Épisode sept : 𝐆𝐰𝐢𝐬𝐡𝐢𝐧

KUKIHIME

༊*·˚

« It's so strange

The moment your scent reached me

It was so new, I fell into a world

I never experienced before »

𝚃𝚊𝚔𝚎 𝙼𝚎 𝙷𝚒𝚐𝚑𝚎𝚛 — 𝙰.𝙲.𝙴

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Il y avait cette histoire dans la montagne, d'un petit garçon qui n'avait pas pu être sauvé par le gardien qui lui avait été conféré à la naissance. L'histoire de ces deux garçons ayant grandi ensemble avait été connue de tous pendant des années, avant de se perdre. Jamais rien n'avait pu les séparer. Rien, jusqu'à la mort du premier. On raconta que le second, désespéré, se donna la mort, refusant de vivre sans celui qu'il avait aimé comme un frère, et échoué à protéger.

⁞ ⁞ ⁞

Les volets en bois de la petite chambre tremblaient. Dehors, une tempête terrible faisait rage depuis de longues heures déjà, et la pluie ne cessait de s'abattre en continue sur le bois des volets dans un vacarme presque assourdissant. Un nouvel éclair illumina la chambre, et l'enfant qui essayait d'y dormir se redressa en sursaut, les larmes aux yeux. Il se leva, tremblotant, pour rabattre une nouvelle fois ces volets qui refusaient de tenir en place. Ses petites mains malhabiles ouvrirent la fenêtre, tandis que dehors, la tempête faisait tanguer les arbres sous ses yeux, et couchait l'herbe de leur jardin. Il se pencha en avant, et tira vers lui les deux volets. La pluie mouillait ses bras, son visage et le haut de son pyjama quand soudain, la foudre frappa non loin de la maison. Elle éclaira tous les environs et tout à coup, ses yeux s'écarquillèrent de terreur.

Il y avait une silhouette juste là, au pied de la montagne où il vivait.

Il hurla de surprise, et bascula en arrière, terrorisé.

— Chan !

Ce fut sa sœur qui le trouva assis par terre, en pleurs, incapable d'articuler un mot. Elle s'empressa de refermer la fenêtre, et de bloquer les volets avant de le serrer dans ses bras, une lueur inquiète sur le visage.

— Viens te recoucher, aller...

Elle le prit dans ses bras avec une facilité déconcertante – il fallait avouer que le petit garçon était d'une légèreté surprenante pour son âge – et le coucha en continuant de le rassurer.

— Nuna...

— Mmm ?

— Il y avait une ombre dans les montagnes...

— Chan...

— Tu crois que c'est un Gwishin ?

— Je n'aurais jamais dû te raconter ces histoires, n'est-ce pas ?

Yuchan baissa les yeux, penaud. Il avait bien trop d'imagination, et la moindre petite graine semée dans son esprit prenait immédiatement une ampleur considérable.

— Ça n'existe pas, Chan... Maintenant, il faut que tu dormes.

Il ne répondit rien, le visage interdit, les yeux rivés sur ses volets fermés. Dehors la pluie n'avait pas cessé de tomber, et le vent se faisait de plus en plus violent. Il sentit la main de sa sœur passer dans ses cheveux, dans un geste vain pour le rassurer. Elle murmura encore quelques fois son prénom, pour capter son attention, mais il était déjà trop tard, Yuchan était reparti dans son monde de fantaisie.

— Reviens pour le déjeuner !

Il opina du chef avant de s'élancer sur ce sentier qu'il connaissait par cœur. Les lendemains de pluie, la montagne était toujours belle. Il aimait la façon dont la pluie avait creusé de nouveaux sillons dans le sol, et celle qu'elle avait eue de remplir les petits ruisseaux, longuement asséchés par la chaleur d'un été trop long. Il aimait les reflets des feuilles dans les arbres, qui luisaient alors que le soleil pointait le bout de son nez. Il aimait les roches claires et brillantes, l'herbe sauvage qui poussait sans que l'homme ne vienne la perturber. Les odeurs des matins pluvieux étaient les meilleures, les plus douces pour Yuchan.

