Chapitre 31 - Tas de cendres

Voilà. Ça recommençait.

Ash bondit de son lit, haletante, en maudissant le ciel de ne pas lui accorder une seule nuit de paix.

Elle avait hurlé, elle en était sûre. Elle ressentait le même atroce sentiment d'oppression qui s'emparait de l'atmosphère à chacun de ses réveils forcés, et son premier réflexe fut de se diriger vers la porte dans l'espoir de trouver un peu d'air. Mais la jeune femme se ravisa lorsqu'elle se rappela qu'elle disposait d'une salle de bain, à elle toute seule.

Un coup d'eau sur le visage la soulagerait bien plus que le vent glacial, à l'extérieur, qui annonçait le début de l'hiver par la façon dont elle paralysait les os transis par le froid.

La salle de bain était une bien meilleure option. Oui oui.

Elle se glissa alors sous la douche et soupira d'aise lorsque l'eau tiède essuya la chaleur de son corps meurtri. Lorsque ses muscles se décidèrent à se détendre, elle finit par éteindre l'eau et s'essuyer machinalement avant d'enrouler une serviette propre autour de sa poitrine et se diriger vers la porte qui donnait sur sa chambre.

Une fois entrée au cœur de l'obscurité de ses quartiers bercée par la nuit, elle se figea brutalement.

Quelqu'un était là.

- Que...

- Tu devrais fermer ta porte à clé, merdeuse, fusa une voix qu'elle connaissait que trop bien. On peut entrer comme si c'était un bar, ici.

Sans plus attendre, le craquement d'une allumette se fit entendre et le visage de Livaï surgit de la pénombre, tandis qu'il tendait le bras pour embraser la mèche de la bougie posée sur le bureau.

- Mais qu'est ce que vous foutez là?

Livaï leva les yeux de la flamme fraîchement allumée vers la jeune femme qui le dévisageait avec incompréhension, plantée devant la porte de sa salle de bain.

- Tout l'étage t'a sûrement entendu brailler, tu sais, répondit-il simplement.

L'orage de son regard glissa alors du visage balafré de la jeune femme, qu'il scruta de haut en bas avant de rencontrer à nouveau ses yeux, les sourcils froncés. Ash baissa la tête à son tour, avant de réaliser avec horreur la légèreté presque obscène de sa tenue.

- Je... Je reviens! bégaya t-elle en se réfugiant à nouveau dans la salle d'eau, le feu aux joues.

Après avoir enfilé quelque chose de plus décent et tenté désespérément de discipliner ses mèches rebelles de longues minutes durant - "Pourquoi je fais ça, au juste?" avait-elle finalement pensé en abandonnant sa misérable tentative -, elle finit par regagner une nouvelle fois sa chambre avec une certaine appréhension, celle de se retrouver nez à nez avec le caporal.

Elle secoua machinalement la tête afin d'effacer les craintes injustifiées qui dansaient dans son esprit et rejoint finalement le jeune homme qui arpentait sa chambre minutieusement, à l'affût de chaque grain de poussière.

Ash croisa les bras sur sa poitrine et s'adossa au mur en observant Livaï fouiner silencieusement dans son antre, agacée. Elle n'avait rien de particulier à cacher, mais une telle intrusion dans le peu d'espace privé qu'elle possédait avait de quoi la froisser.

- Vous m'expliquez ce que vous faites, bon sang?

Livaï garda le silence et passa nonchalamment ses doigts le long d'une étagère de bois, avant de s'emparer d'une petite boîte de métal posée au dessus. Il l'étudia quelques secondes avant d'ouvrir la bouche pour demander d'une voix presque surprise:

- Ou est ce que tu as trouvé ça?

Ash arqua un sourcil avant de reconnaître ce que le caporal tenait entre ses mains.

- Oh, ça, dit-elle en se redressant. C'est une marque de thé de luxe, je crois. J'avais l'habitude de... euh... d'en chaparder, avant, parce que ça se revendait bien. Je sais pas pourquoi j'ai gardé ça.

Livaï leva les yeux vers la jeune femme avant de retourner à sa contemplation de la petite boîte, presque fasciné.

