ℂ𝕙𝕒𝕡𝕚𝕥𝕣𝕖 𝟚.𝟚


Je quitte la grande place et marche durant plusieurs minutes dans le dédale de rues étroites. Couvertes de pavés et exceptionnellement très éclairées pour la fête de Naldni, je prends plaisir à me perdre dans ces rues. Les immeubles qui les encadrent ne sont pas très hauts, jamais plus de quatre étages, et sont tous peints d'un jaune orange très chaleureux.

Mes jambes parcourent d'elles même le chemin jusqu'à mon but : droite, gauche, une nouvelle fois gauche. Première, deuxième et enfin troisième porte. Je m'immobilise devant une porte en bois légèrement abîmée et n'hésite pas longtemps : j'entre sans frapper – le verrou n'est jamais tiré -, referme la porte sans bruit et traverse d'un pas assuré un couloir plongé dans l'obscurité. Tout au fond, une porte légèrement entrouverte laisse filtrer la lumière d'une pièce très éclairée. Je m'approche silencieusement et pose le bout de mes doigts sur la porte rugueuse, la poussant doucement. Et enfin, je croise le regard sombre d'une vieille femme installée à une table. Je fais un pas dans la pièce, un sourire illuminant peu à peu mon visage. J'adore cet endroit, l'atmosphère paisible et chaude qui y règne, mais surtout l'odeur des herbes et des plantes qui imprègne l'air.

— Je t'ai attendue toute la nuit, jolie fleur, me fait-elle remarquer d'une voix claire en haussant un sourcil.

J'adore ce surnom affectueux qu'elle m'a donné il y a longtemps, la première fois que je l'ai rencontrée.

— Oui je sais, je suis désolée Baba, dis-je platement avant de m'écraser sur une chaise en face d'elle, un soupir quittant mes lèvres.

Honnêtement, je ne suis pas désolée du tout. Baba est une femme de la nuit, elle dort le jour, alors si j'arrive à quatre heures du matin, ce n'est pas problème.

— Tu as l'air fatigué, reprend-elle en me détaillant, les yeux plissés, et tu as bu.

— Un verre à peine, mens-je effrontément, enfin bref, je suis venue te dire au revoir, je pars demain dans le nord, et...

Je ne finis pas ma phrase, mes mots butant sur la fin. Ce n'est pas l'alcool, les effets se sont dissipés depuis un bout de temps ; non, je n'arrive juste pas envie de formuler ma demande à voix haute, et elle l'a compris. Un silence s'installe et j'observe la vieille femme. Les yeux baissés, elle trie les multiples herbes qui occupent la table du bout des doigts, puis les range dans des petits bocaux soigneusement étiquetés, qui finissent ensuite sur les étagères qui font le tour de la pièce. Pendant un long moment, elle s'affaire et je la dévisage, passant distraitement mon doigt dans la flamme d'une bougie tirant sur la fin. Baba est toujours une très belle femme, malgré sa peau cuivrée de plus en plus ridée. Aujourd'hui, ses longs cheveux blancs comme l'écume sont relevés en un lourd chignon et sa longue tunique bleu nuit frôle ses pieds nus.

— Je suis fière de toi, finit-elle par lâcher en relevant la tête.

Ses yeux sombres, légèrement plissés, renvoient une lumière un peu triste mais je lui souris.

— J'essaierai de revenir quand j'aurai des permissions.

Elle pousse un long soupir, sachant pertinemment que ces permissions sont rares et qu'elles ne sont jamais très longues, et avec les douze ou treize jours de marche qui me séparent du camp militaire, je ne risque pas de venir très souvent.

— Bien, passons aux choses sérieuses, déclare-t-elle d'une voix ferme en se levant pour aller ouvrir un tiroir, je t'ai préparé tes herbes pour le mois. Pour deux, en fait.

Voilà une des raisons principales de ma venue : mes herbes. Une pincée à infuser chaque matin. La vieille femme se rassied et pousse un petit paquet en tissu dans ma direction, gardant une feuille qu'elle a sortie avec dans sa main.

