Chapitre 3.5



Le Capitaine se retourne, et ses yeux presque noirs m'invitent à continuer. Sous les multiples regards que je sens peser sur moi, je pose ma question, directement adressée au Capitaine :

— Avez-vous déjà voyagé dans le désert ?

Sa mâchoire se contracte légèrement et je ne m'y trompe pas : il n'a pas aimé ma question.

— Non, souffle-t-il, mais j'y ai été entraîné depuis un bon moment. Vous êtes entre de bonnes mains avec moi.

Je me retiens de lui répondre que ce sera à nous d'en juger mais hoche la tête. Pour avoir l'air d'approuver.

— En fait, nous sommes complètement livrés à nous-même, conclut Misael à mon oreille en ricanant presque. Non mais Kiara, tu as vu ça ? Nous avons tous entre vingt et vingt-cinq ans et c'est la première fois que nous allons combattre. Et même que nous sortons d'Atielle !

Je ne peux qu'acquiescer : il a raison sur toute la ligne.

— Le Commandant Marvik nous l'avait expliqué au camp, et il avait raison : ils envoient les plus inexpérimentés pour rapatrier les vétérans qui savent se battre. C'est juste une vaste mascarade, et les autres régions n'en seront pas dupes.

— Ça ne me rassure pas, qui sait si...

Il ne finit pas sa phrase, tout simplement parce qu'une voix trop bien connue vient nous interrompre :

— Kiara, on peut se parler deux minutes ?

Enfin. Après deux jours à s'ignorer, monsieur daigne enfin se pencher sur mon cas. Lançant un bref regard à Misael, celui-ci me fait signe d'y aller, alors je me lève et suis Alek derrière une tente, à l'abri des regards.

Dans l'obscurité, je distingue à peine son visage lorsque nous nous faisons enfin face, j'aperçois seulement l'éclat de ses yeux sous les étoiles. Dans un premier temps, aucun de nous ne dit mot, c'est lui finalement qui prend la parole, d'une voix basse et lasse :

— Kiara, qu'est-ce que tu fais là ?

Je hausse un sourcil de contrariété.

— Pourquoi encore cette question ? On m'a juste sélectionnée pour aller coopérer avec des soldats d'Alkìne, c'est tout !

Un moment de silence s'ensuit, jusqu'à ce que je comprenne que ce silence venait de la perplexité d'Alek.

— Je ne comprends pas, pourquoi toi ? Sans vouloir te vexer, tu n'es pas dans un camp très bon, alors pourquoi ?

— C'est tout bête, soufflé-je, étonnée qu'il n'ait pas été mis au courant, ils nous ont choisi parce que nous ne savons pas nous battre : ils ont pris les plus nuls, enfin ceux qu'ils considèrent comme étant les plus nuls.

— Pourquoi les plus nuls ?

Cette fois, je laisse échapper un rire complètement incrédule, un peu désabusé aussi.

— Ah on ne t'a pas dit... Des soldats expérimentés d'Atielle se battent dans toute l'Oheïana, et c'était très bien jusqu'à ce que les Perdus nous envahissent. L'Alpha a décidé que c'était mieux de faire revenir les soldats expérimentés et d'envoyer d'autres soldats - les plus nuls - pour ne pas perdre les alliances faites avec les autres régions. Mais Alek, tu aurais vu notre niveau, on ne fera pas le poids et cette division d'Alkìne verra sûrement la différence avec nos prédécesseurs.

Je croise lentement les bras, attendant avec curiosité sa réaction.

— Je suis un des meilleurs à l'école des Généraux, cette mission avait pour but de me donner de l'expérience dans le commandement.

Je ne réponds rien, que pourrai-je répondre à ça ?

— Kiara, je suis content d'être ici, et honoré d'être membre de cette cohorte, quel que soit le niveau des combattants. Je te promets qu'on arrivera sains et saufs là-bas. Et par-dessus tout, je suis content de retrouver mon acolyte de toujours. Je suis désolé de ne pas te l'avoir dit plus tôt.

— Pourquoi as-tu réagi comme ça en me voyant ?

Mon ton n'est pas accusateur, je veux juste des réponses.

Je le sens baisser la tête.

— J'ai eu tort de penser cela, mais ma première pensée a été que je ne voulais pas te voir ici, s'explique-t-il et en sentant ma crispation à ces mots, il développe : cette expédition est loin d'être une promenade de santé, on nous a dit que la traversée du désert serait dangereuse à tous les points de vue... Mais tu as les capacités et la force pour mener cette mission à bien, je le sais, mais j'ai quand même peur pour toi.

Je ne peux retenir un sourire de fleurir sur mes lèvres. Au fond, cette explication me rassure.