- Vous pouvez la prendre, si vous voulez.

Cette fois, le caporal la dévisagea franchement, interrogateur.

- J'en bois pas, s'expliqua t-elle en ressentant le besoin de se justifier. Autant que ça serve à quelqu'un qui aime ça, je me trompe?

Livaï hocha la tête en ancrant ses prunelles profondément dans les siennes, avant de se retourner pour poser la boîte sur le bureau. Si elle n'avait pas rêvé, Ash comprit ce regard comme étant un "merci" silencieux, et s'en contenta.

Mais elle ne saisissait toujours pas la raison de la présence du caporal ici, en plein milieu de la nuit. Si elle avait effectivement réveillé tout l'étage en s'extirpant de son cauchemar, était-ce réellement une raison de venir lui en faire part personnellement à cette heure-ci?

- Caporal, je...

- J'aurai ouvert une boutique de thé.

La bouclée ouvrit grand la bouche, interdite.

- Quoi?

- Si je n'avais pas intégré les Bataillons, j'aurai ouvert une boutique de thé.

La jeune femme ne sut que répondre. Elle se contenta de fixer le dos du caporal qui avait posé ses mains à plat sur le bureau, sans comprendre.

- Et toi? demanda t-il en se retournant finalement.

Voyant l'incrédulité imprégnant le visage de la soldate, Livaï prit à nouveau la parole.

- Si on ne t'avais pas embrigadé ici, qu'est ce que tu aurais fait?

- Vous êtes venu ici pour discuter de nos rêves perdus, caporal? rit nerveusement Ash, perplexe.

Son rire mourut à la seconde où son regard croisa celui du jeune homme à l'attitude décidément étrange.

- Je ne sais pas, avoua finalement la bouclée en fuyant le regard perçant de Livaï.

Ce dernier garda le silence quelques minutes, grattant machinalement le bois du bureau sur lequel il s'était appuyé, pensif.

- Je comprends, reprit-il finalement avec monotonie. Quand on est un enfant de la rue, on a pas vraiment le luxe de rêver d'amour, d'amitié, de bonheur et de paix comme tout le commun des mortels. La seule chose dont on rêve, c'est d'un pieu et un peu de bouffe pour survivre.

- Qu'est ce qu...

- Pourquoi as-tu accepté, ce jour là? coupa t-il brusquement, le regard impénétrable.

Les images de ce jour là firent naturellement irruption dans l'esprit de la jeune femme, limpides et précis. La course poursuite dans les ruelles de Trost, le petit bar où elle travaillait tranquillement, la lutte pour s'échapper, ses genoux plantés dans la boue, la question qui détermina son avenir.

- Parce que sinon, vous m'auriez fourgué à la garnison, et...

- Arrête. Tu sais très bien que c'était du bluff, on en a jamais rien eu à cirer des petits délinquants comme toi. On t'aurait effectivement refilé à un garde à la con, mais tu aurais vite trouvé une solution pour déguerpir, j'en suis sûr.

Ash fronça les sourcils, perdue. Elle ne doutait pas du soupçon de vérité de ses paroles, mais où voulait-il en venir, bon sang?

- Dis moi la vérité.

La jeune femme se laissa choir sur son lit, son regard semblant voir au-delà des murs.

- Je ne suis pas croyante, commença t-elle, indécise. Mais je crois au fait que rien n'est laissé au hasard. Je crois que ce jour là, la vie m'a conduit devant vous pour une raison qui me dépasse, mais qu'on ne peut pas négliger. Alors même si je vous ai haï pour m'avoir pris ma prétendue liberté, je me suis jamais sentie aussi libre qu'ici.

Elle passa machinalement une main lasse sur sa cicatrice, telle une vieille habitude lui collant à la peau. Livaï suivit le mouvement en silence, et la jeune femme poursuivit.

- Et puis avec le recul, je me dis que passer ma vie en cavale ne faisait que me tuer à petit feu, vous savez. Ne pas avoir de sens à sa vie, ça tue. Et j'ai pas envie de mourir.

