Chapitre XXV

Xi zigzagua follement entre les troncs épais des Forêts du Nord. Autour d'elle, seuls de la végétation et onze Sangliers déterminés : Shazar avait dû appâter tous les Papillons du coin. Elle conjecturait sans mal qu'il n'y en avait plus d'autre, au vu des cadavres séchés que les sabots de son destrier écrasaient.

Une bonne partie de ces insectes étaient morts car personne ne passait plus ici. Voir une proie avait dû relever du miracle : sucre plus humain devait être plus attirant encore qu'une Tortue pour un Sanglier. Mais Shazar a sa cape. Je le retrouverai à la capitale une fois avoir tiré Phoe de là !

Ce simple songe la compressa d'un coup : elle serra sèchement les dents jusqu'à ce que sa mâchoire en souffre. L'affectionner, l'embrasser, l'enlacer, puis déguerpir pour une raison complètement loufoque ? Qu'elle ait tué Liz était impossible. Xi allait lui tirer les vers du nez – et ne comptait pas la ménager.

Une violente bourrasque de vent heurta soudain sa figure ; suivit une pluie des plus violentes. Elle l'alourdit soudain et Xi manqua d'en lâcher sa Tortue. Mais toute sa frustration s'évapora dès qu'elle posa ses iris devant elle.

Le bois s'éclaircissait, dévoilant un large début de chemin. À la poubelle, le torrent s'abattant sur elle et ses Sangliers : elle ne s'extasiait plus que sur le versant d'en face... et la ville ronde l'attendant en son pied. Soulagement immense, adrénaline bouillonnante, elle chargea plus vite encore qu'auparavant. Puis, ses pupilles repérèrent du mouvement en marge de la cité.

Elle hoqueta dès qu'elle repéra une foule rassemblée devant un échafaud. Dessus étaient planté trois piliers desquels pendaient des cordes.

Elle en aurait reconnu le nœud coulant entre mille – et surtout, la petite silhouette au carré noir qu'on poussait sur un tabouret la malmena du plus profond de ses tripes. On allait pendre Phoe. Juste devant elle. En bas de cette colline glissante.

— Non..., gémit-elle faiblement. Liz, Phoe... Liz. Liz... ?

Liz. Liz, on l'avait écrasée devant elle. Mais elle avait passé sept ans à se surentraîner pour éviter la mort de ses proches. Alors, cette fois-ci, cette fois-ci, ils allaient tous rentrer à la maison entiers.

Elle plaqua avec force ses talons contre les flancs de son destrier et dévala le talus en rugissant. On suivit à la trace, derrière : avait-elle atteint les cent kilomètres par heure ? L'estrade se rapprochait d'elle à une vitesse folle et les Gardes Impériaux le surveillant tirèrent leurs épées trop tard.

Les Sangliers piétinèrent l'assistance en mugissant, des cris déchirés éclatèrent ses tympans, du sang gicla sur le sol et les bêtes et le bois, Xi bifurqua sèchement vers une Phoe ligotée et glacée par la stupéfaction. Son cheval sauta la plateforme dans une facilité déconcertante ; Xi se pencha sur le côté, ramassa son amie sans merci, balança sa Tortue dans le massacre derrière et piqua à pleine vitesse au fond d'une cuvette...

Le plus loin possible de la capitale.

Sous son bras, Phoe gigota en s'étranglant ; Xi la balança devant elle sur sa selle. Une tempête furieuse, brisée, désespérée, la malmena dans la plus grande des violences. Elle eut raison d'elle.

— T'es tarée ! hurla-t-elle. Partir ? Partir comme une voleuse ? Tu te fous de ma gueule ?! Depuis quand tu tues des gens, depuis quand t'as vécu assez longtemps pour assassiner Liz, depuis quand t'es aussi conne ?!

Mais elle eut beau la secouer, Phoe resta interdite. Elle eut beau galoper comme une dératée, pénétrer la lisière des bois des Papillons en criant sa terreur et son désespoir, rien n'y fit. Elle arrêta finalement son cheval, pour les amener toutes deux dans l'herbe.

Au-dessus d'elles, les frondaisons dansèrent sous le vent et la fin de l'averse. La face de son amie pâlissait jusqu'à en être crayeuse.

Xi finit par poser d'un coup son front contre son épaule, secouée de soubresauts.

— Pourquoi tu es partie... ? gémit-elle d'un timbre brisé. Je tiens à toi. Je tiens tant à toi que je pourrais en pleurer et massacrer tous ceux qui menaceraient ta vie. La dernière fois que c'est arrivé, c'était pour Liz, et... et tu clames l'avoir renversée ? C'est quoi, ça, Phoe ?!

— Dis, énonça soudain celle-ci.

Son ton rauque secoua Xi : elle leva la tête vers elle, pour rencontrer deux yeux remplis de larmes.

— Est-ce que tu me reconnais ? s'étouffa-t-elle dans un sanglot. Je t'en supplique, est-ce que tu me reconnais... ?

— De quoi tu parles ? Tu es Phoe, bien sûr que...

— Non !

Elle bondit en arrière, ravagée par l'incompréhension.

— Entre Liz et moi... Xi, nomme une seule différence entre Liz et moi.

— Votre âge ? Votre statut ? Elle est morte ?

Mais Phoe tendit son poignet auquel était attachée cette très, très vieille tresse blonde.

— Non, murmura-t-elle. Xi, ça, c'est ton ancienne tresse.

Elle passa une main tremblante sur son front suant : ses yeux s'écarquillaient tant que Xi crut qu'ils allaient éclater de leurs orbites.

— Ma tresse est dans ma veste..., fit faiblement remarquer la seconde.

