Chapitre XXX
Empire de Sekkya
Il fallut quatre heures de course pour que Xi traîne Phoe en-dehors de Donya. Après avoir massacré des dizaines de personnes pour sauver la condamnée, on était pour sûr à ses trousses. Et l'idée de perdre encore Liz, même si Phoe n'était plus vraiment Liz, la torturait.
Elles avaient profité d'un fleuve pour débarbouiller leurs faces terreuses ou ensanglantées. Ainsi plus présentables, Xi avait accompagné Phoe dans une auberge pauvrette, près d'un village vide au milieu de champs désertiques. La gorge nouée, elle bordait désormais sa partenaire dans leur lit compressé par de bas murs de bois.
À ce stade, loger dans une pièce toute rabougrie relevait de la pacotille. Tout ce qui importait pour Xi était Phoe. Bien que sa fièvre fut retombée, elle continuait de trembler. Mais le pacte n'y est peut-être pour rien.
« Le pacte ». Xi avait absorbé le fou récit de Phoe sans broncher. Elle n'avait pas vécu ces horreurs à sa place ; elle n'avait pas vu Shazar mourir dévoré par des papillons et Loë se suicider ; elle ne s'était pas vue en train de tenter de se pendre dans sa jeunesse ni de tomber peu à peu dans la folie.
Et plus que tout, elle n'avait pas patienté un siècle à ruminer dans le néant, pour se faire posséder dès son retour afin de s'assassiner. Phoe avait tué Liz, mais Phoe était Liz, et Phoe l'avait fait pour épargner Misa. Il était certes bien laborieux d'avaler que c'était son amie possédée qui avait conduit cette calèche. Non, elle ne le se figurait pas une seconde. Mais elle devait l'admettre.
Nous sommes deux meurtrières. Mais Phoe, elle, a tué à cause d'une Diablesse. Je le savais, que les Enfers étaient derrière tout ça. Ils l'ont torturée jusqu'à la moelle...
Là où elle souffrait désormais d'une peine poignante pour Phoe, sa hargne n'avait pas changé de cible.
Elle prit les deux mains glacées de l'ancienne future diablesse et planta ses yeux dans les siens.
— Dis, chuchota-t-elle. Maintenant, ça va ? Dans ta tête, et dans ton corps ?
De nouveau, on esquiva son regard. Xi posa sa paume sur sa joue.
— Regarde-moi en face, la pria-t-elle doucement. Je te trouve vraiment brave. Ma dévotion, à côté de la tienne, ne vaut pas grand-chose. Je veux rester avec toi et te voir sourire de nouveau. Alors, regarde-moi.
— Xi, tu n'as jamais été douée avec les mots.
L'intéressée recula, stupéfaite. Mais au lieu de la repousser, Phoe poussa un très long soupir. Puis, ses iris éreintés par ses incessantes batailles se posèrent sur elle.
— Tu vas vraiment aller aux Enfers ? souffla-t-elle.
— Oui. Tu n'es pas en état de faire élire cette Phoe, et je suis forte.
— Tu échoueras.
— Hein ? s'étonna son amie. Je ne pense pas. J'ai besoin d'informations, voilà tout...
— Mais tu ne sais pas parler ! gémit alors l'autre.
Xi sursauta pour de bon. Cette fois-ci, Phoe avait beau rester droite, elle transpirait le désespoir.
— Je n'ai pas attendu un siècle pour qu'on te fasse la peau, ni que tu subisses le même sort que moi...
— Maintenant que je sais comment ça marche ici-bas, ça devrait le faire.
— Tu ne peux pas sortir sans devenir immortelle, laissa-t-elle tomber.
À la jeune femme de détourner son visage. D'un coup, leur chambrée l'étouffait tant.
— Je sais comment je vais m'y prendre, marmonna-t-elle. Donc...
— Pour y entrer, énonça-t-on d'une voix rauque, il faut pénétrer les Massifs au nord-ouest.
Elle se retourna d'un bond vers Phoe. Céder aussi facilement ? Même moi, je me suis attendue à ce qu'elle rechigne encore ! Je ne vais pas me plaindre, mais c'est trop inhabituel, s'inquiéta-t-elle.
