6
Et puis, la petite fille était seule.
***
Jour 5
Le monde était dans un état de chaos le plus total.
Les premiers jours auraient tout aussi bien pu être un rêve, tant rien ne semblait réel. Personne ne comprenait.
Maintenant les gens avaient compris, et tout s'était effondré.
Pas que Chuuya soit le mieux placé pour s'en rendre compte, isolé dans sa maison perdue dans la forêt. Son monde à lui continuait à tourner. Les recherches scientifiques pour détecter et lutter contre la source du problème se poursuivaient sûrement, il n'était pas sûr. Il ne suivait les actualités que de loin.
Déjà parce que ça ne servait probablement à rien, si des avancées majeures avaient été faites il serait probablement informé par son entourage.
Et puis, il fallait bien avouer qu'il n'avait aucune envie de se retrouver face aux nouvelles de plus en plus sinistres. La dernière fois qu'il avait regardé la télé remontait à il y a deux jours, et ça n'avait pas été une expérience exceptionnelle.
Cinq jours auparavant, ils avaient été abasourdis de savoir qu'ils ne pouvaient plus rien avaler sans en mourir ; apprendre presque deux jours après ça que l'humanité était en retour devenue quasiment immortelle avait été un choc.
Découvrir que la seule autre cause de mortalité qui leur restait était la faim encore plus.
Mourir de faim au bout de quelques semaines ou bien le ventre plein à n'importe quel moment, hein ?
C'était un peu ironique.
Mais Chuuya était persuadé qu'avec tout le savoir scientifique que l'humanité avait accumulé au cours des siècles, ce n'était qu'une question de temps avant que tout ne s'arrange.
Et même sans toutes ces raisons, il fallait dire qu'il y avait une autre cause à son manque de renseignement dernièrement ; parce qu'il se trouve que, malgré le fait que son entreprise ait temporairement mis en suspens son activité et qu'il ne pouvait donc plus aller travailler, il s'était retrouvé assez occupé ces derniers jours.
《- NON, je n'en suis pas sûre. Mais de toute façon, qui est sûr de quoi exactement ici, hein ? Vous êtes juste deux imbéciles qui vivent dans un trou paumé, arrête de me regarder de haut comme ça. Tu n'as pas plus d'informations que moi, donc autant essayer, non ?
- Deux imbéciles ? répondit Chuuya, les yeux écarquillés, définitivement plus offensé par la pique qu'il ne devrait l'être connaissant le caractère de la jeune fille. Je te signale que les deux imbéciles que nous sommes pourrions te mettre dehors à n'importe quel moment, donc pour la dernière fois, arrête de te comporter comme une sale morveuse, Lucy.
- Non, tu ne peux pas me mettre la porte. Quand on renverse une jeune fille innocente qui n'avait rien demandé à personne sur la route parce qu'on est en train de regarder son téléphone, il se trouve que ça implique des conséquences, Chuuya. Tu as une dette envers moi.》
Ledit Chuuya posa ses mains sur ses tempes en prenant une profonde inspiration.
Lorsque la jeune fille, Lucy Maud Mongtgommery, s'était malencontreusement trouvée sur son chemin trois jours plus tôt, il avait complètement paniqué et, dans sa culpabilité de l'avoir renversée, il lui avait proposé de la ramener chez lui.
D'accord, son premier réflexe aurait probablement dû être de l'amener à l'hôpital le plus proche. Seulement, non seulement elle s'était relevée sans problème après être restée groggy quelques instants, mais en plus il se trouve qu'elle n'avait même pas de blessures physiques visibles.
(Et vu comment elle s'était mise à lui crier dessus immédiatement après avec force d'énergie, il avait conclu qu'elle allait en fait parfaitement bien.)
Il aurait pu lui proposer de la ramener chez elle, mais il lui avait suffi d'un rapide coup d'œil pour comprendre qu'elle n'était pas du coin. Déjà, malgré son français grammaticalement impeccable, elle avait un fort accent, probablement quelque chose d'américain. Le sac de voyage qu'elle transportait et le fait qu'elle voyageait à pieds surtout lui avaient fait penser qu'elle n'avait pas non plus vraiment d'endroit où aller.
