Chapitre 16 ~ Qui êtes vous?
Ash se tourna vers Erwin et le scruta, interdite.
Ce dernier lui avait tourné le dos et contemplait la vue depuis sa fenêtre, entravant les derniers rayons de soleil s'infiltrant dans la pièce en cette fin de soirée.
- Sais-tu pourquoi je t'ai contrainte d'entrer au Bataillon, Ash?
"J'aimerais bien savoir, ouais!", pensa t-elle très fort, sans pourtant laisser un seul mot passer la barrière de ses lèvres. Elle patienta, à l'affût de ces explications tant espérés. C'était le moment.
Erwin détourna son regard des vastes plaines verdoyantes qui lui faisaient face, pour s'approcher de la jeune femme et plonger son regard azuré dans le siens.
- Je suis sûr que c'est toi.
Il avait plus murmuré pour lui même qu'autre chose, noyé sous l'afflux de ses réflexions.
- Il y a quinze ans, déclara t-il alors plus fermement. Dans le district d'Utopia. Je pense que tu sais de quoi je parle.
Il vit la jeune femme qui lui faisait face se figer et blêmir subitement. Tous ses soupçons depuis trois mois étaient à présent justifiés par cette simple réaction.
- J'imagine que c'était là où tu habitais. Tu avais quel âge? Dix ans? Je pense qu...
- Taisez vous! hurla la jeune femme, pétrifiée.
Son visage était distordu en un étrange mélange d'expressions, associant la peur, la désolation et la colère en un même faciès.
- Comment pouvez-vous le savoir? gronda t-elle. Vous avez fouillé dans ma vie, hein? Comment vous avez fait? J'ai même pas de nom, putain!
Elle fut prise d'un frisson meurtrier. Cet homme qui lui faisait face était celui qui lui avait prit son existence. Qui l'avait humiliée en la forçant à s'agenouiller à ses pieds pour ensuite la placer à son service. Celui qui savait ce qu'elle s'efforçait de cacher, qui la manipulait en la maintenant captive, qui la contraignait de se battre bientôt contre ces monstres qui avaient détruit sa vie.
Submergée par sa fureur virulente d'être mise à nue, le désespoir impitoyable de ses souvenirs ravivés par les quelques mots du major et la détresse insurmontable qui reprenait le pas sur son cœur à l'agonie, en cet instant, la conscience de la jeune femme lui affirma que la raison n'avait plus lieu d'être.
Elle s'approcha alors dangereusement du major, qui, malgré l'expression meurtrière de la balafrée, ne bougea pas d'un iota. Erwin la surplombait de deux bonnes têtes, mais il pouvait facilement deviner qu'aussi grand pouvait-on être, n'importe qui aurait fui face à la démence d'un tel visage. Mais il était Erwin Smith. Il ne broncha pas.
Quelques années auparavant, un autre petit être lui en avait mortellement voulu, et même avec la pression glacée de sa lame sous la gorge, il avait survécu. Il survivrait là aussi, car ces gens, aussi torturés soient-ils, n'étaient pas des assassins. Ils étaient l'espoir.
Erwin savait pertinemment que la jeune femme était trop dévorée par ses émotions pour savoir ce qu'elle faisait. Elle ne possédait rien qui le mettait en danger, et aussi maligne et forte soit-elle, ses tremblements frénétiques témoignaient de son peu de possession de ses moyens. Elle n'était pas en état d'exploiter ses atouts.
C'est pour cela qu'il ne recula pas d'un pouce lorsqu'elle abattit son premier poing en plein sur sa poitrine, suivi d'innombrables autres assauts, aussi faiblards les uns que les autres. Des larmes sillonnaient à présent ses joues rougies par la fureur. Ses jointures s'écorchaient contre le torse aussi dur que la pierre du major qui resta immobile face à la véhémence de la jeune femme, de peur que le moindre de ses gestes n'envenime la situation. Elle devait se calmer, et il pressentait qu'elle s'affaiblirait bien vite, au vu de son frêle état, séquelle de l'entraînement acharné auquel elle s'était adonné ces trois derniers mois.