Longuement, sa mère s'en était fait pour cet enfant incapable de rester en place et qui vivait reclus des autres. Vivre au cœur de la montagne n'était facile pour personne, mais contre toute attente, Yuchan s'en était très bien accommodé. Il avait oublié les premières années de sa vie en ville, pour épouser pleinement la nature dans laquelle il vivait. Il partait tôt le matin pour se rendre à l'école, rentrait tard le soir, la tête dans les nuages, son imagination comme seule compagne de route. Ses longues heures de marche lui forgeaient l'esprit, aimait-il dire à sa mère qui s'en faisait à chaque fois pour son plus jeune enfant.

Ce jour-là, il décida de s'arrêter près de ce petit cours d'eau qui descendait le long de la montagne. Le garçonnet sauta de roche en roche pour la traverser, jusqu'à en atteindre une plate et large sur laquelle il se posa. Il retira son sac à dos et en sortit son petit calepin et une boite de crayon de couleur, offerts par sa sœur à son dernier anniversaire. Il n'était pas particulièrement doué en dessin, mais tenir un crayon l'apaisait, et le calme de la rivière qui l'entourait lui permettait de s'évader davantage.

— Eh ! C'est Yuchan !

Il releva la tête de son croquis et plissa les yeux pour discerner trois silhouettes sur la berge. Il reconnut sans mal trois de ses camarades de classe, qui vivaient en bas de la montagne. Il leur adressa un sourire immense, agita sa main avant de ranger ses affaires dans son sac. Les nouveaux venus le dévisagèrent, tandis qu'il se dirigeait vers eux, sautant de rochers en rochers.

— Qu'est-ce que tu fabriques ?

Il se stoppa dans sa progression et les interrogea du regard.

— Tu veux venir avec nous ?

Ils semblaient surpris. Il hésita, se sentant soudain mal à l'aise. Il n'aimait pas la lueur mesquine qu'il lisait dans leurs regards.

— Je préfère continuer à dessiner, se contenta-t-il donc de répondre.

Le plus grand des garçons haussa un sourcil, et alors qu'il s'apprêtait visiblement à répéter quelque chose, la main levée au-dessus de son carnet et menaçant de le faire tomber dans l'eau, quelque chose l'en empêcha. Son regard se figea au-dessus de son épaule, et il se dégonfla, avant de tourner les talons avec ses camarades.

Le brunet se retourna, surpris, et eut à peine le temps de voir un large pan de tissu bleuté disparaître derrière les rochers. Il plissa les yeux, et s'y aventura à pas de loup, prenant garde à ne pas glisser sur le sol humide et lisse. Là, dans un creux entre les deux rochers, se tenait un autre garçon de son âge, enseveli sous un hanbok d'un bleu profond, aux motifs fleuris. Il était recroquevillé, les mains posées sur ses genoux fléchis contre son torse.

— Hé ! Qu'est-ce que tu fais ? murmura-t-il.

Le garçon leva vers lui des yeux brillants, d'une couleur un peu trop pâle pour être purement naturelle.

— Tu es coincé ?

Il ne répondait toujours pas, aussi, Yuchan tendit sa main pour l'aider à se relever. Mais le garçon se contenta de lever les yeux sur les cinq doigts tendus vers lui, ces derniers ronds comme des soucoupes. Il refusa sa main, poliment, en secouant légèrement la tête et Yuchan rétracta son offre.

— Tu t'appelles comment ?

Il n'eut aucune réponse.

— Moi c'est Yuchan ! Tu habites près d'ici ?

Il secoua la tête, et Yuchan sentit un sourire naître sur son visage. Les choses progressaient, doucement, mais sûrement.

— Tu es un esprit ?

Et l'autre garçon ouvrit grand la bouche, et s'écrasa un peu plus dans le trou dans lequel il s'était niché. Les yeux bruns de Yuchan se mirent à briller encore plus, et il se pencha un peu plus en avant, tout sourire. C'étaient les yeux brillants d'un enfant avec un trop plein d'imagination qui n'imaginait pas un seul instant la précieuse découverte qu'il venait de faire.