Après confirmation de Lucy, ils étaient donc rentrés chez lui et depuis, elle lui pourrissait la vie de façon absolue.
《- Très bien, soupira Chuuya. Cela ne veut pas dire que tu peux faire n'importe quoi chez moi pour autant.
- Ce n'est pas n'importe quoi, c'est une idée brillante qui a toutes les chances de fonctionner si on s'y prend bien. Passe-moi le sel.
- Si je puis me permettre, intervint un Dazai resté jusque-là silencieux, affalé dans le canapé, je ne suis pas sûr que...
- Oh, tais-toi》, rétorqua Lucy en levant les yeux au ciel, ce qui eut pour effet d'amener une expression d'abord légèrement surprise puis carrément vexée sur le visage du brun. Il n'avait pas l'habitude que quiconque à part Chuuya lui parle avec autant de mépris non dissimulé.
Elle s'empara du sel qu'un Chuuya qui avait renoncé à l'idée de protester lui tendait et le claqua sur la table du salon, qui était devenue un véritable champ de bataille. Un désordre de divers aliments en tous genres, allant de bananes à moitié écrasées à morceaux de poissons plus très frais, entre des bols, saladiers et mixeurs contenant tous des mélanges visuellement assez surprenants.
Même si la moindre vision de nourriture rendait habituellement encore plus douloureuse l'énorme et omniprésente sensation de vide persistante dans son estomac, qu'il faisait de son mieux pour ignorer, il fallait admettre que ce que Lucy concoctait lui donnait plus envie de vomir que de manger. C'était déjà ça de pris.
(Même si de toute façon, il était clair que son opinion sur le sujet n'intéressait pas particulièrement la jeune fille, qui lui avait très clairement fait comprendre qu'il pouvait en fait aller se faire voir.)
Ladite jeune fille était une orpheline originaire du Canada, arrivée en France quelques semaines avant le début de tout ce chaos. Apparemment, elle souhaitait s'éloigner de son pays d'origine, qui rassemblait nombre de mauvais souvenirs pour elle. Plusieurs années d'économie auraient été utilisées pour le trajet.
Quand à ce qu'elle faisait dans la vie...
C'était un peu plus complexe.
Ayant été forcée d'accumuler des petits boulots après avoir été expulsée de l'orphelinat à sa majorité (pas que cela ait vraiment été un crève-cœur), elle s'était lancée en parallèle dans ce qu'elle appelait pompeusement des 《études autonomes》. Cela consistait à emprunter des bouquins et à regarder des dizaines de vidéos en ligne sur un sujet qu'elle avait décidé de maîtriser, l'objectif étant de s'auto-préparer à des examens d'entrée et d'être éligible à une bourse.
Cependant, à 23 ans maintenant, elle n'avait toujours pas trouvé sa voie. Un domaine qui l'intéressait un moment l'ennuyait ferme quelques temps après, elle n'avait aucune idée de ce qu'elle voulait faire de sa vie.
Un jour, elle en avait juste eu marre et elle était partie en France sur un coup de tête.
Sauf qu'elle ne connaissait personne et qu'elle s'était rapidement trouvée à court d'argent.
Chuuya se surprenait de temps en temps à penser qu'elle avait en fait eu beaucoup de chance, de se faire percuter sur la route comme ça.
Quoiqu'il en soit, il se trouve que parmi toutes ses passions passagères, Lucy avait eu sa période de《j'aime la chimie, je respire la chimie, je vis la chimie et je deviendrai la plus grande chimiste de tous les temps》, ce qu'elle avait décidé de mettre à profit dans leur salon.
(En réalité il ne s'en plaignait pas tant que ça ; tout ce qui pouvait lui faire oublier à quel point il avait faim et se sentait épuisé était le bienvenu.)