— Mais tu reconnais tes cheveux, n'est-ce pas... ? Je me hais, déballa-t-elle soudain avec frénésie. Je voudrais crever. Xi, je voudrais y passer ! s'époumona-t-elle. Sauf que... sauf que je ne peux pas, car je dois t'empêcher d'aller voir le Diable !

— Mais explique-moi, merde ! rugit-elle.

— Je ne suis pas morte.

Et Xi de béer. Les mots de Phoe la poignardaient en plein cœur : elle fut incapable de sortir le moindre son. On se lâchait. On déferlait tout ce qu'on semblait avoir retenu depuis des années.

Ces dires étaient si ridicules et dévastateurs qu'elle ne put pas y croire.

— Si, se reprit alors Phoe à mi-voix. Je suis morte. Mais je ne suis pas un fantôme. La scène que tu as vue... La scène avec la charrette. Tout est véridique.

— Tu dis n'importe-quoi, souffla Xi avec horreur. Dors avant de parler, c'est tout !

— La cabane secrète dans le bois, récita difficilement Phoe.

L'autre la fixa, éberluée. La cabane secrète dans le bois, seules elle et Liz en connaissaient l'existence. Ce lieu n'appartenait qu'à elles deux et elles seules.

— « Rien ne nous séparera », continua de gémir sa compagne. Et « il n'y en a qu'un, mais il y en a plusieurs aussi »... Tout ça, c'est de toi et moi, non... ?

Silence. Xi resta interdite un long moment. Phoe, Liz. Elle les avait confondues dans son rêve, à son réveil, le matin même, et dans ses pensées embrouillées durant son voyage. Mais Liz était morte. Et Phoe, non. Mais Phoe n'était pas tarée.

Puisque trop de cauchemars et de réflexions et de souvenirs et de traumatismes démentiels assaillirent Xi, son corps éclata d'un rire aliéné. Elle défaillit. Elle céda à la folie.

Elle était partie pour Liz mais l'aurait retrouvée depuis des années déjà ? Elle n'y comprenait rien à rien. Lorsqu'elle se calma enfin dans de grandes expirations exaltées, elle découvrit une Phoe noyée dans des larmes horrifiées.

— Je suis si désolée, chuchotait-elle rapidement. Je ne voulais pas. Je n'ai pas fait exprès. Je suis...

— Non, non, raconte...

— Mais tu n'es pas en état ! s'écria-t-elle.

— Si.

Son sérieux tombal parut figer Phoe.

— Si, je veux entendre. Car je n'y comprends rien. Tu me le raconteras de nouveau s'il le faut, je t'écouterai cent fois s'il le faut, je suis prête à tout pour savoir ce qu'il se passe.

— Et si tu me hais... ?

— Je ne peux pas te haït, laissa-t-elle tomber d'un timbre rauque. Juste... vas-y.

Alors, Phoe débuta son récit plus que loufoque. Elle hésita à chaque mot, elle semblait marcher sur des œufs. Ne comprenait-elle pas que Xi, après avoir manqué de se faire égorger, affronté des Sangliers géants, échappé à des Papillons et écrasé une cinquantaine de personnes, était désormais prête à tout ?

— Je ne suis pas censée exister, chevrota sa compagne. Je suis... une erreur, qui est allée voir le Diable avant toi.

Elle conserva simplement son immobilisme, à fixer des bouts d'herbe sans les voir.

— Si tu ne me crois pas..., hésita-t-on de nouveau, au bord des sanglots.

— Arrête.

Alors, on renifla avec labeur.

— Notre monde, suffoqua-t-elle lentement, il n'est pas figé. Il en existe une infinité... et il existe d'innombrables toi, Liz, Loë, Shazar, Dieux, et Diables. Je fais partie de ces Liz-ci... Et on m'a balancée dans ce monde-là. Où des Liz, il y en avait désormais deux. Tu le vois, non... ? Tu n'as jamais eu l'impression de me connaître depuis un siècle déjà ? Notre proximité ne t'a jamais paru incohérente ? Tu aurais dû m'en vouloir de t'avoir laissée derrière, et pourtant...

L'intéressée resta pantoise. Si, elle se l'était dit. Elle avait eu l'impression de connaître Phoe sur le bout des doigts et avait déchanté le matin où elle avait fui, comme s'il était acté qu'elle n'aurait jamais fait ça. Mais je ne l'avais retrouvée que depuis moins d'un mois. Je n'ai jamais, jamais appris à la connaître. Et Liz est morte. Je l'ai vu. Il est impossible que deux Liz... Non, Phoe qui est en face de moi...

Et puis il y avait les archives sur le Diable. « Il y en a qu'un, mais il y en a plusieurs aussi » étaient les mots exacts du livre qu'elle avait dévoré. Elle qui avait grandi en ne remettant jamais en cause cette information se prenait désormais son incohérence en pleine face.

— Dans le « monde » d'où je viens, s'étrangla Phoe, ce n'était pas moi qui ai été renversée par une calèche, mais ta mère.

Les entrailles de Xi se tordirent avec brutalité. Elle les ignora au profit de la voix faiblarde de Phoe, ou Liz, elle ne le savait plus, elle attendit simplement, car la fatigue et la confusion la noyaient petit à petit.

— Tu as aussi voulu chercher le Diable. Ton itinéraire était l'exact même qu'ici. Tu es allée dans l'École Martiale de la Capitale, et Loë et moi t'avons suivie. On y a rencontré Shazar. Tous les quatre, on est ensuite partis. Personne ne pouvait nous arrêter...

Sa voix craqua soudain : elle se recroquevilla sur elle-même, tremblante de tous ses membres.

— Mais vous êtes morts. Toi, Loë et Shazar, morts et je n'ai rien pu faire, et... Xi, je t'en supplie, hais-moi !

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