— Tu n'as pas reçu ma dernière lettre ? me demande-t-il quelques secondes plus tard, je n'ai jamais eu de réponse.

— Quoi ? Ta lettre qui date de plus d'un mois ? J'y ai répondu.

Le soulagement teinte ses traits, et au début, je ne comprends pas bien pourquoi.

— Bon, eh bien je ne l'ai jamais reçue, j'imagine qu'elle s'est perdue...

Et puis là, j'éclate de rire, comprenant soudain.

— C'est pour ça ? Tu m'en voulais de ne pas t'avoir répondu ?!

Ses traits s'affaissent et je sais immédiatement que j'ai vu juste. Il laisse échapper un grognement et prend l'air de vouloir s'éloigner, admettant ainsi que sa froideur des derniers jours était seulement liée au fait de ne pas avoir reçu de réponse.

— T'es un vrai gamin Alek, j'y crois pas ! laissé-je exclamer en le retenant par la manche de sa tunique.

Il se retourne vers moi, et c'est naturellement que nous nous prenons dans les bras. Tout est oublié, tout est pardonné. Je savoure ce contact et manque de laisser couler une larme en humant le parfum si familier qu'il dégage : les effluves de son savon à l'amande mêlées aux odeurs de fer et de sueur. Cela faisait si longtemps. En fermant les yeux, j'ai l'impression de revenir des années en arrière, lorsque nous étions juste deux enfants, deux amis. Dans ses bras, j'ai l'impression d'être de nouveau en sécurité, d'être chez moi. Une impression, seulement. Il ne sera jamais mon chez moi. Dans le creux de son cou, dans un chuchotis à peine perceptible, je pose une nouvelle fois cette question à laquelle il ne m'a pas répondu, il y a deux jours :

— Tu n'es plus tout à fait un oméga, comment est-ce possible ?

Ainsi collée à lui, ce n'est même plus un doute : c'est une certitude. Il ne dégage plus cette aura brute et incontrôlée propre aux omégas, mais plutôt quelque chose de plus doux, comme sur la réserve.

Contre moi, je le sens soupirer avant qu'il ne se dégage de notre étreinte.

— Mes supérieurs pensent que je vais devenir Bêta, ou en tout cas, je suis sur la bonne voie. Comment c'est possible ? Je n'en ai aucune idée, mais ils ont fait l'hypothèse que le fait d'être entourés de Bêtas ou d'omégas plutôt puissants à l'école des Généraux a en quelque sorte réveillé un gène de Bêta qui était en moi. Apparemment, c'est la première fois qu'ils voient ça.

Les yeux écarquillés de surprise, je laisse échapper une exclamation d'admiration.

— C'est incroyable ! J'ai un ami Bêta !

— Pas encore, rigole-t-il en me souriant doucement.

Je lui rends son sourire au centuple et d'un commun accord, la discussion s'arrête et nous rejoignons les groupes qui se sont formés autour du feu.

Tandis que lui s'en va s'asseoir auprès de personnes qui me sont inconnues, je rejoins Misael, un sourire flottant sur les lèvres. Je suis juste contente que les choses se soient rétablies entre Alek et moi.

— Alors ? Tout est bien qui finit bien ?

— On peut dire ça, soufflé-je, les yeux fixés sur les flammes orangées qui s'échappent du bois, animées d'une danse presque magique.

Misael n'ajoute rien de plus et continue sa discussion avec un homme situé à sa gauche pendant que je plonge dans mes pensées. Alek ne recevra jamais la dernière lettre que je lui ai envoyée. Et je n'arrive pas à savoir si je dois plutôt m'en réjouir ou en soupirer de dépit. J'y étais enfin parvenue, à coucher sur du papier des mots que je retenais depuis des années, j'avais même réussi à envoyer cette lettre ! Et maintenant que je le retrouve face à moi, le courage me quitte. C'est toujours plus difficile de parler directement à une personne, alors que dans une lettre, on peut réfléchir et structurer son propos sans tenir compte des réactions venant d'en face. Avec une lettre, je n'affronte rien d'autre qu'une absence de conséquences : j'avais tellement peu de chances de le revoir, et la probabilité était si faible que je reçoive une réponse dans le désert ; et encore, j'aurais eu le choix d'ouvrir sa lettre. En somme, la lettre est une option de lâche, mais pourquoi aurais-je le devoir d'être courageuse ? Je n'ai pas à faire preuve d'héroïsme, car dans cette histoire, c'est moi qui en bave le plus. J'ai aimé.

Une main se pose doucement sur mon épaule et en sursautant légèrement, je me tourne vers le visage penché sur moi : celui d'Athala.