Elle essayait de comprendre ce qui avait changé dans les aliments, en faisant des tas de mélanges et de dissolutions bizarres qui pour l'instant ne donnaient rien de très concluant. Aucune substance inconnue découverte, aucune anomalie détectée.
Il faut dire aussi que Dazai et Chuuya n'étaient pas vraiment à la pointe en ce qui concernait l'équipement scientifique (ils avaient quand même retrouvé un microscope dans un placard ! Un microscope certes un peu vieux, poussiéreux et qui semblait en fait carrément sorti du siècle dernier, mais un microscope quand même).
Mais malgré tous les obstacles qu'elle pouvait rencontrer, elle semblait ne jamais se décourager.
《- Bien. Bicarbonate de soude, fit ensuite Lucy en tendant la main de manière autoritaire.》
Chuuya lui lança un regard vide.
《- Je n'ai pas de bicarbonate de soude, répondit-il d'un ton plat.》
La jeune fille fronça les sourcils.
《- Comment ça, tu n'en as pas ? C'est une blague ? Tout le monde a du bicarbonate de soude chez soi.
- Et bien, tout le monde sauf moi.
- Comment est-ce que tu veux que je travaille dans ces conditions, au juste ? J'ai besoin de bicarbonate de soude. C'est essentiel.
- Tu vas devoir t'en passer pour cette fois, répliqua Chuuya d'une voix sèche, sentant sa patience s'épuiser une nouvelle fois.
- Je ne crois pas, non. Il va falloir aller en acheter. Tu n'as qu'à me conduire en ville.》
Cela mit un blanc dans la conversation.
Chuuya n'était pas sorti de chez lui depuis trois jours, ce qui semblait peu mais ne lui était probablement jamais arrivé de sa vie entière, à part à l'époque où ses missions à la mafia le clouaient de temps en temps dans un lit d'hôpital dans lequel il pouvait parfois rester des semaines.
Dazai et lui avaient en effet décidé d'éviter l'extérieur pendant au moins un petit moment. Ils n'avaient plus vraiment de raisons d'y aller, entre leur congé forcé et le fait qu'aller faire des courses n'était plus une option.
La dernière fois qu'ils étaient allés en ville, un jour après avoir rencontré Lucy, ça avait été un peu glauque. Ils avaient échangé des regards gênés avec des gens qu'ils connaissaient, chacun plus que conscient de la question de "mais qu'est-ce que c'est ce que foutu bordel" qui était sur toutes les langues mais que personne n'osait poser, un sujet omniprésent mais tabou.
Mais bon, il commençait à connaître Lucy, et il savait qu'elle n'en démordrait pas. Une part de lui avait envie de protester juste pour le principe, mais il devait avouer qu'être confiné chez lui entre deux idiots qui lui tapaient de plus en plus sur les nerfs commençait à être un peu lourd. Une sorte de curiosité morbide le poussait à sortir, aussi.
C'est pourquoi, après avoir longuement et profondément soupiré pour la forme, il acquiesça d'un signe de tête, ce qui eut au moins le mérite de visiblement surprendre autant Lucy que Dazai.
《- Très bien, fit-il d'une voix sèche. Mais alors on ne traîne pas plus que nécessaire. Et on n'achète absolument rien d'autre ! Pas question que...
- Compris, le coupa de manière parfaitement insolente Lucy avec un sourire qui le faisait déjà regretter d'avoir accepté.》
* * *
Chuuya avait pensé que c'était glauque, la dernière fois qu'il était venu en ville.
Chuuya était un ignorant.
Ce n'était une ville ni particulièrement grande ni particulièrement petite. Il y avait une bonne ambiance, plutôt familiale. Les voisins se connaissaient entre eux, les gens avaient leurs petites habitudes, leurs bouchers/boulangers/poissonniers attitrés, les faits divers étaient rares et quand un survenait on ne parlait que de ça.
Il y avait toujours de la vie, des gens dans les rues, des voitures qui roulaient, des discussions plus ou moins enjouées.
Cette fois-ci, il n'y avait personne. Les rues étaient vides, les volets fermés. Malgré cela, Chuuya se sentait carrément observé, seule voiture qui osait s'aventurer vers le centre-ville. Seule et vulnérable. C'était presque comme s'il n'avait pas le droit d'être là.