— Un dragon garde l'entrée. Lorsque je suis arrivée, je lui ai éclaté les yeux et j'ai fouillé les environs. Ça a été extrêmement dur, le monde m'a donné du fil à retordre, mais j'ai déniché un chemin menant sous terre. Puisque l'air était frais, j'ai continué. Phoe a été élue Diablesse en 1777. Le Diable actuel s'appelle Neeh.
— Le Neeh qu'on a entendu chez les Arbres ?!
L'autre hocha simplement la tête, avant de fourrer son nez dans ses draps. Cette fois-ci, elle ne cacha pas ses larmes muettes.
— Je ne veux plus rien faire, chuchota-t-elle d'un timbre mort. Je veux juste m'arrêter là, attendre de disparaître, et c'est tout...
Xi s'apprêta à la prendre par l'épaule ; Phoe saisit son poignet avant. Elles se fixèrent ainsi, noyées par une tension lancinante.
— Mais je sais que tu n'accepterais pas que je parte. Je ne suis même pas en état de te retenir, que ce soit sur le plan physique ou moral. Mon corps et ma tête ne vont pas bien, Xi...
Sa main glissa sur celle de cette dernière.
— Cependant, je peux au moins t'empêcher de foncer dans les bras de la Mort. Si tu y vas, tu vas devoir devenir immortelle. Là seulement pourras-tu ressortir. Mon propre duel avec Phoe a beau dater de plusieurs décennies, je me souviens qu'elle maniait le sabre avec agilité. Ses camarades portaient les mêmes armes ; alors, Neeh devrait combattre comme elle. Et du reste... Quelque chose était étrange dans son comportement.
Xi noua ses doigts moites aux siens, toute ouïe.
— Parfois, elle semblait se forcer, déglutit Phoe. Je ne sais pas si c'est dû à sa position et aux enjeux qui en découlent, où à la rencontre de « l'infinité de mondes et de Diables » qu'elle a mentionnée, mais j'aurais pu l'utiliser comme une faiblesse. C'est toute l'aide que je peux t'apporter... Je suis si désolée...
— Tu sors d'un siècle horrible, de jours de détentions et tu guéris toujours de la flèche que tu t'es prise dans le dos. Faire plus serait insensé. Donc, dors.
— Est-ce que j'ai le droit de te regarder en face ?
— Je te le répète depuis des heures, fit remarquer Xi, le nez froncé.
— Comment tu fais, pour être aussi indulgente... ?
Elle se frotta la nuque.
— En réalité, avoua-t-elle, je suis très en colère. Je vais aller régler mes comptes demain.
— Je parlais par rapport à moi, soupira tout bas Phoe.
— Je vais quand même pas me répéter cents fois. Tu m'as déjà vue mentir ? Même moi, je sais que je suis une bourde. Donc regarde-moi en face, repose-toi et laisse-moi finir le travail.
Sa partenaire renifla encore, et s'abandonna enfin à Xi. Celle-ci passa ses bras autour de son dos et amena son front au sein de son épaule.
Ce toucher lui avait tant manqué, réalisa-t-elle. Elle dut se faire violence pour ne pas étreindre Phoe de toutes ses forces. À la place, elle caressa son carré tout désordonné, et la laissa agripper faiblement son haut.
Leurs retrouvailles se retrouva aux antipodes de leur séparation : là où elles s'étaient enlacées jusqu'à ce que la fièvre ronge leur esprit, les quelques baisers qu'elles échangèrent se voulurent bien plus réparateurs. Doux, éphémères, et peu à peu miséricordieux. Phoe tenta de se pardonner, Xi l'y guida de toute sa maladresse.
Puis, l'aube sonna leur au-revoir. La première promit qu'elle allait attendre sans bouger de sa cachette ; l'autre, qu'elle allait revenir entière. Mais elles le savaient mieux que personne, elles ne faisaient que caresser un idéal, et la réalité allait bientôt leur cracher son venin à la face.
Phoe pouvait certes attendre ; mais Xi, elle, se retrouvait désormais seule.
***
Nord-Est de l'Empire de Donya, deux jours plus tard
Est-ce une blague ? pensa Xi, sur les nerfs. Autour d'elle régnaient hauts pics et bourrasques glacées : elle tournait en rond dans les massifs depuis treize bonnes heures. Ce tronc tordu, elle le croisait depuis la dixième fois. La mare toute pourrie, le cadavre pestilent d'un dahu et le roc en forme de hache aussi.