— Tu as de beaux yeux ! On ne m'avait jamais dit que les esprits avaient des yeux comme ça !

Comme ennuyé par ses propos, l'autre garçon ferma les yeux, et fronça très fort les sourcils. Soudain, une brume légèrement bleutée s'éleva entre les rochers. Yuchan ouvrit la bouche et leva le nez en l'air, surpris, et effleura cette brume épaisse des doigts. Elle avait l'odeur de la pluie, mais transportait avec elle des effluves qu'il était bien incapable de reconnaître. Quand il reporta son attention sur l'autre garçon, ce dernier avait disparu.

— Esprit ? Petit Gwishin ? Eh oh !

— YUCHAN !

La voix de sa mère déchira le silence qui venait de s'installer et Yuchan se redressa, avant de perdre l'équilibre et de dégringoler de son petit rocher. Elle hurla et se jeta sur lui, qui se redressait avec difficulté.

— Bon sang ! Yuchan mon bébé !

Il releva la tête en souriant.

— Maman ! J'ai trouvé un esprit !

Mais sa mère avait l'esprit ailleurs ; déjà, elle s'attelait à regarder de plus près la plaie qu'il s'était faite sur les deux genoux.

— Oh bon sang, mon chéri...

— Je n'ai pas mal !

Le sourire désolé qu'elle lui fit n'entama pas sa joie. Sa mère savait pertinemment que Yuchan n'avait pas mal. Yuchan n'avait jamais eu mal comme les autres enfants.

— Il avait des yeux bleus ! Tout clairs ! Ils brillaient presque maman !

— Oui mon chéri, oui...

Elle caressa son genou et l'essuya avec un pan de sa tenue.

— Tu me crois maman ?

— Oui, bien sûr.

Non, elle n'en croyait pas un mot.

C'était toujours la même histoire avec son fils. Il avait une imagination bien trop débordante. Yuchan vivait dans son monde. Yuchan peinait réellement à voir ce qui l'entourait. Souvent, sa mère s'était fait la réflexion que son fils venait d'une autre dimension. Pourquoi son enfant ne pouvait-il pas être comme les autres ?

⁞ ⁞ ⁞

Cette histoire, tous la connaissaient. Elle avait été racontée dans les montagnes, de génération en génération. On disait que le mort reviendrait, pour protéger à nouveau les fils de cette fratrie. Mais aucun Gwishin n'était apparu, et la famille, peu à peu, s'était éteinte. Et plus personne n'avait jamais reparlé de cette histoire, devenue légende.

La saison des pluies passa, et Yuchan ne revit pas le Gwishin. Il avait persuadé sa sœur que c'en était un, et cette dernière était rentrée dans son jeu, pour son plus grand bonheur. Elle l'avait accompagné à la recherche de son petit esprit, sans que cela n'aboutisse à quoi que ce soit, mais sans jamais remettre en cause le fait que, peut-être, Yuchan l'avait tout simplement imaginé.

Yuchan le revit le jour où la pluie cessa de s'abattre pour de bon sur les montagnes. Le soleil perçait enfin à travers les nuages épais, et offrait au ciel une teinte ocre. Yuchan fêtait son onzième anniversaire ce jour-là. Et alors qu'il revenait de son école, une moiteur écrasante dans l'air, il le vit à nouveau. Il portait à nouveau cet habit traditionnel, aux couleurs assorties aux teintes du ciel. Il avait les mêmes yeux brillants et irréels, et Yuchan s'approcha sans rien dire, jusqu'à s'arrêter, un bon mètre devant lui.

— C'est toi, hein ?

L'autre garçon opina du chef, et le sourire de Yuchan s'agrandit.

— Qui viens-tu visiter dans notre monde ?

— Je ne peux pas te le dire, fit-il d'une petite voix.

Yuchan ouvrit de grands yeux en l'entendant pour la première fois. L'autre garçon avait une voix calme et posée, qui sonnait merveilleusement bien dans ses oreilles.