Même Lucy, assise à côté de lui sur le siège passager, s'était tue. Ses mains reposaient sur ses genoux, poings serrés en réponse à la quasi-hostilité qui émanait de la ville silencieuse.
Ils roulèrent sans rien dire, traversant les rues pendant une bonne dizaine de minutes dans un bruit de moteur qui lui semblait beaucoup plus fort que d'habitude, bruyant et dérangeant, jusqu'à finalement atteindre le grand magasin devant lequel Chuuya avait initialement prévu de s'arrêter.
Il sentit son visage se décomposer malgré lui.
Parce que sérieusement, qu'est-ce que c'était que ça ?
Aucune voiture n'était garée sur le grand parking habituellement bondé, pas même celles des employés. Et pour cause, il n'était pas difficile de deviner qu'aucun employé n'était actuellement dans le magasin ; il n'y avait même personne du tout, de ce qu'il pouvait voir à travers les grandes fenêtres et portes vitrées qui permettaient d'y entrer.
Les fenêtres et portes vitrées complètement brisées, plus rien d'autre qu'un trou béant dans le mur entouré d'une multitude de débris de verres, un trou qui laissait apercevoir les rayons du magasin dont la moitié était renversée et l'autre qui semblait sur le point de basculer à son tour.
《- Oh, fit Lucy à côté de lui, l'air perplexe. Honnêtement, Chuuya l'avait oubliée. Oh. Je... vois. Elle se racla la gorge. Euh... que faisons-nous ?》
Je n'en ai aucune putain d'idée.
Pour éviter d'avoir à lui répondre et parce qu'il sentait qu'il devait absolument aller voir ça de plus près, il ouvrit sa portière et descendit de la voiture, le regard fixé sur le magasin dont il atteignit rapidement l'intérieur, rejoint par la jeune fille alors qu'il rentrait.
Tout était saccagé. Des débris de verre recouvraient pratiquement le sol de l'entrée, juste devant des rayons qui s'affalaient sur le sol comme s'ils n'avaient jamais vraiment voulu tenir debout. Vides. Des rayons complètement vides.
L'intérieur était sombre, une odeur désagréable flottait dans l'air, les caisses étaient pour la plupart complètement défoncées et quelques ridicules caddies solitaires étaient dressés dans les allées.
Il ressortit.
***
Il redémarra la voiture après avoir indiqué à Lucy qu'il connaissait un autre magasin où ils auraient sûrement du bicarbonate de soude. Obligeant son esprit à se concentrer dessus de toutes ses forces. C'est ça. Bicarbonate de soude. C'est pour ça qu'ils étaient là. Il fallait qu'il se concentre. Il ne fallait pas qu'il oublie.
Il ne fallait pas qu'il réfléchisse.
Il le fit quand même.
Ce magasin était une grande surface. De loin le plus grand des environs. Il avait visiblement été braqué. Pourquoi ? Par qui ? Sûrement quelques délinquants qui avaient décidé de profiter du chaos général.
Ou alors, il s'agissait d'un véritable groupe criminel, un groupe plus grand, plus organisé. Après tout, les approvisionnements des magasins avaient été coupés provisoirement. Si le marché noir s'emparait de ce qui était déjà en vente en ce moment, il serait le seul à pouvoir fournir les gens.
Franchement, après avoir été mafieux pendant si longtemps lui-même, c'est quelque chose auquel il aurait dû s'attendre.
Cependant, c'était autre chose qui le taraudait vraiment. Le magasin vendait à peu près tout et n'importe quoi, papeterie, droguerie, même quelques vêtements.
Mais il y avait aussi autre chose. C'était une grande surface. Bien sûr, ils vendaient principalement de la nourriture.
Rien qu'à cette idée, il sentait son estomac se tordre.
