Chapitre 10 ~ Balafre
C'en était devenu une habitude.
Lorsque venait le moment, ils le sentaient. Cela arrivait spontanément, sans qu'ils ne l'aient prémédité. C'était inconscient, naturel, et lorsque le courant électrique leur arpentait l'échine, les regards s'ancraient, le premier coup fusait, suivi de tant d'autres. Ils reprenaient la danse.
Livaï et Ash avaient développé une sorte d'habitude, de rituel, qui pendant quelques instants leur permettait de se comprendre, d'entrevoir le fond de la pensée de l'autre en silence, au travers de coups, de regards brillants d'une flamme qu'ils n'arboraient jamais autrement que dans ces moments. Puis, le semblant de bataille passé, ils reprenaient leurs masques de marbre et s'affairaient à laisser paraître qu'ils n'étaient rien d'autre que de vagues inconnus, qu'une recrue et son supérieur.
Ils avaient noué une relation étrange, indéfinissable, fondée sur la seule existence de leurs combats silencieux, toujours durant leurs nuits d'insomnies respectives. Ils pensaient tout savoir de l'autre tandis qu'ils se battaient de toutes leurs forces libérées, et ce lot de savoir disparaissait aussitôt la danse achevée, comme les vestiges d'un rêve qui se dissipe au réveil.
Il n'y avait jamais ni vainqueur ni vaincu. La notion de victoire ne les effleurait même pas, seul comptait l'instant, le prochain poing qui partirait, leurs mouvements souples et félins, leurs respirations maîtrisées. Rien ne valait l'exaltation de leurs gestes, l'ardeur de leur enthousiasme, la hargne de leurs cœurs.
La valse belliqueuse se terminait pourtant toujours lorsqu'un coup parvenait à ses fins. Une fois l'un des deux soldats touché, la transe se brisait comme du cristal, les morceaux de verre leur explosant au visage, éraflant leur peau comme l'on se pince parfois pour savoir si l'on ne se trouve pas dans un rêve. Ils retournaient à la dure réalité, celle où ils ne se comprenaient pas, où ils se regardaient en chiens de faïences, où l'indifférence reprenait ses droits.
Cerner l'autre était toujours plus difficile lorsque leurs yeux cessaient d'être voilés par la passion du combat; ils perdaient en intensité, en clairvoyance, n'exprimant rien d'autre que leur dure amertume familière. Ils ne parlaient peu, voire jamais; les mots étaient pour eux insuffisants, dénués de sens, puisqu'aucun terme ne pourrait définir leur relation, ni les étranges sentiments qui les habitaient. Ainsi le silence restait roi, bien plus éloquente qu'une longue conversation. La cigarette qu'ils partageaient couronnait leur séance pugnace, soufflant à travers la fumée toutes les choses qu'ils avaient oublié de se dire par les yeux.
Ash s'accrochait à ces récents rituels comme à la dose de nicotine que son corps quémandait à longueur de temps, à l'image de leurs combats qui étaient l'incarnation de ce tube effervescent se consumant peu à peu entre chaque souffle, éphémère. Elle attendait avec impatience la prochaine fois qu'ils dégaineraient leurs poings, comme on attend la prochaine cigarette après avoir éteint la dernière, car elle se sentait à ce moment là aussi libre que la fumée qu'elle relâchait dans l'air, virevoltant au gré des remous du vent puis disparaissant dans la nuit.
Livaï, de son côté, ne comprenait pas trop son propre engouement, mais refusait néanmoins de se poser trop de questions. Il aimait ces instants où il se sentait enfin lui même, malgré qu'il se mette consciemment à découvert sous les yeux de cette étrange gamine. Il n'avait pas peur de ce qu'il risquait de dévoiler, car rien ne lui faisait honte lorsque son regard s'accrochait à celui de la jeune fille. Il s'oubliait et se voyait à travers ses yeux. C'est tout ce qui comptait.
Puis le temps reprenait son court et les deux soldats finissaient par se jauger, hébétés, comme s'ils avaient oublié ce qu'ils faisaient, comme s'ils avaient commis un acte irréparable. Leurs chemins se séparaient ainsi, dans leur amertume retrouvée et dans la non-compréhension du monde qui les entourait, dans l'attente insoutenable de leur prochaine offensive mutuelle, où il abandonneraient à nouveau leur douleur dans les yeux de l'autre.
***
A la fin d'une de leur énième transe nocturne, Ash décida de briser ce silence inconfortable et pesant qui établissait la frontière entre ces deux êtres égarés, qui tentaient inlassablement de coller les morceaux d'une relation confuse à l'aide de leurs poings.
- Pourquoi vous ne dormez pas, caporal?
Livaï tourna ses yeux orageux vers la jeune fille dont les traces de leur lutte récente se fanait peu à peu de son visage balafré. C'était la première fois que l'un d'entre eux osait briser l'éternel silence qui suivait leur combat tacite, et qu'une voix timide vienne obstruer le mutisme de la nuit le décontenançait.
- Et toi, pourquoi tu ne dors pas, merdeuse?