— Mais Baba, si je ne reviens pas avant deux mois ?

— J'allais y venir, jolie fleur, me rassure-t-elle en percevant la panique dans ma voix, je t'ai fait une liste des plantes que tu peux cueillir toi-même et qui ont les mêmes effets.

Elle me déplie la feuille qu'elle tenait entre ses doigts et me montre les deux-trois noms de plantes dont elle me parle, mais surtout leurs caractéristiques, le dosage et une petite illustration.

— Et enfin, poursuit-elle tandis que je suis déjà en train de survoler le papier, je t'ai écrit le nom de la plante que tu peux utiliser en cas d'accident, elle me le pointe du doigt, mais elle est à utiliser en dernier recourt, disons que les effets sont violents.

Je hoche la tête et range le papier et le sachet dans mon petit sac.

— Très bien, merci Baba, je ne sais pas comment te remercier, fais-je en me levant.

— Tu n'as pas besoin, tu le sais depuis le temps.

Elle se lève à ma suite et s'avance vers moi pour me serrer dans ses bras. Plus petite que moi d'une tête, j'enroule mes bras autour d'elle et mon nez échoue dans ses cheveux immaculés, qui sentent comme toujours un mélange de menthe et de jasmin.

— Prends soin de toi, ma jolie fleur, et souviens toi : pas un mot de tout ceci à personne.

— Je le sais depuis le temps, lui souris-je gentiment en reprenant ses mots.

Elle me donne une chiquenaude sur le nez avant de me pousser vers la porte.

— Aller oust, va te battre et sois heureuse !

J'éclate de rire, lui lance un clin d'œil et m'avance dans le couloir pour rejoindre la rue. Elle referme la porte qui mène à son salon derrière moi, me plongeant dans le noir. Je me dirige à tâtons vers la sortie, attrape la poignée et me retrouve enfin sur le pavé.

— Ça, c'est fait, me murmuré-je à moi-même en prenant la direction du port pour rejoindre Alek.

La fatigue s'est enfin décidée à me happer, mais malheureusement, je n'aurai pas le plaisir de m'endormir avant demain soir. Alors je marche dans les rues devenues plus calmes, mais aussi plus nauséabondes. Des bouteilles d'alcool sont cassées un peu partout, la nourriture jonche les rues – au plaisir des rats – et des éclaboussures de vomi tapissent quelques pavés ici et là. Faisant attention à là où je pose les pieds, je gagne le port une dizaine de minutes plus tard. Il fait encore nuit, même si derrière les mâts des bateaux, l'horizon se teinte de couleurs plus claires, un mélange de jaune et de bleu brumeux.

   Le port est complètement désert, pas un chat n'y court. Je fronce les sourcils, légèrement vexée qu'Alek ne s'en soit pas tenu au plan de départ. Mais au moment où j'allais rebrousser chemin, un bruit me parvient, comme un gémissement plaintif. Mes jambes hésitent, partir ou aller voir ?

Je ne suis pas une froussarde, me morigéné-je en me redressant, mais une combattante.

L'eau clapote contre les pierres du port, les bateaux tanguent au rythme des vagues et de la brise, faisant grincer le bois et les poulies. Le port n'est pas très éclairé, quelques bougies vacillent le long de la façade d'immeuble qui borde le port. Je m'avance à pas de loup vers les quais, les sens à l'affût, quand un nouveau gémissement me parvient. Aussitôt, je m'empare du petit couteau caché sous ma robe, maintenu par une jarretière autour de ma cuisse. C'est une règle fondamentale chez tout combattant : ne jamais se balader non armé. Tout doucement, je m'approche de la source du bruit, qui a depuis cessé. C'était dans les rangées de bateau, il me semble. Plusieurs petites jetées en pierre quittent le quai et avancent sur une trentaine de mètres dans la mer. Je m'engage sur une de ces jetées, mon couteau toujours brandi devant moi. Le bruit se fait plus proche, mais entre les rangées de coques et de mâts, je ne distingue rien, alors je m'oriente à l'oreille. Une sorte de grognement, masculin, j'en suis sûre, retentit sur ma droite. Ni une ni deux, je pose mon pied sur une planche en bois sur pilotis qui se faufile entre les bateaux. Je fais quelques pas, toujours sans faire le moindre bruit, le cœur palpitant et tous mes sens aux aguets. Ma fatigue s'est comme envolée tellement je suis concentrée. Nouveaux grognements, nouveaux gémissements. Je m'avance toujours entre les coques. Et puis soudain, je me fige.