Son présage s'avéra juste; les coups de la jeune femme se firent de plus en plus faibles, jusqu'à ce qu'elle pose à plat ses mains sur le torse du blond pour y appuyer sa tête et pleurer de tout son soûl.
- Vous êtes qui, bon sang... gémit-elle, pathétique.
Erwin s'autorisa à passer ses bras autour des petites épaules de la recrue et de lui tapoter maladroitement le dos, comme on pouvait le faire avec quelqu'un prit d'une quinte de toux.
Au bout de quelques minutes, Ash se décida à reculer de quelques pas, cachant son visage dans ses mains. Elle sanglotait encore, silencieusement, mais sa rage passagère semblait l'avoir quittée.
Le caporal avait déjà fait part au major l'étrange tendance de la jeune femme à se mettre dans tous ses états suite à des mots ou gestes qui pouvaient sembler anodins pour le commun des mortels. Une fois la crise passée, elle se terrait dans un mutisme honteux, humiliée de réaliser qu'elle n'avait su garder son sang-froid en une situation qui s'avérait pourtant nullement dangereuse pour elle. Mais qu'y pouvait-elle? Après une vie passée à fuir la violence du monde et à se protéger de sa férocité, il y avait de quoi en garder des traces, aussi béantes que les cicatrices qui lui lacéraient le corps.
Se trouvait devant Erwin une jeune femme égarée, ayant perdu ses repères, et dont les réflexes instinctifs faisaient à nouveau surface chaque fois qu'elle se confrontait aux vestiges de ses démons, mués sous la forme d'actes et de paroles qui lui rappelaient ce qui l'avait tellement fait souffrir, auparavant. Elle ne savait même plus différencier une main secourable d'une agression, et le major en était parfaitement conscient.
- Assied-toi.
Erwin lui indiqua la chaise reposant devant le large bureau, derrière lequel il s'assit. Le regard humide, Ash s'exécuta docilement. Un fois installée, le blond laissa le silence s'installer, le temps de réfléchir aux mots justes.
- Il faut que tu saches tout d'abord que je ne te veux aucun mal, et que je ne laisserai personne ici te faire souffrir, et cela aussi longtemps qu'il me soit donné de vivre.
La bouclée ne réagit pas, les yeux rivés sur ses pieds.
- Regarde-moi, Ash.
A sa plus grande surprise, son ton s'était fait aussi doux que ferme, et la jeune femme ne put s'empêcher de lever la tête sous un tel accès d'autorité.
- Est ce que tu m'as compris?
Son regard embué croisant celui franc et sincère du major, elle acquiesça.
- Je te prie ensuite de m'excuser d'avoir évoqué cette période qui a dû être très douloureuse pour toi. Seulement, je suis obligé de t'en parler. Laisse moi t'expliquer, et tu comprendras.
Ash continua de fixer le major de son regard éteint, sans aucune expression apparente sur son visage. Erwin se lança alors.
- Il y a quinze ans, j'étais un jeune soldat, fraîchement recruté par le Bataillon. Je n'avais même pas encore effectué mon baptême du feu que l'on nous a envoyé à Utopia, moi et mes camarades, en renfort contre les titans qui étaient mystérieusement apparus là bas, sans que personne ne sache comment.
Erwin marqua une pause et scruta la jeune femme, comme pour savoir si elle était en état d'en écouter davantage. Il décela une petite étincelle, - de douleur ou de curiosité, il n'en savait rien - au fond de son regard vitreux, et il comprit alors qu'il avait toute son attention.
- Je n'avais jamais vu une telle horreur de ma vie, poursuivit-il gravement. Ma vie à peine commencée, je la voyais déjà achevée, devant le spectacle effroyable qui se jouait devant moi. Mes camarades trépassaient les uns après les autres, et je ne pouvais m'empêcher de me dire à chaque fois qu'il y avait de grandes chances que je sois le prochain. Tout me semblait perdu.