— Je voulais juste te dire que j'allais me coucher, c'est tout. Bonne nuit, et en voyant que Misael s'est tourné vers nous, elle répète : bonne nuit.

— Attends, je vais me coucher aussi, fais-je en me levant.

J'adresse un signe de la main à Misael et suis Athala vers notre petite tente située un peu plus loin.

— J'ai mis nos sacs à l'intérieur, m'informe-t-elle.

Mais je ne l'écoute qu'à demi-mots, mes yeux se sont posés sur la voûte étoilée. Loin du feu, on les voit encore mieux. Le spectacle est tout simplement magnifique, comme si des milliards de diamants scintillaient dans le noir. Pas une portion de ciel n'y échappe, les étoiles l'ont complètement colonisé. Et en l'absence de Lune, la seule lumière provient de ces vers luisants de l'espace. Qu'y a-t-il ? Tout là-haut ?

— Tu viens ? chuchote Athala en tenant un pan de la tente.

Je la suis à l'intérieur, retire mon manteau, mes couteaux et mes bottes, et toute collante, je m'allonge sur les couvertures étalées au sol avant d'en rabattre une sur moi. Le froid se fait plus intense de minute en minute, et déjà le bout de mes doigts et de mes orteils ainsi que mon nez sont tout engourdis.

Allongée sur le dos, je ne ferme pas tout de suite les yeux, dérangée par le fait de ne pas pouvoir me rincer le visage au minimum. J'imagine que je m'habituerai à ne pas pouvoir me laver régulièrement...

Le silence s'installe, lourd, car je sais qu'Athala ne dort pas non plus.

— Et comment sens-tu le fait d'être entourée d'hommes ? finit-elle par demander, un rire dans la gorge.

Il ne me faut pas longtemps avant de reconnaître la question du Capitaine.

— Nooon, ricané-je, il t'a posé cette question à toi aussi ?

Pour la première fois depuis que nous nous connaissons, nous éclatons de rire ensemble.

— Il faut être sacrément abruti pour poser cette question, conclut-elle.

Je hoche la tête même en sachant qu'elle ne peut me voir et la conversation s'arrête là. Je m'endors sur la pensée que je suis contente qu'Athala soit l'autre femme de ce groupe.

***

Le lendemain, nous testons pour la première fois la méthode de déplacement souhaitée par le Capitaine. Alors que le Soleil n'est pas encore tout à fait levé, nous profitons de la fraîcheur restante pour peaufiner les derniers détails. A mon plus grand bonheur – même si je doute que ce sentiment soit partagé par Misael – je joue le rôle de la cavalière et Misael celui de ma monture. Confortablement installée derrière ses omoplates de loup, nous attendons le signal du départ. Il reste seulement à fixer des sacs sur les deux derniers loups, et nous pourrons partir. Sur trente-cinq soldats, quinze d'entre nous conservent forme humaine et les vingt autres ont adopté leur forme de loup, dont cinq sans cavaliers, mais avec des sacs. Juste derrière moi, j'ai attaché le sac de Misael et le mien. Ceux-ci sont relativement légers : à l'intérieur, il y a seulement nos gourdes, nos couvertures et quelques objets ; donc rien d'extrêmement lourd.

Les loups d'Atielle ont majoritairement une teinte se situant dans les marrons, et parmi ceux transformés, aucun ne fait tache. Tous se fondent dans la couleur sablée du désert. Misael, lui, a une jolie couleur caramel unie. Je caresse doucement sa tête et je l'entends grogner : lui n'apprécie que moyennement de servir de monture. Je laisse échapper un petit ricanement et il tourne légèrement la tête vers moi en dévoilant ses crocs. Le connaissant par cœur, je ne le trouve pas le moindre du monde menaçant, alors mon sourire ne s'efface pas.

Détournant mon attention de mon ami, mon regard se pose sur les immenses dunes qui se dressent devant nous. Aujourd'hui, nous allons enfin entrer dans le désert fait de sable et de soleil et quitter ces étendues de gravillons et de cailloux.

— C'est parti ! lance le Capitaine installé sur un loup.

A ses côtés, Alek lui aussi est sur un loup, la forme lupine de Raïs plus précisément. Pas question que je m'approche de ce dernier : j'ai mis Misael au courant et à l'entente de mon récit, mon ami a préféré lui aussi rester à distance de ce fou furieux. Athala aussi voyage sur un loup, mais je n'arrive pas à le visualiser sous forme humaine.

C'est peut-être la deuxième ou troisième fois que je monte à dos de loup, et j'aime toujours autant ça. Sentir la grâce et la puissance de l'animal sous mes fesses me berce, je déteste seulement regarder le sol : j'ai toujours peur de tomber. Aussi grands que des chevaux, les loups autour de moi sont plutôt imposants. Et dire que les Perdus sont réputés pour être énormes, je n'ose imaginer leur taille.