Pourquoi les gens voudraient-ils voler de la nourriture ? C'était toxique. Personne n'allait en acheter, n'est-ce pas ? Il ne fallait pas en manger. Ne le savaient-ils pas ? Ne l'avaient-ils pas compris ? C'était invraisemblable.
Sur le chemin vers l'autre magasin, ils ne virent heureusement pas d'autres endroits saccagés de la même manière. La plupart des boutiques étaient fermées quand même.
À un moment, ils passèrent devant l'une des rares avec un store encore ouvert. La devanture était remplie de vieux téléviseurs télés empilés les uns sur les autres qui diffusaient les infos venant de différentes chaînes. C'était tellement décalé que cela mit Chuuya mal à l'aise. On se serait cru dans un de ces vieux films où les gens n'ont pas les réseaux sociaux pour les tenir informés à tout moment et qu'ils s'arrêtent dans la rue pour regarder quand il se passe quelque chose d'inhabituel.
Il n'osa pas regarder de plus près les différents reportages. Il y avait une raison pour laquelle il essayait d'éviter les infos au maximum. Par contre, même s'il ne fit que passer devant sans s'arrêter, il eut l'occasion de remarquer que, pour beaucoup des chaînes sur lesquelles étaient branchés les téléviseurs, il n'y avait... rien. Pas de présentateur ou de présentatrice. Pas d'images.
Juste un bandeau avec un message écrit en majuscule qui disait que la diffusion était momentanément interrompue et que la chaîne s'excusait pour la gêne occasionnée.
Honnêtement, désormais, Chuuya n'avait plus beaucoup d'espoir quant au magasin dans lequel il avait pensé se rendre. Il serait probablement fermé aussi. Il décida tout de même de tenter le coup, garant sa voiture une rue plus loin.
Ils marchèrent une vingtaine de mètres dans la ville déserte, Lucy toujours aussi silencieuse et Chuuya ne faisant aucun effort pour démarrer la conversation.
Finalement, il atteignit le bâtiment qu'il cherchait, aligné avec les autres mais avec une petite enseigne de supermarché accrochée au mur qui dépassait.
C'était un magasin beaucoup plus petit que celui dans lequel il voulait se rendre au départ, mais ils avaient beaucoup de produits en tous genres et pour s'y être rendu plusieurs fois, Chuuya savait que le gérant était un homme gentil et il avait envie d'échanger quelques mots avec lui.
Il fut vraiment agréablement surpris de voir que la boutique n'était en fait pas fermée. La porte était ouverte et même s'il faisait sombre à l'intérieur, il la poussa et rentra avec aisance.
Étonnamment, personne ne les accueillit une fois qu'ils furent à l'intérieur.
Il faisait vraiment sombre, plus qu'il ne l'avait pensé. Aucune lumière n'était allumée, seule la porte vitrée et quelques fenêtres étroites laissaient entrer un semblant de luminosité grise qui se fondait rapidement dans les ombres du dédale d'étagères.
《- Bonjour, lança-t-il d'une voix claire malgré tout. Est-ce qu'il y a quelqu'un ?》
Personne ne lui répondit, et c'était vraiment bizarre. Si le gérant était sorti, il n'aurait pas laissé ouvert.
Il fit quelques pas à l'intérieur, une impression étrange dans la poitrine. C'était complètement silencieux et vide. Il arrivait à peine à voir à plus de trois mètres devant lui à cause du manque de lumière. Il lui semblait presque violer l'intimité de ce lieu normalement accueillant, en s'aventura ainsi dans cet endroit désert.
Il déambula un moment, laissant son regard se promener sur les différents produits, ses pas silencieux. Au détour d'un rayon, il pénétra dans une allée dédiée à l'alimentaire, et s'arrêta progressivement de marcher.
Étalé par terre, il y avait un amas de produits en tous genres. Des sachets de chips éventrés, des pots de confiture à moitié terminés, des morceaux de charcuterie énormes, du genre de ceux qu'on trouve de chez le boucher, des compotées de fruits et des boîtes de conserves à peine entamées mais en très grande quantité à côté de restes de viennoiseries et de quelques confiseries.
