Chapitre XXIV
Empire de Donya, quelques instants plus tôt
Shazar étudia, l'œil exorbité, six Sangliers Géants s'arrêter net dans le chemin où gisait la carcasse de l'un de leurs confrères. Xi se releva avec difficulté, et le jeune homme devinait sans mal que sa proie l'avait sonnée et non tuée. Une bonne nouvelle au beau milieu de la catastrophe qui pouvait littéralement les réduire en miettes.
Puis suivit la tonitruante course d'un troupeau entier. Et si la jeune femme se dressait sabre ensanglanté en main, elle comme le bûcheron béèrent tels des carpes. Le second ne se rendait compte qu'à cet instant qu'il tenait la Tortue Rouge fort contre lui, à l'abri du sang et des coups. Seul ce toucher lui remémorait la légende liant les Tortues aux Sangliers. Et désormais, il fixait ceux-ci sans comprendre quoi que ce soit de la situation actuelle.
L'une des bêtes, la plus large d'entre elles, s'inclinait sur une patte tel un galant cheval. S'inclinait. S'inclinait !
— Shazar, murmura Xi, hagarde. Si tu veux fuir, c'est maintenant où jamais.
L'intéressé conserva son mutisme, estomaqué. Fuir ? Impossible. Le moindre geste pouvait sonner leur mort – un pas, un mouvement d'épaule, que savait-il, et on allait leur foncer dessus...
Et ses pensées de s'étioler pour de bon, détruites par sa stupéfaction. Trois autres Sangliers se courbaient. Cette scène était si insolite, si inattendue et invraisemblable, qu'elle en devenait risible. Des bêtes faisant deux fois leur taille et larges comme pas deux ; des monstres dotés de dents si épaisses qu'elles pouvaient empaler un tronc ; ça, ployer de la sorte face à eux ? Deux pauvres humains ? Alors que Xi a tué l'un de leurs congénères ?! Ça n'a aucun sens ! Cette situation le perdait tant que sa tête en tourna.
Il posa un regard désespéré sur Xi, pour frissonner en la voyant se figer aussi bien que lui. Elle qui était dotée de plus de puissance, de plus d'assurance, flanchait autant que lui. L'avait-il mise sur un piédestal, à penser qu'elle était solide au point de se remettre d'une telle scène ? D'une scène où des bestiaux de trois foutus mètres de haut ployaient face à eux comme s'ils leur prêtaient allégeance ? Nous prêter allégeance...
Sa respiration se coupa méchamment. De mes quelques années de forestier, réfléchit-il à pleine vitesse, un animal n'agit comme ça que lorsqu'il se retrouve face à plus fort que lui. Mais on n'est pas plus puissants. Pire, on ne fait pas le poids. Alors, se plient-ils face à notre nature d'Homme ? Non, ou ils auraient agi pareillement face aux autres chasseurs. Or, des bonhommes, ils en avaient écrasé à la pelle dans le passé.
Pour quoi faisaient-ils profil bas, alors ?
Un faible braillement le ramena à la réalité : dans ses bras, sa Tortue commençait à se mouvoir... ses iris fixés sur les Sangliers. Ceux-ci exhalèrent de grasses bouffées d'air ; là seulement Shazar sentit-il l'étrange connexion les reliant. Quelque chose de mythique, de légendaire.
« Il paraît que les Tortues se réfugient au nord pour échapper aux Hommes : la légende raconte que les Sangliers sont chargés de les protéger. »
Est-ce une blague... ? Cette légende s'avère vraie ?!
— Shazar ! répéta Xi entre ses incisives.
— Non, attends, laissa-t-il tomber.
Il dressa avec lenteur la Tortue au-dessus de sa tête. Tous les bestiaux avaient décliné leur gueule, mais leurs yeux ne quittèrent pas la petite créature. Alors, le jeune homme se releva précautionneusement. On ne suivit que l'émyde – ce, même lorsqu'il la promena en cercle, de haut en bas, de droite à gauche, et commença même à valser avec elle. Xi le dévisagea, interdite : il manqua de crever de honte, mais ses expérimentations primaient sur sa dignité.
Il finit par poser de nouveau l'animal contre son torse et se remettre à cheval malgré la terreur ankylosant ses muscles. Il risquait sa vie en pariant sur sa conjecture. Mais non, les Sangliers ne lui foncèrent pas dessus. Au contraire : ils l'étudièrent sans férocité aucune, avancèrent lorsqu'il recula, reculèrent lorsqu'il avança.
— Xi, chuchota-t-il, un grand sourire tremblotant aux lèvres. Je crois qu'on a ces Sangliers sous le coude. Ce n'est qu'une gageure...
— T'es complètement taré ! débita-t-elle à mi-voix. Tu penses qu'ils vont nous obéir ?!
— Oui. Parole de forestier...
Même si j'ai les chocottes, ragea-t-il.
— Soit ils nous tuent, soit ils nous suivent, insista-t-il. Dans tous les cas, on est obligés d'avancer. Le meilleur scénario sera qu'ils foncent non pas après nous, mais à nos côtés. Ce jusqu'à la Capitale. C'est ce qu'il en coûte pour sauver Phoe, non ?