- C'est pas ici que tu vas assurer ta survie, merdeuse, répliqua Livaï avec sarcasme. Sérieusement, c'est ça l'objectif de ton existence? Consumer ta vie pour te faire réduire en cendres au delà des murs?

- Je ne suis déjà qu'un tas de cendres, sourit-elle doucement. C'est d'ailleurs tout le sens du nom que je porte. Alors pourquoi pas?

Livaï était sidéré. Jamais il n'avait vu quelqu'un aussi résigné à laisser son destin l'emporter, sans en craindre les conséquences. Qui était donc cette gamine?

Il l'observa se redresser finalement, mais ses traits se déformèrent par la douleur et elle lâcha un petit grognement étouffé en retombant lourdement sur le lit.

- Ta cheville? s'enquit-il en se rapprochant.

- Je pensais me remettre mieux que ça, soupira t-elle en guise de réponse, les bras en arrière pour soutenir son buste, son visage las levé vers le plafond. Mais ça finira bien par...

Elle s'étrangla de surprise lorsqu'elle sentit une main relever doucement l'ourlet de son pantalon pour dévoiler sa cheville blessée. Elle baissa lentement ses yeux sidérés pour venir découvrir la silhouette accroupie de Livaï qui s'attardait à présent sur l'attelle de fortune qui soutenait son membre mutilé.

Ash ouvrit la bouche mais aucun mot ne passa la barrière de ses lèvres, et resta ainsi muette dans sa contemplation effarée du caporal qui passait à présent lascivement ses doigts fins sur la peau à vif de la jeune femme.

- Je te laisserai pas rester qu'un tas de cendres, déclara t-il au bout d'une éternité, d'une voix étrangement rauque, sans pour autant lever les yeux vers le visage embarrassé de la bouclée.

Ash bégaya quelques syllabes inintelligibles, mais se tut à l'instant même où ses yeux croisèrent les deux orbes orageuses du caporal qui avait finalement levé la tête.

Figée, la jeune femme contempla la tempête de ces prunelles qui lui dérobèrent instantanément le don de parole. Dansaient dans ces deux mares de gris une flamme qui froissa douloureusement (ou agréablement?) quelque chose au creux de sa poitrine, et son cœur s'emballa.

- Tu es bien trop précieuse pour ça.

Le souffle coupé - par l'intensité de son regard ou les dernières paroles qu'il avait prononcées, elle n'en savait rien -, Ash suivit avec stupeur le mouvement du caporal qui avait finit par se redresser doucement, jusqu'à ce que son visage se retrouve juste en face du sien.

Avait-elle déjà éprouvé un malaise aussi divin? La peur même ne l'avait jamais paralysée à ce point. Son sang bouillait, mais c'était agréable. Le fouillis de son esprit avait été remplacé par un vide sidéral, où régnait en maître la seule image du jeune homme si près d'elle, aux traits effroyablement désirables, à en faire tourner la tête.

Elle voulut reculer par pur réflexe lorsque la pointe de son nez frôla le sien, mais ses muscles ne répondirent pas à sa demande. Était-ce bien, mal? Elle cessa d'y réfléchir lorsque leurs souffles se mêlèrent, alors que leurs regards ne cessaient de se lier, envoûtés par l'instant, et que leurs esprits engourdis abandonnèrent toute raison.

Un violent courant électrique sillonna son corps tout entier alors que les lèvres de Livaï effleurèrent finalement les siennes, ses mèches ébènes lui chatouillant doucement le front. Timides, indécis, ses gestes demeuraient indéfinis, volatiles, dans la caresse lente et indéterminée de ses lèvres, sans qu'il n'ose jamais les sceller franchement, dans la peur viscérale de franchir une telle frontière.

Les yeux fermés, Ash se nourrissait presque de la façon dont Livaï survolait son visage, frissonnant à chacune de ses caresses évasives, souffrant du manque d'une proximité plus grande encore qu'il semblait hésiter à lui accorder. Elle demeurait néanmoins raide et immobile, craignant qu'un simple geste ne fasse fuir cet être insaisissable et imprévisible qu'était Livaï, qui semblait enfin libérer sa tendresse à sa manière, passant outre les barrières qu'il s'était imposé jusqu'à cet instant.