Visiblement, quelqu'un s'était fait un véritable festin ici.
La vue d'autant de nourriture fut vraiment douloureuse, son estomac vide se rappelant à son bon souvenir, mais la sensation de malaise énorme dans son ventre fut plus importante. Il recula de quelques pas, un peu fébrile.
Son esprit lui criait de sortir d'ici.
Il fit demi-tour, retournant sur ses pas jusqu'à l'entrée.
Lucy n'était plus là.
Il se sentit paniquer pendant un instant qui lui sembla durer une éternité, avant de la voir sortir de derrière un autre rayon d'étagères, l'ayant probablement entendu se rapprocher.
《- Je n'ai pas trouvé de bicarbonate de soude, fit-elle, les sourcils froncés, l'air d'être vraiment contrariée.
- Ce n'est pas grave, répondit-il d'un ton qui ne laissait aucune place à une quelconque contestation. On s'en va.》
Elle sembla vouloir dire quelque chose, avant de se raviser, hochant la tête silencieusement. Soulagé, il fit quelques pas de plus vers la porte.
Elle ne le suivit pas.
《- Chuuya, l'entendit-il dire d'une petite voix qui ne lui ressemblait absolument pas alors même qu'il s'apprêtait à enfin franchir la porte.
- Quoi, claqua-t-il d'un ton sec alors qu'il se retournait vers la jeune fille, qui fixait quelque chose tout au fond de l'allée centrale du magasin.》
Il ne vit pas immédiatement ce qu'elle regardait. La seule lumière venant de l'extérieur, le mur du fond était presque complètement baigné dans l'obscurité. De plus, un petit étalage central qui faisait peut-être un mètre de hauteur bloquait légèrement la vue qu'il avait de la forme sombre contre le mur.
Il y avait un homme affalé là.
Depuis le début.
Et ils ne l'avaient même pas vu.
C'était le gérant du magasin.
Il était mort.
Et il ne l'avait même pas vu.
Maintenant qu'il l'avait remarquée, il pouvait discerner sa forme avec plus de netteté. Ses bras pendaient le long de son corps jusqu'au sol, sa tête était légèrement renversée en arrière, et ses yeux semblaient ouverts.
Chuuya sentit ses mains trembler dans ses poches, et il mit ça sur la fatigue et le manque d'alimentation qu'il avait vécus ces derniers jours.
《- Chuuya, répéta Lucy, toujours d'une petite voix. Qu'est-ce que... ?
- On s'en va, répéta-t-il d'une voix blanche. Tout de suite.》
Il ouvrit la porte et sortit d'un pas beaucoup plus précipité qu'il ne l'admettrait jamais. Lucy resta immobile un instant, comme pétrifiée, avant de se mettre lentement en mouvement puis de quasiment courir jusqu'à l'extérieur.
Chuuya claqua presque la porte derrière eux, les mains moites et les pensées en vrac.
Depuis combien de temps exactement n'avait-il pas vu de cadavre ? Longtemps, apparemment, vu la façon dont un énorme étau semblait se resserrer autour de sa poitrine, le faisant retenir son souffle.
Il le savait. Il savait que des gens mouraient. Il faisait de son mieux pour éviter tout ce qui était journaux, télévision et réseaux sociaux, mais ce n'était pas comme s'il pouvait s'isoler complètement non plus, surtout avec Dazai qui se tenait énormément au courant et l'informait de temps en temps.
Mais dans son esprit, seuls quelques tarés prêts à se sacrifier au nom de la science ou qui ne tenaient pas particulièrement à la vie trouvaient la mort.
Après tout, cela ne faisait que cinq jours. Les gens avaient faim, ils commençaient à avoir des carences, mais à part ceux qui souffraient déjà de malnutrition, ils n'étaient pas censés mourir tout de suite.
Pas à moins d'avoir choisi eux-mêmes de manger quelque chose.
Mais ils ne pouvaient pas faire ça.
Pas avant qu'on ne trouve une solution, pas avant que ces foutus scientifiques qu'on payait une fortune n'annoncent enfin que maintenant ils savaient ce qui n'allait pas, qu'ils avaient compris, que tout allait être réglé.