Quelques heures plus tard, nous gravissons enfin la première dune. Une épreuve. Je sens Misael peiner, peu habitué à marcher dans le sable. Ses pattes s'enfoncent, et j'ai plusieurs fois l'impression qu'il va s'écrouler tant il se balance. Agrippée à ses poils, je me retiens de laisser échapper ma peur. Les muscles complètement crispés, je ferme les yeux d'appréhension. Décidément, jamais je n'aurais jamais pu faire partie du Corps mixte : je ne fais confiance qu'à moi-même dans ces situations. C'est au bout de ce qui me semble une éternité que nous parvenons enfin sur la crête de la dune. D'ici, l'immensité de sable qui s'étend devant nous est aussi belle qu'impressionnante. Au loin, la ligne d'horizon est invisible, comme si elle se fondait dans le ciel rendu brumeux par la poussière. Le vent qui doit souffler là-bas fait voler les plus petites particules de sable jusqu'à masquer la couleur bleue du ciel. Et puis, sous cet air poussiéreux, les dunes semblent se mouvoir au fur et à mesure de notre avancée. Leurs courbes gracieuses et sinueuses me rappellent les ondulations de la mer, et un curieux sentiment de nostalgie m'envahit quand je fais le parallèle. A la Base, je me baignais presque tous les jours, et même lorsque j'étais dans les salles de classe, certaines fenêtres donnaient sur l'immensité turquoise. Jamais je ne perdais la mer de vue, et voilà que je quitte l'humidité et la fraîcheur pour rejoindre la sécheresse et la chaleur. De mon plein grès.

Réajustant ma queue de cheval pour éviter que mes cheveux ne se collent à ma nuque, je pousse un glapissement de terreur lorsque Misael trébuche. Mon corps vacille, mes mains empoignent automatiquement sa fourrure, mes yeux se posent sur le sol. Grossière erreur. Un frisson me traverse tout entière lorsque j'avise le versant droit de la dune qui descend loin, très loin, vers un creux. Avançant sur la crête en file indienne, j'ai l'impression d'être haute, très haute, comme si le sol allait se dérober sous nos pieds d'un instant à l'autre. Sentant ma peur, Misael m'envoie des ondes de confiance et d'assurance, essayant de me calmer.

— Si tu savais combien j'aimerais pouvoir descendre... mais je perdrais la face, lui murmuré-je tout en sachant qu'il ne peut me répondre.

La communication entre loups et humains est encore plus ténue qu'entre loups ; et encore, sous forme lupine, il n'est possible de communiquer que par des impressions, des ondes que maîtrisent mieux les Bêtas et les Alphas. Leurs messages sont plus précis, plus lisibles et c'est pour ça qu'ils occupent les sphères de commandement des différentes sociétés : car ils arrivent à communiquer et à fédérer.

Et justement, c'est ce qui rendra ce voyage pénible : sans possibilité de discuter avec Misael, de longues journées ennuyeuses et répétitives m'attendent.

Fixant mon regard sur la file de loups qui avancent devant nous, j'ai pour la première fois ce fort sentiment que l'aventure commence. Après toutes ces années à apprendre à me battre pour rejoindre l'armée, j'y suis enfin, bien plus tôt que ce à quoi je m'attendais. Et au fur et à mesure que nous progressons plus profondément dans l'hostilité du désert, je me demande s'il y aura un retour d'expédition. En mon for intérieur, je ne peux m'empêcher d'en douter. Comme on dit, l'avenir nous le dira.

Coucou !!! C'est la dernière partie du chapitre 3, et c'est dans le prochain chapitre que les choses sérieuses commencent ENFIN !!! Argggg j'ai trop hâte de vous présenter un personnage vous avez pas idée !

BON ! ALORS ? Ce chapitre, vous en pensez quoi ?

☀️ Vous êtes satisfaits par la réconciliation d'Alek et Kiara ?

⭐️ Et Athala ? Vous l'aimez bien ?

⚡️Et j'ai une question d'ordre beaucoup plus littéraire : que pensez-vous de mon histoire pour l'instant ? Est-ce que le début n'est pas un peu trop long (je pense à raccourcir, donc si vous avez des idées de scènes que je pourrai faire sauter dites le moi !).
Si vous deviez rajouter quelque chose à mon histoire, qu'est-ce que ça serait ?

Merci beaucoup de prendre le temps de répondre, c'est très important pour moi !

Passez une bonne semaine !
Bisouuuus
StarryHand

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