La sauvage nature seule la compressait – et la malmenait, en plus de cela ! Son environnement empestait tant le piège qu'elle le haïssait déjà. Si Loë avait été là, il aurait déniché l'issue de ce labyrinthe sans fin. Mais elle était seule.
Je suis seule...
Elle secoua vivement la tête. Non, elle n'avait pas le temps de se morfondre. La vie de Phoe était en jeu. Elle souhaitait tout autant retrouver son ami d'enfance et vérifier que Shazar était vivant. Quel que soit le résultat de ses actions, elle n'allait rien regretter, car elle voyait enfin le bout de cet enfer la tourmentant depuis dix ans déjà.
J'y suis presque ! Alors, je ne peux pas me laisser abattre. Même s'il n'y a personne pour m'épauler, que je suis complètement paumée, qu'un dragon et un Diable m'attendent et qu'on est peut-être déjà à mes trousses...
— Quoi, toujours mieux que voir mes amis mourir, gloussa-t-elle sans conviction.
Son rire rebondit contre les flancs ardus des monts, manquant de l'achever. Elle ne voyait plus même le soleil. Le ciel était trop gris, les alentours, trop similaires. Tout, tout semblait si figé, si mort.
Oh, peut-être que je suis déjà en Enfer ? Elle mit ses mains en porte-voix, un rictus tremblotant aux lèvres.
— Eh, Neeh ! Tu veux te battre trois secondes ?! En toute amitié, hein !
Pas de réponse, naturellement. À quoi s'attendait-elle ? À rien. Je ne m'attends à plus rien. Le mètre qu'elle entama, elle ne le finit pas. À la place, elle s'affala au sol, clouée par une frustration familière qu'elle n'avait plus ressenti depuis longtemps déjà, la même irritation l'ayant accompagnée durant ses années sans Loë ni Phoe.
C'était la pire de toute, car elle la mettait à genoux dans une facilité déconcertante. Xi passa une main tremblante sur son front, pour la laisser retomber à ses côtés.
— Neeh..., murmura-t-elle. Tu ne veux vraiment pas te battre, dis... ?
L'amère puanteur de la carcasse du dahu à ses côtés agressa ses narines. Les distances s'étirèrent, les secondes s'éteignirent, ses yeux se fermèrent peu à peu. Elle reposa sa tête contre le roc en face de machette ; la lassitude ankylosa son corps entier. Cette « frustration familière » l'abandonna à son sort.
Désormais, seul le néant l'habitait.
Loë. S'était-il au final tué ? Shazar. Avait-il été dévoré par les Papillons ? Phoe. Allait-on la trouver avant son retour ? Et moi... Est-ce que je vais mourir ici ?
Sa mère avait paru si détachée lorsqu'elle lui avait offert son trophée, qu'elle en arriva à penser qu'elle ne regretterait pas son décès une seule seconde. L'absence de son père, elle, valait tous les mots du monde. Là-bas, on ne m'attend pas. Il n'y a que ces trois-là, et je m'apprête à pourrir ici... ? Et ce, sans qu'on retrouve mon corps ? Sans avoir le temps de planter une dernière fois mon épée dans la terre et y périr ainsi accrochée ?
Elle dégaina son sabre avec lourdeur et l'arrima dans la seule parcelle de terre à portée. Ses yeux tombants étudièrent le gouffre à quelques mètres d'elle ; elle se fit violence afin de se redresser et « s'accrocher à son épée » telle une guerrière tombée sur le champ de bataille.
Épée même qu'elle délaissa d'un coup ; elle se retourna d'un bond et posa deux yeux exorbités au sommet du mont derrière elle. Une ombre immense la surplombait. À peine se mut-elle que Xi se saisit de son arc et l'arma en une fraction de seconde. Sa flèche siffla derechef en l'air... et explosa l'oeil du dragon ayant tenté de la prendre en traître.
— T'as cru que j'étais un cadavre ?
Il rugit longuement, éclatant les tympans de Xi. Une bramée enragée s'échappa du plus profond des entrailles de celle-ci. Son second projectile éclata l'orbite restant de la créature. Elle haïssait l'archerie et aurait bien égorgé ce dragon à la place...
Mais là moururent ses projets, car cet enfoiré chuta soudain de son piédestal. Elle se saisit avec urgence de son cimeterre. Sa poignée froide manqua de glisser de ses paumes moites. Le monstre l'ayant surplombée tombait désormais sur elle, la gueule grande ouverte.