Je reconnais la direction dans laquelle je m'avance, parce que c'est là que je m'avançais pour accompagner Alek vers le bateau de pêche de la mère de Lia. Les deux amoureux prenaient des journées entières pour aller faire des excursions en mer. Je n'y suis allée qu'une fois : j'ai tant bouillonné de les voir se tripoter que j'ai toujours refusé par la suite. Et puis, j'ai bien compris que ma place n'était pas avec eux.

Malgré moi, mes jambes avancent vers le fameux bateau, sans couleur dans l'obscurité de la nuit. Le jour, il est d'un blanc un peu jauni par l'écume, le vent et le sel. Il n'est pas très grand : une petite cabine à l'avant, un filet et beaucoup de place à l'arrière, pour trier les poissons. Je finis par baisser mon couteau. J'ai parfaitement compris ce qui se passait, et mes oreilles en bourdonnent. Je continue d'avancer, hésitante, mais j'ai besoin de cette claque. Mon souffle se coupe, ma gorge se tord, mon cœur a un loupé, s'arrête de battre quelques secondes avant de repartir comme un cheval au galop. Deux corps se meuvent dans le fond du bateau, sur une couverture étalée sur le sol. Deux corps nus qui doivent claquer l'un contre l'autre, mais je n'entends plus rien. Mes yeux restent fixés sur ce spectacle. J'ai envie de hurler, de faire part de ma haine et de ma douleur, de montrer que j'ai des sentiments, moi aussi. Une étrange chaleur parcourt mon bas-ventre alors que je détaille les muscles qui roulent dans le dos d'Alek. Je baisse soudain la tête, les joues rouges et morte de honte.

En flagrant délit de voyeurisme !

Je tourne le dos au bateau, reprenant le contrôle de mes jambes et de mon souffle qui s'était bloqué. Puis je repars comme je suis venue, avec dans mon dos des gémissements de plus en plus sonores. Mais subitement, le coup final m'achève. C'est la lame de l'épée qui s'enfonce dans mon cœur, le coup de poing qui m'assomme, le coup de poignard dans le dos. Un gémissement, un cri, un murmure, si tendre, si doux. Une harmonieuse mélodie.

— Lia, Lia, Lia...

Je coince mon poing dans ma bouche et étouffe un sanglot, qui s'étrangle dans ma gorge. Aussitôt, je fronce les sourcils. Non. Je m'interdis de pleurer. Souffrir, oui, pourquoi pas, mais laisser couler des larmes, pour lui ? Jamais.

Ce mélange de colère et de tristesse se retire dans les tréfonds de mon âme, me laissant étrangement calme. Je rejoints le quai, la tête vidée, et vais m'asseoir à proximité de la lueur d'une lanterne accrochée pour Naldni. Je m'assieds contre le mur, la fatigue m'écrasant de tout son poids après les épreuves, la fête et l'émotion du départ imminent vers une nouvelle vie. Sans m'en rendre compte, je clos les paupières, fermant les yeux sur le monde. Le sommeil glisse lentement, tel un serpent, dans mes veines. Il se faufile dans mes muscles, dans mon cœur avant de remonter vers ma tête, lorsque je finis de glisser dans les bras qu'il me tend.


Heyyyyyyyy !

Alors ?! Ce chapitre, qu'en pensez-vous ?

☀️ Que pensez-vous que Kiara est allée chercher chez Baba ? Dites moi tout !

🐺 Et la séparation entre Alek et Kiara, sera-t-elle bénéfique ?

💬 J'attends vos COMMENTAIRES avec impatience !

Bisouuuus

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