprit, que je tentai d'annihiler en secouant la tête. Non, décidément, c'était trop dur. Je n'aurai peut-être pas dû arrêter de réfléchir, finalement. Ça m'aurait évité de sortir une bourde pareille, et plus embarrassée que jamais, je baissai la tête misérablement.
Pourquoi avais-je tant tenu à rester ici, au juste? Je me retrouvai là, au centre de la pièce à vivre en ne sachant que dire ou faire, ainsi je me contentai de me triturer machinalement les mains, déconfite, n'osant pas affronter Kakashi du regard. Et ce dernier, pour une fois, ne semblait pas plus à l'aise que moi.
Au cœur de ce silence pesant qui semblait cette fois partagé, je me remis à trembler, en ne sachant plus vraiment s'il s'agissait bien des vestiges du froid qui reprenaient son emprise sur moi ou des effluves d'une lente panique qui me tiraillaient les membres. Kakashi sembla le remarquer puisqu'il se détacha enfin de notre léthargie gênée et se dirigea vers une autre pièce pour en ressortir avec un vêtement entre les mains, qu'il me lança. Je le rattrapai maladroitement, et osai enfin lui lancer un regard inquisiteur.
- Tes vêtements sont humides, dit-il simplement comme si cela coulait de source. La chambre est par là, si tu veux te changer.
Je fronçai les sourcils mais suivis néanmoins son conseil, trop heureuse d'avoir enfin une occasion d'échapper à son regard sombre et de cogiter un peu sur ce que j'étais en train de faire. Alors que je pestai intérieurement contre moi même face à l'absurdité de mes réactions, je franchis la porte qu'il m'indiquait et me retrouvai dans l'obscurité de sa chambre, qui semblait tout aussi fade que le reste de sa maison. Je trouvai de quoi allumer la lumière, et après avoir bien fermé la porte, j'enfilai le vêtement qu'il m'avait procuré plus tôt, c'est à dire un large haut de ninja bien trop grand pour moi mais qui avait au moins le mérite de ne pas avoir pratiquement gelé face à la brise glaciale de l'extérieur. Je me surpris à apprécier son attention, néanmoins, et l'odeur qui se dégageait de ce vêtement me rendit bien trop nostalgique à mon goût. Après tout, gamin, il avait pris l'habitude de me prêter ses grands pulls puisque j'avais toujours eu la fâcheuse tendance de revenir des entraînements totalement dépareillée; je ne savais pas si cette coïncidence me faisait doucement rire de plaisir ou de chagrin. Peut-être un peu des deux.
Alors que je me décidai enfin avec courage de rejoindre l'objet de mon anxiété dans la pièce à vivre, mon regard s'accrocha à deux cadres photo déposés sur la table de chevet. Je retroussai mes manches bien trop longues et m'approchai, curieuse, avant de m'emparer du premier, qui semblait être le plus récent.
On y voyait trois adolescents et Kakashi, qui forçait les deux garçons aux airs contrariés, l'un blond et l'autre brun, à regarder l'objectif. L'adolescente aux cheveux roses au centre semblait être complètement au dessus de la mauvaise humeur de ses compères, et souriait à pleine dents.
- C'est mon équipe, fusa une voix traînante derrière moi.
Je sursautai et lâchai subitement le cadre, confuse, comme si je venais de violer l'intimité de mon hôte. Mais en me tournant vers ce dernier, adossé sur le pas de la porte, je réalisai que ce n'était nullement le cas. Son œil plissé témoignait de son sourire, et dans sa voix résonnait les échos d'une grande fierté. La tension réciproque qui nous habitait il y a quelques minutes encore semblait s'être dissipé, et j'eus l'impression de recommencer à respirer pour la première fois depuis une éternité. Soulagée de l'apparition de cette atmosphère moins lourde, je replaçai mon attention sur le cliché entre mes mains.
- Alors comme ça, tu es devenu sensei... murmurai-je pour moi même, en tentant de me faire à l'idée.
Il y avait là la preuve accablante de la divergence de nos chemins. Alors que je n'ai jamais cessé d'errer sur les routes du monde, à arracher la vie de nos ennemis potentiels et à me noyer dans la solitude d'une existence égarée, Kakashi avait trouvé pour vocation l'instruction de la relève. Je me surpris à penser que ces jeunes pousses de Konoha avaient eu un bel effet sur l'homme au masque; ils semblaient l'avoir adouci, changeant l'argenté aigri et rongé par les remords que je connaissais en un homme plus humble, droit et chaleureux, quoique toujours distant et assez secret.
J'aurai dû me réjouir d'une telle évolution. Mais je restai amère, en réalisant que j'avais toujours marché à reculon tandis que mon ancien coéquipier avait avancé, en parvenant à trouver un moyen d'atténuer sa souffrance. Moi, je m'évertuais à me débattre avec, sans jamais m'en affranchir, comme si j'étais condamnée à marcher à ses côtés toute ma vie.
Et je sentais que j'étais sur le point de franchir la limite du supportable. Ce n'était plus qu'une question de temps.