- Parce que je fais des cauchemars.
- Moi aussi.
Ash fronça les sourcils et fixa le caporal à son tour. Sa réponse avait fusé, évidente. La jeune recrue fut piquée d'une violente curiosité et dût se retenir de poser une question bien trop intrusive qui risquerait de braquer son supérieur. Elle était déjà en si bon chemin pour le faire sortir de sa réserve, elle ne voulait pas tout gâcher. A sa plus grande surprise, ce fut le caporal qui reprit parole.
- De quoi sont faits tes cauchemars, gamine?
Ash pâlit, ce que ne manqua pas de remarquer le jeune homme. La balafrée patienta quelques minutes avant d'enfin lâcher:
- De l'origine de mes cicatrices.
Livaï ne poursuivit pas, sachant pertinemment qu'il s'aventurait sur un terrain miné.
- De quoi sont faits les vôtres? osa demander Ash à la grande surprise des deux soldats eux-mêmes.
- De l'origine de mes propres cicatrices, répondit-il d'une voix égale, lente et presque inaudible.
Leur discussion s'acheva sur leurs interrogations timides et silencieuses qu'ils n'osaient formuler, et le silence repris, désormais un peu moins distant qu'il l'était auparavant.
***
Ash s'attelait à nettoyer la pièce de fond en comble et pestait intérieurement sur l'homme à l'origine de ces corvées de ménage, alors qu'elle aurait tant voulu utiliser ce précieux temps pour s'entraîner davantage à la tridimensionnalité, son nouvel échappatoire.
En dehors de leurs danses belliqueuses, le caporal retrouvait son rôle de supérieur sévère, inébranlable et austère, et surtout maniaque à souhait. Ce dernier n'avait pas oublié que, lors du premier essai de la jeune femme à la tridimensionnalité, elle n'avait pas appliqué ses ordres ni attendu son aval pour commencer. Elle en payait à présent les frais; elle était alors contrainte de passer sa journée dans cette vieille pièce inoccupée et poussiéreuse du quartier général, à astiquer chaque centimètre carré - "jusqu'à ce que ça brille, merdeuse", avait sèchement précisé le caporal - de surface. La salle était encombrée de toute sortes de vieilleries dissimulées sous de longs morceaux de tissu crasseux, allant de vieilles carabines dont le bataillon n'avait plus aucune utilité jusqu'à de l'argenterie, en passant par toutes sortes de babioles sans importance et que la jeune fille n'aurait jamais imaginé se trouver ici. La pièce était ouverte sur une large fenêtre, d'où Ash pouvait observer avec envie ses coéquipiers travailler sur le terrain d'entraînement. Elle savait que, de là où il était, le caporal avait une vue parfaite sur ce qu'elle faisait à travers la fenêtre, et la balafrée ne put réprimer un juron agacé lorsqu'elle sentit son regard anthracite longer son dos alors qu'un tas d'objets s'écroulèrent dans un vacarme assourdissant après qu'elle ait tenté de tout faire rentrer dans une petite armoire en bois.
"Il ne pourra donc jamais cesser de me lorgner comme si j'étais une criminelle sous haute surveillance, bordel?"
Mal à l'aise d'être épiée, Ash s'affaira alors à juger la gravité des dégâts en passant paresseusement son regard sur le tas d'objets tombés à ses pieds.
"Un vieux tuyau en acier tordu, une assiette en porcelaine cassée et... Oh!"
Ensevelis sous un tas de bibelots, elle reconnut ce qui semblait être le manche d'une guitare. Elle s'empressa de l'extirper du fouillis, et l'examina. L'instrument était en mauvais état. Certaines cordes manquaient, le vernis du bois s'écaillait, et les mécaniques étaient usées, presque rouillées.
- C'est quoi ce foutoir, merdeuse?
"Oh non..."
Le caporal, dressé dans l'encadrement de la porte, passait en revue l'état déplorable de la pièce d'un air dégouté.
- Je t'ai pourtant demandé de nettoyer, pas de foutre encore plus de bordel, dit-il, las.
Penaude, Ash s'efforça de soutenir son regard sévère, l'épave de la vieille guitare toujours dans les mains.
- Pose moi ce déchet et remet-toi au travail, déclara Livaï en tournant les talons, prêt à retourner à ses affaires.
- Eh! C'est pas un déchet!
Le jeune homme se stoppa net dans son geste et lui lança un regard meurtrier par dessus son épaule.
- Je... Je pourrais la réparer, tenta alors maladroitement la bouclée. Je sais comment faire et...
- Fais ce que tu veux, la coupa t-il, agacé. Maintenant tu la fermes et tu ranges.
Livaï s'éclipsa, laissant derrière lui la jeune femme qui, malgré la réprimande, arborait à présent un large sourire satisfait.
***
- Tu fais quoi?
Ash se tourna vers Petra qui s'avançait vers elle, un sourire amical aux lèvres.