Ni une ni deux, elle se remit à son tour en selle. Ils partirent d'abord au pas : on les suivit avec docilité. Plus les arbres défilaient autour d'eux, plus les buissons passaient de menaçants à bénins ; même les bruissements dans les fourrés fichèrent le camp au passage du cortège aberrant des deux individus.
Ce cortège même pesait sur les épaules de Shazar jusqu'à manquer de l'assommer. Il ne sut par quel miracle il n'explosa pas en larmes sous la pression. Était-ce grâce à la Tortue ? À leur but ? À la présence de Xi ? Mais notre chemin, il commence tout juste, et on doit le faire d'un coup, et... et on va pénétrer le territoire des Papillons...
Lequel, paraissait-il, pouvait-on repérer en notant une hausse du nombre de pins. Or, plus ils avançaient, plus ces foutus pins remplaçaient les beaux chênes d'autrefois, plus la forêt s'assombrissait. Le bûcheron perçut tout juste d'autres Sangliers les rejoindre au petit trot, derrière. La question « combien sont-ils, bordel ? » traversa timidement son esprit sens dessus-dessous.
Il retint pour de bon sa respiration lorsque seules des poignées de taches de lumière dansèrent sur le sol terreux. Leur chemin ne se résumait plus qu'à un sentier inégal et parsemé de sauvages touffes d'herbe. Ici, pas une seule trace de charrette ou de sabot : ils étaient seuls.
Shazar en aurait mis sa main à couper, cet environnement n'avait plus connu d'Hommes depuis des lustres, éventuellement car ils avaient dû être piétinés par les lourdes créatures que lui et Xi menaient par le bout du nez !
À sa gauche, il vit Xi resserrer sa cape autour d'elle, tentant de protéger la moindre parcelle de sa peau ; mais à l'instant où il se précipita pour l'imiter, il se raidit d'un coup. Une brusque horreur le glaça jusqu'aux os : un papillon venait de se poser sur sa joue à nu.
— Shazar ? intervint aussitôt Xi.
L'intéressé resta raide comme un piquet, pâle comme un cadavre. Toutefois, même au bout de trente secondes, même au bout d'une minute, son esprit n'avait pas quitté son corps. C'est un papillon normal ?
— C'est un papillon normal, murmura-t-elle à pleine vitesse.
Sa voix résonna affreusement contre les larges troncs les compressant. En effet, cet insecte-ci était vert ; les Papillons Dévoreurs d'Âmes, eux, arboraient une couleur brunâtre pour mieux se cacher dans les bois.
Au beau milieu de sa stupeur face aux Sangliers, il avait délaissé cette fourbe caractéristique de leurs étranges opposants. Autour d'eux tomba un mutisme morbide : la végétation même se taisait, l'air persistait dans un immobilisme effrayant. Si vie il y avait, elle devait se faire bien rare. Les Papillons ne dévoraient pas l'âme des animaux ; alors, pourquoi leur territoire restait-il si discret, là où il aurait dû regorger d'activité animale grâce à l'absence de l'Homme ?
Shazar haït viscéralement cette fichue forêt. Trop plate, trop renfermée. Il aurait mille fois préféré se confronter aux Arbres à Paroles que de se retrouver ici.
— On se dépêche, trancha-t-il d'un timbre chevrotant.
Ainsi s'avança-t-il au trot. Il se prépara à sortir ses sacs de bière à tout instant, puis se dit qu'il n'allait jamais avoir le temps de se protéger ainsi, puis tenta de se souvenir comment diable il avait planifié de les utiliser. Verser l'alcool sur son cheval ? Une blague. Sur une perche ? Mieux, mais tout aussi ridicule face à la menace que ces insectes représentaient.
Dans tous les cas, lui ou Xi risquait d'y passer. L'un d'eux devait s'exposer aux Papillons pour épargner l'autre de leur attaque avide ; sinon, comment user de ces flasques fruitées ? Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas non plus que Xi meure. On devrait faire demi-tour. Mais ça reviendrait à sacrifier Phoe. Alors...
— Xi..., gémit-il.
Elle continua de regarder droit devant elle, le teint crayeux.
— Comment on s'en sort face aux Papillons... ? Qui sert d'appât ?
— Ne me demande pas de décider, articula-t-elle sourdement. Tu as acheté ces sacs.
— Tu penses que j'ai tout prévu ?!
Elle braqua un regard furieux sur lui. Furieux, et pourtant tout aussi désespéré. Elle ne veut que retrouver Phoe – et Liz. Elle m'a dit plusieurs fois que je pouvais faire demi-tour... et je lui crie dessus... ? Alors que je l'ai suivie de mon plein gré ? Alors qu'elle veut depuis le début m'épargner ce voyage ? Je suis un vrai connard, putain...
Il essaya d'étirer son manteau sur l'intégralité de son corps. Mais restait sa face, et il ne pouvait rien y faire.
— Soit, chevrota-t-il. Je m'en charge. La Tortue...