Elle renifla sa chaude haleine putride, pour manquer de vomir son déjeuner. Il sentait le sang séché et la moisissure ; une épaisse bave tiède éclaboussa sa cotte de maille et glissa sur ses épaules telle une limace géante et pourpre. Puis vinrent enfin ses grands crocs jaunis par l'âge et la saleté. Elle n'observa qu'eux tandis qu'ils s'approchaient au ralenti.
Puanteur, giclures, danger imminent. Ce dragon éclata son monde figé dans une violence inouïe. Et alors qu'il se trouvait à mi-chemin, Xi réalisa enfin qu'elle allait peut-être mourir.
Mourir.
Cette pensée la foudroya. Elle roula sur le côté de justesse, brisant le temps laborieux les ayant embourbés. Son ennemi s'écrasa avec vacarme contre le sol ; des rocs volèrent, des arbres s'écroulèrent, la terre trembla sous les pieds de Xi. Elle se tordit la nuque pour voir la tête de l'être mystique, celui-ci baissa la sienne vers elle. Il ne voyait rien, mais sentait toujours ; il plongea donc droit sur elle, elle se jeta loin en hurlant. Mais au lieu de déraper, ses pieds quittèrent soudain le sol ferme.
Elle plongea dans le vide dans un hoquet. La lumière du jour, là-haut, la quitta si vite ; les ténèbres l'engloutirent si subitement ; son estomac se compressa si fort. Elle allait périr, disparaître. On allait l'oublier. Mais surtout, elle allait perdre la vie sans prendre appui sur son épée, sans offrir à la Mort son rictus le plus arrogant, sans venger Phoe et Liz ni retrouver Loë.
Sans voir le Diable...
Sa dégringolade s'éternisa tant qu'elle eut le temps de se remémorer ses dernières paroles avec Liz et Phoe, et son dernier cri envers son meilleur ami. Sa main chercha la tresse de Liz, pour l'effleurer du bout des doigts. Elle s'y agrippa un long moment, un très long moment, un trop long moment.
Et là où l'obscurité avait souhaité l'empaler, une lumière vive l'agressa soudain. Elle étudia, hébétée au possible, la prairie s'étalant sous ses bottes. Était-elle déjà morte ? Hallucinait-elle ? J'ai atteint le Paradis ?!
Un air frais malmena sa torsade. Elle serra les dents dès qu'elle rencontra le sol, mais aucune douleur ne suivit. Elle eut l'impression de plonger dans de l'eau fraîche, pour atterrir avec grâce au milieu de gentilles pierres et de touffes d'herbe. Puisqu'aucune souffrance ne suivait, elle en conclut qu'une crise cardiaque avait dû avoir raison d'elle et qu'elle touchait désormais à l'après-vie.
Cependant, le rêche des touffes sous ses mains semblait trop vrai. Les exclamations stupéfaites s'élevant autour d'elle l'extirpèrent tout autant de son état d'extase. Elles la poussèrent à distinguer les lourds nuages sombres régnant dans cet étrange ciel. Plus loin, une silhouette s'empressait vers elle.
Était-ce Loë ? Elle eut beau ouvrir la bouche, son nom resta coincé dans sa gorge. Non, Loë ne portait pas d'armure. Le gars qui se présenta à elle possédait de vives mèches ondulées et rousses et de grands yeux au brun pétillant. Sa face légèrement enrobée passa de curieuse à stupéfaite quand il s'arrêta à sa hauteur.
— Vous venez vraiment de chuter ici ? laissa-t-il ensuite tomber.
Sa voix rocailleuse perdit Xi.
— Oui ? hésita-t-elle.
— Qui êtes-vous ?
— Qui êtes-vous ? se méfia-t-elle aussitôt.
Puisqu'il restait coi, elle en profita pour se relever, raffermir sa prise sur son sabre et étudier les environs. Une prairie ? L'espace vert où elle se tenait se résumait bien plus à une clairière entourée de bâtisses de pierre. Bien des personnes les encadraient, elle et l'inconnu. Des petites, des grandes ; des rondes, des maigrelettes ; des hommes, des femmes, des enfants aussi.
L'homme l'ayant « accueillie » avec tant de gentillesse se frotta la nuque, le nez froncé.
— Moi, c'est Neeh.
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