Je restai omnibulée par ce cliché de l'équipe de Kakashi, n'osant pas tourner le regard vers le deuxième cadre qui trônait à présent seul sur la table de chevet. J'entrevoyais vaguement une grande silhouette blonde, une tignasse argentée, des épis noirs et un sourire fabuleux qui incarnait le lien entre ces êtres discordants.
Je n'arrivai tout simplement pas à porter franchement mon regard sur les quatre personnes qui y figuraient. Cette photo représentait notre blessure que nous n'avons jamais su panser, la décadence de notre relation que nous n'avons jamais pu raccommoder. Cette image à elle seule avait le goût amer du désespoir, celui de ne pas avoir supporté la perte de mes amis et d'avoir brisé les liens avec le seul être cher qu'il me restait.
La gorge nouée, je tentai de réprimer les larmes qui me montaient aux yeux. Kakashi s'était approché, et je sentais sa grande silhouette se tenir à mes côtés. Il s'empara doucement de la photo que je n'arrivai pas à regarder, et il se mit à tripoter le cadre d'une nonchalance qui m'étais presque intolérable. Comment arrivait-il seulement à poser les yeux sur cet avenir que nous avions perdu?
Alors que j'ouvrai la bouche pour lui hurler de cesser cette offense, Kakashi me colla un nouveau cliché sous le nez. J'écarquillai les yeux, en comprenant que le cadre contenait une deuxième photo derrière celle de l'équipe Minato, et je crus défaillir en reconnaissant les visages joyeux des quatre enfants sur cette nouvelle image.
Un Kakashi enfant se tenait au centre, semblant regarder au loin vers l'horizon. Rin et Obito étaient assis dans l'herbe, et riaient aux éclats. Et il y avait moi, le visage fendu en un sourire lumineux, qui tenait de ma petite main celle de l'argenté.
Les larmes finirent par couler sur mes joues sans que je puisse les en empêcher.
- J'ai toujours voulu te montrer cette photo, dit doucement Kakashi. Mais tu n'étais jamais au village.
- Je... Je ne connaissais même pas son existence, hoquetai-je entre deux sanglots.
Je ne parvenais pas à détacher mes yeux de cette précieuse image, de cette joie ancienne que j'avais enterrée. Je prenais grand soin de garder la tête baissée et de laisser mes cheveux cacher mon visage rougi par mes pleurs qui devenaient de plus en plus incontrôlables à mesure que les secondes passaient. Je finis par me prendre la tête dans les mains, submergée par ce chagrin si longtemps enfoui au fond de moi qui m'était monté à la gorge d'un coup et que je n'avais pas la force de gérer. Je me mordais violemment les lèvres pour m'empêcher de lâcher les plaintes de mon cœur meurtri dont les points de suture venaient de lâcher.
Pendant de longues minutes, je déversai la souffrance qui m'avait silencieusement côtoyé toutes ces années. Je pleurai la disparition d'Obito, la mort de Rin, la perte de Kakashi comme je ne l'avais jamais fait, comme j'aurai dû le faire depuis longtemps. Je ne lui avait jamais fait face, à cette douleur, en prenant soin de l'enfouir au plus profond de moi et à ne jamais l'effleurer. Elle s'était gangrenée, avait pris en ampleur en pourrissant au fond de mon âme, jusqu'à ce que Kakashi me la déterre à l'instant; j'en suffoquai tant elle me déchirait de l'intérieur en se déversant dans mes veines, et m'anéantissait de toute sa détresse accablante.
Je n'avais jamais fait le deuil de cette ancienne vie. Et il est venu le temps de le faire enfin.
Perdre Obito avait été le début de la fin. Rin avait signé le salut de nos ruines de joie en partant à son tour. Minato Sensei s'était sacrifié pour le bien de Konoha. Et le rejet de Kakashi qui avait préféré s'entourer d'ombre au lieu de m'accompagner dans ces épreuves fut la dernière étape avant le déchirement. Et ô grand jamais je n'avais su faire face à cet enchaînement de catastrophes.
Tandis que je pleurai de tout mon saoul, je sentis les bras robustes de l'argenté entourer maladroitement ma carcasse frémissante, et je finis par poser ma tête contre son torse pour y renverser toute l'étendue de mon chagrin.
Je ne saurai dire combien de temps nous restâmes ainsi, dans une étreinte gauche et timide, nous, les deux seuls survivants qui n'avaient pas su se tendre une main secourable pour surmonter ensemble l'horreur que la vie nous avait infligée. Je me retrouvai étourdie dans ses bras, à me demander si l'homme contre moi était bien réel, si ce cœur qui battait sous mon oreille était le même que celui pour lequel le mien tambourinait dans ma poitrine autrefois.
Après tant d'années passées à désirer son aide, sa sollicitude pour parvenir à émerger de cette mer de déboires dans laquelle je n'avais jamais cessé de me noyer, voilà que je retrouvai enfin cette tignasse argentée, ce masque mystérieux, cet œil noir comme la nuit qui m'aidèrent à tarir mes larmes, à calmer ma douleur, à consoler mon cœur. Je crus un instant rêver, avant de sentir le fil invisible qui nous liait autrefois se réconcilier en un filament étroit mais bien réel.
Kakashi était là, putain. Et c'était tout ce qui comptait.
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