Pas dans sa petite ville de bord de mer où tout était paisible et les gens de nature tellement optimiste et heureuse.
À côté de lui, une Lucy qu'il avait momentanément oubliée fit quelques pas chancelants, se retourna et vomit. Un filet de bile, elle n'avait rien de solide dans l'estomac.
La scène était absolument dégoûtante, mais cela ramena en quelque sorte Chuuya sur terre. Il leva les yeux et croisa ceux de la jeune fille, qui s'était redressée.
Il n'aima pas ce qu'il y vit.
Nous ne sommes pas en sécurité ici.
Il fit un pas vers elle, releva la tête vers la porte de la boutique par instinct, fut frappé dans son esprit par le flash de l'image fixe de yeux morts d'une tête penchée sur le côté.
Il recula précipitamment et retourna vers sa voiture, sentant vaguement la présence de Lucy qui le suivait. Il avait même complètement oublié la raison de leur présence ici.
Putain, il aurait dû s'y attendre. Il était complètement stupide. Il aurait dû s'autoriser à réfléchir, à accepter ce qui était en train d'arriver et ne jamais partir de chez lui. Il s'était plongé dans un déni presque total, et voilà qu'il se retrouvait avec une gamine traumatisée sur les bras.
Il monta dans la voiture, démarra le contact, tourna la tête et recroisa le regard de Lucy. Ses yeux disaient toujours la même chose. La peur s'y était installée. Elle prenait trop de place.
Il baissa la tête.
Non.
Nous ne sommes en sécurité nulle part.
***
Chuuya roulait avec le regard fixé sur la route.
Il essayait de ne pas paniquer, de toutes ses forces. Mais dès qu'il s'éloigna un peu de la boutique, tombeau de fortune pour un homme qui y avait presque passé sa vie entière, il sentit la barrière mentale qu'il s'était forgée ces derniers jours pour contenir ses pensées négatives s'effondrer.
Ce n'était pas le cadavre en lui-même qui l'avait effrayé, mais tout ce qu'il impliquait.
Cela impliquait que ce n'était pas parce que lui s'était enfermé dans sa maison pendant plusieurs jours en se coupant le plus possible des informations que tout le monde en avait fait autant. Que ce n'était pas parce qu'il avait décidé de presque fermer les yeux sur ce qui arrivait au monde que c'était le cas de tous.
Que ce n'était pas parce qu'il s'était auto-convaincu que tout allait bien se passer, que plus le temps passait, plus le moment où les scientifiques allaient trouver une solution se rapprochait, que tous pensaient autant. Que ce n'était pas parce qu'il s'était concentré sur son semblant de routine avec Dazai et les pitreries de Lucy que tous avaient pu en faire autant.
Chuuya savait que le monde allait mal, mais son subconscient lui avait en quelque sorte insufflé que le monde allait aussi mal qu'avant. Depuis qu'il s'était installé en France, il avait vu des dizaines et des dizaines de reportages et d'articles sur des catastrophes naturelles ou humaines, des pays avec un taux de pauvreté invraisemblable, des gens qui souffraient, qui mouraient.
Mais cela semblait toujours loin, si loin. Dans d'autres pays, d'autres villes. Pas juste à côté de chez lui.
Pas depuis qu'il avait quitté le Japon et laissé sa vie faite de danger constant, de violence donnée et reçue, de meurtres et de morts derrière lui.
Les pensées, les réflexions et les questions qu'il avait repoussé autant que possible ces cinq derniers jours affluèrent soudainement dans son esprit comme une marée déferlante.
Est-ce que ses voisins allaient bien ? Enfin, pas ses voisins directs, mais tous les gens avec qui il avait fini par tisser des liens, discrets mais solides, au fur et à mesure de ces années qui avaient suivi son arrivée dans cette ville où personne ne le connaissait et où il ne connaissait personne.