— Je connais pleins de choses sur les Gwishin !

L'autre garçon pencha légèrement la tête sur le côté.

— J'ai beaucoup lu ! Et ma grande sœur m'a raconté pleins de légendes sur vous ! Mais moi, j'y ai toujours cru ! Est-ce que tu es bel et bien vivant ? Est-ce que tout le monde peut te voir ? Tu as un prénom ? Tu as quoi comme pouvoirs magiques ?

L'autre garçon avait du mal à suivre, il fallait dire que Yuchan avalait ses mots, trop pressé de tout savoir. Il se contenta d'opiner du chef sans s'arrêter, sans en placer une. Il semblait intimidé par les grands yeux curieux de Yuchan, et des gestes qu'il faisait en parlant. Remarquant ce détail, il croisa les bras derrière le dos, et referma sa bouche sans pour autant cesser de sourire. Ainsi penché en avant, il plissa ses grands yeux et remua les sourcils, amusés. En face de lui, l'autre garçon eut l'air perplexe et recula d'un pas.

— Je comprends, tu ne peux pas vraiment me parler, n'est-ce pas ? Tu n'es pas là pour moi ?

Le garçon secoua la tête.

— Ce n'est pas grave.

Mais au fond, Yuchan peinait à retenir sa curiosité dévorante.

Et quand il s'éloigna, le Gwishin resta un long moment à l'observer marcher le long de la route. Ainsi, il était revenu pour lui. Il était sa nouvelle mission, celle après laquelle il allait enfin pouvoir trouver la paix qu'il convoitait depuis des centaines d'années. Yuchan était son portrait craché. Il lui ressemblait tant que cela en étant troublant. Mais Yuchan n'était qu'un enfant. Était-ce pour cela que lui aussi en était revenu à cette apparence ? Qu'avait ce garçon de si particulier pour qu'il revienne sur terre ?

Il devait simplement le protéger. Faire en sorte qu'il vive. Rien de plus.

Mais au fond, il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi le sort avait jeté son dévolu sur un enfant à priori sans problème.

⁞ ⁞ ⁞

Un an plus tard.

Il ne s'était plus approché de Yuchan une seule fois. Les saisons, les mois avaient défilé, et il était resté en retrait. Il se demandait chaque jour qui passait quand viendrait le jour où il le sauverait. Et, petit à petit, il avait appris à le connaître. Yuchan n'était pas comme l'enfant qu'il avait échoué à protéger. Yuchan était un danger pour lui-même. Ce dernier vivait inconsciemment, sans se douter un seul instant qu'à chaque fois qu'il manquait de déraper d'une falaise, de tomber dans des eaux trop profondes, il était là. Il veillait sur lui, pour ne pas qu'il se blesse de la plus bête des manières. Et plus le temps passait, plus il se demandait quand est-ce que sa mission sur Terre prendrait fin. Allait-il devoir veiller sur lui jusqu'à sa mort naturelle ? Combien de temps allait durer sa purge ici ?

De son côté, Yuchan n'avait jamais arrêté de le chercher. Tous les jours, en se rendant à l'école, mais aussi près de la rivière. Il ne le voyait plus. Pourtant, il était persuadé de sa présence à ses côtés. Quelque chose en lui lui soufflait que le petit esprit était là, à veiller sur sa personne. Mais Yuchan avait beau le rappeler, il semblait être redevenu invisible.

⁞ ⁞ ⁞

Trois ans plus tard.

S'il y avait bien quelque chose qu'il savait, c'était que Yuchan n'avait jamais cessé de le chercher. Ce garçonnet qui n'en était plus un grandissait, tout comme lui qui vieillissait au rythme de son petit protégé, mais refusait de quitter le monde doux de l'enfance. Yuchan continuait à croire aux légendes, à rabattre les oreilles de ses parents et de sa grande sœur avec l'histoire de sa rencontre avec lui. Et puis, un jour, sa sœur quitta le foyer pour repartir en ville. C'était là qu'elle trouvait du travail, et une vie plus épanouie que celle qu'elle menait actuellement. Et ce jour-ci, il comprit que ce n'était que le début de la descente aux enfers pour Yuchan.