Ash, livide, luttait pour ne pas sombrer au cœur des images décrites par le major, enfouies profondément dans sa mémoire et qu'elle s'efforçait de ne pas déterrer.
- Et puis, je t'ai vue.
La jeune femme, parfaitement alerte à présent, haussa un sourcil.
- Tu es cette gamine que j'ai vu ce jour là. Je t'ai vu courir entre les ruines, en pensant que tu fuyais, comme moi. Mais tu as dérobé les lames d'un de mes camarades décédé, escaladé un mur pour te dresser devant un de ces monstres alors que j'en était moi-même incapable. Et tu l'as terrassé.
Un éclair de lucidité fendit le regard de la recrue.
- Vous... Vous avez les mêmes yeux que...
Puis elle comprit. L'homme assis en face d'elle était le même que celui qui, quinze ans plus tôt, lui avait donné l'idée de s'emparer de ces lames alors qu'elle l'avait observé virevolter dans le ciel. Cet homme blond dont elle avait croisé le regard d'un bleu intense tandis qu'il tournoyait en direction du monstre qui la poursuivait. Ce même regard céruléen devant lequel elle était à présent assise et qui la fixait, intensément.
Ils se scrutèrent mutuellement de longues secondes durant, les dernières paroles d'Erwin en suspens, avant que la jeune femme ne lâche finalement la question qu'elle aurait dû lui poser quinze ans plus tôt:
- Qui êtes-vous?
- Je suis Erwin Smith, répondit le blond le plus naturellement du monde, comme s'ils venaient de se rencontrer pour la première fois et qu'il se présentait dans les règles de l'art. 13e major du Bataillon d'Exploration, voué à la sauvegarde de l'humanité, corps et âme. Je crois fermement en sa victoire. Et toi, tu es cette enfant qui m'a insufflé cet espoir.
***
Livaï entra en trombe dans le bureau. Sa patience avait des limites.
Deux heures qu'il poireautait devant la porte du major, épiant le moment où la merdeuse sortirait enfin de cette foutue pièce pour qu'il puisse sérieusement discuter de la nouvelle lubie foireuse de son supérieur. Voyant qu'elle n'était foutrement pas décidée à le faire, il avait jugé bon de leur rappeler son existence par l'intermédiaire de son entrée fracassante.
- Erwin, je te jure que si tu...
Il se tut et se stoppa net dans son geste lorsqu'il remarqua tout d'abord Erwin qui avait posé son index sur ses lèvres comme pour dire "Chut!", puis les petites tâches brunâtre sur la chemise de ce dernier et enfin la recrue assoupie, allongée dans le divan au fond de la pièce.
- C'est quoi ce bordel? chuchota malgré lui le caporal, hébété, en pointant du doigt d'abord le vêtement tacheté de sang séché du major puis la jeune femme endormie.
- Ça, c'est ta protégée qui a apparemment très fortement voulu me tuer, répondit Erwin à voix basse, amusé.
Il tira sur le pan de sa chemise où se dessinaient les traces des poings de la jeune femme, dont les jointures s'étaient écorchées sous ses faibles assauts, lors de sa prétendue crise meurtrière.
- Et ça, poursuivit le blond en désignant son divan, c'est la preuve irréfutable que tu ne ménages pas tes subordonnés, puisqu'elle n'a rien trouvé d'autre à faire que de s'endormir pendant que je lui parlais.
- Tss...
Livaï, qui avait remplacé les maigres traces de surprise sur son visage par son éternelle expression impénétrable, s'affala sur la chaise en face de son supérieur.
- T'as réussi à lui dire ce que tu voulais avant qu'elle se mette à pioncer, au moins?
- Oui, c'est d'ailleurs ce pourquoi elle a eu après ma vie, plaisanta le major.