Combien étaient morts depuis le début de tout cela ? Pourquoi ? Il fallait qu'ils attendent. Sinon, quand on trouverait une solution, ils seraient les seuls à avoir trouvé la mort, et le monde allait continuer à vivre sans eux.
Et même s'il ne voulait vraiment pas y penser, même s'il avait déjà accepté depuis longtemps de ne plus jamais les voir pour le restant de ses jours, et les gens de son ancienne vie, alors ?
Comment allaient-ils ?
Putain, il fallait qu'il rentre.
Qu'il parle avec Dazai. Pour de vrai.
Ils ne pouvaient plus continuer à faire comme si tout allait bien se passer.
***
Ce jour-là, quelque part au Japon, dans un orphelinat perdu au milieu de nulle part, une jeune surveillante s'affairait au milieu de la salle commune des enfants les moins âgés.
Elle était épuisée. Depuis que le directeur avait été arrêté pour trafic d'enfants par un haut gradé de Yokohama (quel était son nom, déjà ? Etogawa Rando ? Rango ? Ranko ?), ils s'étaient retrouvés sans personne pour le remplacer.
Désormais, la plus haute figure d'autorité était son ancien bras droit, une jeune femme qui s'était probablement seulement retrouvée là grâce à son lien de parenté avec l'ancien patron. Elle n'aimait même pas les enfants et avait une expérience très limitée.
Niveau organisation, c'était le chaos. Et en ce moment, depuis le jour où le monde entier s'était vu annoncer sa mort prochaine par une sorte de signe surnaturel, tout le monde était mort de faim et épuisé.
Les enfants ne comprenaient pas vraiment ce qu'il se passait. Certains, ceux qui avaient perdu leurs parents, avaient déjà une expérience de la mort, mais la plupart ne comprenaient pas exactement ce en quoi ça consistait. C'était un concept trop abstrait.
Ils étaient cependant tous plus ou moins conscients que quelque chose n'allait vraiment pas, qu'ils avaient faim, qu'ils avaient peur.
Mais la plupart des surveillants n'avaient pas le cœur à leur expliquer à quel point le monde entier était en train de s'effondrer. Qu'ils n'auraient jamais la possibilité de sortir de cet endroit délabré comme ils en avaient tous toujours rêvé.
Alors que la jeune femme essayait de réconcilier deux enfants qui se disputaient pour des broutilles, elle sentit une petite main s'accrocher à sa robe et tirer avec insistance.
《- Qu'est-ce qu'il se passe encore, Aya ? fit-elle en baissant les yeux vers la petite fille rousse qui la regardait avec une moue enfantine.
- Je veux jouer, réclama-t-elle avec un ton qui ne laissait pas beaucoup de place à un non. Je m'ennuie. Tu veux jouer avec moi ?》
Elle baissa la tête vers les deux enfants qui se chamaillaient et décida qu'elle n'avait pas l'énergie pour les réconcilier. À la place, elle les laissa partir et s'assit en tailleur devant Aya, qui trépignait d'impatience.
Vraiment, de tous les enfants, celle-ci était celle qui se laissait le moins abattre. À se demander d'où elle sortait toute cette énergie.
《- Bien sûr, fit-elle en rapprochant quelques boîtes défoncées de jeux de société pour enfants ainsi que des jouets vraiment usés pour que la petite puisse choisir. Bien sûr qu'on va jouer.》
On joue déjà, Aya. Tout le temps. Et on va continuer.
On va jouer à faire semblant qu'on ne va pas mourir.
***
《Rends-toi là où les étoiles
Envers lui seront loyales,
Où la gloire du soleil
Éclairera son sommeil,
Et l'herbe qui poussera
Saura recouvrir son drap.
Ces choses lui étaient chères
Qui de le combler tachèrent
Elles sont, n'en doutez pas,
Avec lui dans le trépas,
Et la voix de l'océan
Le berce éternellement.》
- Lucy Maud Mongtgommery, Anne d'Ingleside
___
Lucy Maud Mongtgommery est l'un de mes personnages préférés et si vous avez le temps vraiment allez lire Anne de Green Gables c'est génial
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