Il la lui tendit de ses deux mains secouées de soubresauts : Xi s'en saisit, l'œil rond.
— Shazar, souffla-t-elle. Qu'est-ce que tu fous ?
— Je sers d'appât, s'étouffa-t-il. Les Papillons peuvent surgir à tout instant. Dès que j'ai mis ça sur mon cheval...
Il ouvrit avec précipitation ses gourdes de bière et les renversa sur son destrier. La peau de celui-ci frétilla, et il piaffa, bien mécontent. Néanmoins, Shazar n'en eut cure. Il déposa la dernière goutte de sa dernière binouze en hyperventilant, puis braqua deux yeux frémissants sur les fourrés et les ronces les attendant.
Les Sangliers fixaient leur attention sur Xi ; les Papillons devaient viser Shazar. Et désormais, chaque seconde semblait sonner sa mort.
Il avait envie de fuir. De sauter de son cheval, de courir hors de cette forêt et de ne plus jamais revenir, de rejoindre Loë à défaut de périr pour une personne qu'il ne connaissait que depuis une poignée de semaines.
Se retrouver être ainsi la cible des êtres les plus glauques de ce monde... Comment en était-il arrivé là ? Xi était-elle maudite, répandait-elle une malchance sans égale ? Une petite escapade pour rencontrer un Diable inexistant n'aurait jamais dû tourner ainsi ! Et j'ai le choix, je peux faire demi-tour, elle m'en offre toujours l'occasion, je ne peux m'en vouloir qu'à moi-même, souhaiter sauver ma vie est tout à fait normal...
— Shazar, les papillons ! s'écria soudain Xi.
Il bondit sur sa selle. Ses entrailles soubresautèrent lorsqu'une nuée noisette se déplaça avec élégance au-dessus de leurs têtes. Non. Il ne souhaitait pas trépasser célibataire. Il avait tant de choses à vivre. Mais je n'ai pas à crever, pensa-t-il à toute vitesse. Il pressa son cheval, tiré et poussé et bousculé par une urgence dévorante. Son instinct de survie l'aveuglait.
Il ne voyait rien d'autre que sa propre vie. Il ne souhaitait rien d'autre que sa survie. Pour les Dieux, ça ne devait pas être si compliqué à offrir. Un sourire terrifié déforma ses lèvres ; il jeta une œillade à Xi, laquelle filait à vive allure à quelques mètres de lui. Derrière, la tonitruante course des onze Sangliers la suivant désormais.
Elle tourna la tête vers lui : sa frange et sa tresse blondes se plaquèrent sur sa face tordue sous la frayeur.
— Qu'est-ce que tu fous ?! vrombit-elle d'un ton déchiré. Fuis ! Arrête de me suivre ! Sauve-toi !
Son hurlement brisé l'empala sur place. Il la dépassa au grand galop : ce nuage d'insectes le suivit aussitôt. D'autres arrivèrent à leur tour. Avides de sucre, de vie, d'Âmes. Pas la mienne, vous n'aurez pas la mienne, vous n'aurez jamais la mienne...
— Je suis encore en célibat, merde ! s'époumona-t-il. Vous m'aurez pas, bande d'enfoirés !
Il esquiva des troncs de justesse. Des pleurs incontrôlables le secouèrent brutalement. Branches et ronces éraflèrent les quelques parcelles de sa peau à nu ; mais il ne les sentit pas même, tant il fonçait à pleine vitesse dans les fourrés. La forêt s'assombrit, s'assombrit encore, l'étrangla cruellement – puis, un rayon de soleil brisa les épais feuillages le surplombant.
Une bénédiction. La folle fuite de Xi et des Sangliers faisait toujours trembler le sol, mais elle s'éloignait de plus en plus. Il avait encore la combattante en vue, elle lui lança tout autant quelques regards, il ressentit ses « ne crève pas » et « on se rejoint là-bas ».
Il hocha la tête dans un mélange d'angoisse et de détermination avant qu'elle ne disparaisse pour de bon ; arriva enfin ce bout de soleil. Lorsqu'il traversa la clairière bordée de buissons et de fleurs blanches, le temps parut passer au ralenti. Une bénédiction...
Mais cette lumière même illumina un quatrième groupe de Papillons. Il leva la tête, estomaqué. À quoi s'était-il attendu ? À trouver une issue de secours grâce à un pauvre bout de soleil ?
Une bénédiction. Un regard là-haut. Sa chair découverte que les ronces avaient éraflée. Ces trois petits éléments, il les lia trop tard : dix êtres descendaient déjà vers lui, à battre des ailes tels des dératés. Un simple contact, une simple patte minuscule qu'on posa sur son nez, et il s'égosilla à s'en déchirer les cordes vocales.
Dans sa bouche ouverte pénétrèrent des insectes affolés ; il n'eut pas le loisir de les vomir. On se posait sur ses yeux écarquillés, bouchait son nez morveux, bourdonnait à ses oreilles sifflantes. Une fraction de seconde, et il ne vit plus rien. Une fraction de seconde, et on le dévora purement et simplement.
Il s'entendit tout juste chuter à terre avant que toute vie ne le quitte.
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