Elle se sentait consumée, son cœur hurlant à l'agonie, à ce moment même où ils demeuraient à la fois si proches et irrémédiablement loin, sans qu'aucun d'eux ne sachent jusqu'où aller. Coincés entre leurs sens dévorés par le désir de proximité et leur perpétuelle résistance à franchir le point de non-retour, celui de céder à leur attirance mutuelle, ils restèrent ainsi au cœur d'un flottement troublé, nébuleux, pendant ce qu'ils leur semblèrent durer une éternité, une merveilleuse et douloureuse éternité.

Ils en voulaient plus. Ils en voulaient tellement plus. Droguée par cette douce torture et par l'horrible impression de manque qui lui tordait le creux de l'estomac, Ash autorisa son bras à se mouvoir prudemment alors qu'elle ouvrait les yeux. Elle se délecta de la vision du visage du caporal si près du sien, imprégné d'un calme étrange mêlé à une tension palpable qui lui serrait la mâchoire, alors que ses yeux demeuraient irrémédiablement clos.

Dieu, qu'il était beau. Sans pouvoir s'en empêcher, Ash leva prudemment la main pour venir doucement effleurer la joue du caporal. Ce dernier ouvrit brusquement les yeux et eut un léger mouvement de recul, et la jeune femme crut un instant qu'elle venait de commettre une erreur monumentale. Mais voyant qu'il ne détalait pas et qu'il s'était simplement figé, Ash s'autorisa à poursuivre son geste dans un élan mesuré, comme pour le rassurer. Elle passa lentement ses doigts le long de sa pommette jusqu'à la commissure de ses lèvres, pour remonter ensuite en suivant la courbe parfaite de sa mâchoire, le tout réalisé dans une lenteur extrême, précautionneuse.

Pétrifié, Livaï transperçait la jeune femme de son regard qu'elle finit par croiser, curieuse autant qu'effrayée de ce qu'elle allait y découvrir.

Elle n'y vit aucune colère, aucune aigreur, rien qu'une éternelle indécision. Le gris de ses prunelles s'étaient muées en une sorte de bleu, sombre et pénétrant, presque chaleureux, et Ash en fut puissamment fascinée. Le creux entre ses fins sourcils était pourtant bien plus creusé qu'à l'ordinaire, ses traits torturés se reflétant dans ceux de la balafrée.

Au bout de longues minutes à explorer chaque détail de leurs visages dans un jeu de regard incessant, enchanteur, Livaï finit par se redresser, brisant la bribe de cette passion naissante qui avait pris possession de leurs êtres durant ces derniers instants. La main de la jeune femme retomba pitoyablement le long de son flanc, la chaleur de la joue de Livaï encore marquée au creux de sa paume, tandis que ce dernier reculait lentement, annonçant son départ imminent.

A sa plus grande surprise, Ash l'observa marquer une pause, puis se retourner pour venir poser une main affectueuse sur le haut de son crâne en un geste maladroit.

- Bonne nuit, merdeuse, finit-il par prononcer doucement en liant une dernière fois son regard supplicié à celui équivoque de la jeune femme.

Lorsqu'il referma finalement la porte derrière sa silhouette, Ash s'écroula sur son matelas, expirant comme si elle n'avait pas respiré durant tout ce temps. Elle posa son avant bras sur ses paupières, et tenta de démêler le fouillis de son esprit qui était soudainement réapparu à l'instant même où le caporal avait quitté la pièce, emportant avec lui tout ce qu'il lui restait de raison. Elle ne savait plus si elle devait sourire ou pleurer, être heureuse ou dépitée. Peut-être un peu de tout ça.

Sans qu'elle ne puisse le retenir, un rire nerveux s'échappa de sa gorge, comme pour laisser s'évaporer toute la tension qui la hantait.

Livaï s'était trompé. Il avait fait tout le contraire de ce qu'il venait de lui promettre.

Puisqu'il venait de la réduire une fois de plus en un tas de cendres.


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Je n'ai qu'une chose à vous dire:

Je sais pas. Dites moi ce que vous en pensez.

Des bisous!

Emweirdoy

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