La journée touchait à sa fin, et Ash avait profité de ces quelques heures de répit que représentaient les débuts de soirées pour s'atteler à son nouveau passe-temps: la réparation de guitare. C'était une activité plus éprouvante qu'elle ne l'avait pensé, au vu de l'état déplorable de l'instrument. Néanmoins, elle y voyait l'opportunité de s'occuper les mains et l'esprit le temps de quelques heures, et prenait du plaisir à remettre à neuf cet instrument qu'elle affectionnait tant. Assise sur les éternels escaliers qui menaient au terrain d'entraînement, Ash baignait dans la lumière orangée du soleil couchant ainsi que les rires joyeux des soldats restés dehors pour passer du bon temps.
- Tu sais en jouer? demanda Petra qui s'était assise à ses côtés.
La jeune femme acquiesça avec un sourire timide.
- Super! Tu nous montreras quand elle sera réparée?
- Si tu veux, rit la bouclée face à la mine enjouée de son amie.
Ash s'appliquait à présent à démonter les mécaniques afin de changer les pièces défectueuses, et de nettoyer et repeindre celles qui étaient encore en état.
- Qui t'a appris à jouer?
La balafrée se raidit.
- C'est... C'était un vieil ami à moi.
La jeune vétérane saisit le trouble de la recrue et décida de changer de sujet.
- Le caporal ne t'as pas trop enguirlandé tout à l'heure?
Ash se demanda d'abord comment Petra a pu avoir eu vent de cette petite altercation, puis se souvint que la soldate se trouvait toujours dans les bottes du jeune homme.
- Pas plus que d'habitude, répondit-elle alors avec lassitude.
- Il a toujours été grognon, rit Petra, des étoiles dans les yeux. Tu as dû être surprise à ton arrivée de découvrir que le fameux soldat le plus puissant de l'humanité était en réalité un petit homme grincheux et maniaque!
- Bah... Il est comme il est. Et en vérité, j'en ai pas grand chose à faire, des rangs ou appellations de je ne sais qui.
Ash avait l'impression de lui servir le même discours qu'à Hanji et Mike, deux mois plus tôt.
- Ça ne veut pas dire que je doute de son talent, loin de là, reprit la balafrée, pensive. C'est juste que j'ai du mal à associer un surnom, aussi glorieux soit-il, avec quelqu'un qui n'est rien d'autre qu'un être humain, au même titre que toi et moi.
- Ah bon... Moi ça me fascine, déclara Petra, le menton posé dans ses mains et le regard perdu dans le vide. Tu dis ça parce que tu ne l'as encore jamais vraiment vu à l'action. Tu changeras sûrement de discours quand tu le verras contre un titan. Il est juste... grandiose, c'en est presque pas humain.
Un petit silence s'installa. Petra affichait un petit sourire conquis tandis que la balafrée s'acharnait sur les frettes poussiéreuses de l'instrument.
- Dis moi, commença soudainement la prétendue musicienne.
Il est tellement rare que la jeune recrue pose des questions que Petra sortit subitement de sa rêverie et se tourna vers elle, la lueur inquisitrice dans son regard l'invitant à poursuivre.
- Tu n'aurais pas un faible pour le caporal, par hasard?
Le feu monta aux joues de la brune aux reflets orangés, et Ash sourit malicieusement à cette réaction. "Dans le mille," pensa t-elle.
- Qu... Qu'est ce qui te fait dire ça? rétorqua Petra, d'un air faussement outré.
Ash ne put s'empêcher de rire sincèrement.
- Y'a qu'à voir la façon dont tu parles de lui, déjà, s'expliqua t-elle en tentant de refouler un nouvel éclat de rire. Tu es toujours dans son sillage, tu bois littéralement ses paroles, et tu fais toujours en sorte d'attirer son attention... C'est pas suffisant comme preuves pour toi?
La vétérane lui flanqua un coup de coude dans les côtes qui ne fit qu'accentuer le rire incontrôlable de la bouclée.
- Arrête de te moquer de moi!
- Désolée, se calma la recrue. C'est juste tellement évident, pourtant tu te fourvoies quand même.
- T'es pas facile à berner, toi, râla Petra, en lâchant néanmoins un petit sourire vaincu. En même temps c'est vrai quoi, tu oserais dire que tu ne le trouves pas séduisant, toi?
Ash fronça les sourcils. Elle n'y avait jamais réellement songé. La seule chose qu'elle aimait chez cet homme était les rares moments qu'ils passaient à se battre en silence et qui lui faisaient tellement de bien. Elle était également quelque peu intriguée par les énigmes qui semblaient aller de pair avec le caporal, mais de là à le trouver séduisant?
- J'y ai jamais vraiment réfléchi, avoua t-elle alors.
Petra leva un sourcil joueur, comme pour dire "tu es sûre de ce que tu dis, là?"
- Mais c'est vrai, se justifia Ash, hilare. Je ne pense pas que le premier réflexe que j'aurais si j'étais attirée par quelqu'un serait de lui casser le nez, tu sais!
Elles éclatèrent de rire en cœur, et c'est sur la douce mélodie de leur gaieté que la journée s'acheva.
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