- Et tu veux mettre à la tête d'une escouade une gamine aussi instable qu'elle, soupira le noiraud en levant ses yeux agacés au ciel. T'as vraiment de drôles d'idées, Erwin.
- Tu étais le même, Livaï, et tu le sais, déclara Erwin posément. Et pourtant, te voilà le soldat le plus puissant de l'humanité.
- Foutaises, râla son subordonné. A l'époque, on ma promu seulement...
- Cinq mois après ton arrivée? Quelle différence? Vous fonctionnez de la même manière. Impulsivité, sentiments, force, instinct... C'est ce qui fait votre puissance.
- Arrête donc de me trouver des points communs avec cette merdeuse...
- Et toi, arrête de nier l'évidence. Toi, aussi têtu sois-tu, et cette gamine, aussi perdue soit-elle, vous incarnez l'espoir de l'humanité.
Exaspéré par l'éternel discours utopiste de son supérieur, Livaï se leva en soupirant. Il jeta un œil à la jeune recrue assoupie, recroquevillée sur le divan, ses épaules s'élevant et s'affaissant paisiblement au rythme de sa respiration détendue. Elle ne semblait pas avoir dormi de la sorte depuis des millénaires.
- Ramène la dans sa chambre, lui ordonna Erwin en se levant à son tour. Tu devrais lui donner quelque jours de relâche, elle a affreusement besoin de repos.
Le caporal soupira à nouveau, excédé. Il obéit néanmoins, sans trop savoir quelle force l'y poussait, se rapprochant silencieusement du divan. Il prit la jeune femme dans ses bras comme si elle ne pesait rien, avec toute la précaution du monde pour ne pas la réveiller, d'une douceur qu'il ne se savait pas détenir lui-même. En vérifiant s'il n'avait pas eu le malheur de lui faire ouvrir les paupières, il remarqua les traces des récentes larmes taries qui dévalaient les joues du visage assoupi de la balafrée. Son expression était d'un calme irréel, tellement différente de ses éternels traits tirés par la fatigue et l'amertume lorsqu'elle était éveillée. Toute la colère et la tristesse qui la rongeait à présent apaisés par la profondeur de son sommeil, elle avait maintenant l'air chétive, presque vulnérable. Si tout comme lui, ses nuits étaient habitées par des cauchemars immuables, le jeune homme comprenait parfaitement à quel point quelques heures de répit d'un sommeil sans rêves pouvaient faire la différence.
Ash dans les bras, Livaï sortit de la pièce, après avoir salué silencieusement le major d'un signe de tête. Les couloirs étaient à présent plongés dans la pénombre, vides, le couvre feu passé depuis quelques temps déjà. Le noiraud marchait à tâtons dans l'obscurité, de peur de trébucher ou de se cogner - lui ou la jeune femme - quelque part. Il se raidit quelque peu lorsque la bouclée, plongée dans les profondeurs de son inconscience, lui empoigna doucement la chemise et fourra son nez dans le creux de l'épaule du caporal.
"C'est bien parce que tu dors, merdeuse", soupira t-il mentalement.
Enfin arrivés devant la chambre de la recrue, Livaï poussa doucement la porte à l'aide de son épaule, traversa la pièce qui sentait étonnamment bon le propre, mêlé à quelques senteurs fleuries et printanières, puis allongea précautionneusement la jeune femme sur son lit. Il lui enleva doucement les chaussures et la recouvrit d'une couverture avant de se détourner en direction de la sortie.
Il fut alors prit d'une insoutenable envie, presque violente, qui lui électrisa l'échine dans un petit élan irréfléchi. Livaï se retourna alors vers l'endormie, indécis, puis se pencha prudemment au dessus d'elle pour enfin déposer délicatement ses lèvres sur son front.
Sans même réaliser la sincère teneur de son geste, il se détourna et finit par s'éclipser, décontenancé, laissant la jeune femme seule dans les abysses de ses songes.
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