Il lui sembla que ses parents l'écoutaient moins. Y faisaient moins attention. Si lui, se trouvait toujours non loin d'un jeune adolescent de quinze ans, eux, étaient de plus en plus absents. Il le regardait alors grandir dans cette ambiance étrange qui s'était installée progressivement chez lui. Une ambiance où les parents parlaient peu, où Yuchan ressassait encore et encore le passé. Une ambiance où Yuchan était la seule lumière qui faisait encore briller ce foyer, perdu dans les montagnes.

Il lui avait sauvé la mise de nombreuses fois, sans plus jamais se montrer. Mais Yuchan savait que c'était grâce à lui, et il fut persuadé à de nombreuses reprises que le jeune homme se mettait en danger pour espérer le revoir, lui. Yuchan en devenait si obsédé, qu'il passait à côté de la vie que ses parents avaient voulue pour lui, mais aussi des rares personnes qui avaient voulu se rapprocher de lui. De ce garçon, qui lui semblait être un camarade de classe tout à fait bien attentionné. De cette fille, qui lui offrit des gâteaux le soir de Seollal. Yuchan ne voyait rien, ne voulait rien voir. Yuchan restait bloqué dans son monde imaginaire, bourré de fantaisie, que les autres ne croyaient pas.

Quand il acheva sa dernière année de collège, la nouvelle tomba. Ils l'envoyèrent dans la même ville que sa sœur. Loin de la montagne qu'il chérissait. Loin de ses repères favoris où il se rendait pour dessiner et s'évader. Loin de toute l'identité qu'il avait mis des années à se construire.

Et en le voyant ainsi s'éloigner un soir d'hiver, son cœur se serra. Il se sentit à nouveau pris au piège, comme autrefois. L'histoire se répétait, une nouvelle fois. Peu à peu, il s'était pris d'un amour fraternel pour ce garçon, qu'on lui avait tout simplement demandé de protéger quoi qu'il en coûte.

Il caressait tous les jours l'espoir de le voir revenir ici, au bord de la rivière. Il espérait voir de nouveau ce sourire joyeux et pétillant qu'il s'était juré de faire perpétuer. Mais les jours pass, puis les semaines, les mois, et Yuchan ne revint pas. Le Gwishin soupira et reporta son attention sur le petit groupe d'individus venu profiter de la fraîcheur de la rivière. Il était invisible à leurs yeux, comme à ceux du monde entier quand il n'était pas là. Son cœur, qui avait cessé de battre il y a des années de cela, ne se ravivait que lorsqu'il était là. Le reste du temps, il restait cet esprit invisible aux yeux de tous, qui errait sur Terre en attendant de pouvoir enfin rejoindre le pays des morts.

Yuchan lui manquait. Et le regret de ne pas l'avoir retenu l'accabla de plus en plus. Loin des terres où il pouvait errer, Yuchan n'était plus en sécurité. Personne n'existait pour veiller sur lui comme lui l'avait fait depuis le premier jour.

⁞ ⁞ ⁞

Trois ans plus tard.

Yuchan poussa la porte de sa maison sans aucun entrain et balaya la petite entrée du regard, avant d'y déposer ses deux sacs et sa valise.

— Papa ? Maman ?

La fatigue de son long voyage se fit sentir dans sa voix, devenue plus grave avec le temps. Sa mère passa la tête par l'encadrement de la porte de la cuisine, et un sourire immense vint élire domicile sur son visage.

— Yuchan !

Elle se jeta dans ses bras, et il ne put s'empêcher d'esquisser à son tour un sourire heureux. Son père arriva quelques secondes plus tard, et imita sa mère en les serrant tous les deux très fort dans ses bras. Ils le bombardèrent de questions, à propos du lycée, du voyage, de ses notes, de ses amis, de la ville... Questions auxquelles Yuchan s'efforça de répondre en gardant le sourire.

La vérité était qu'il avait détesté ses trois années passées loin de la montagne et de ses parents. Il ne s'était pas fait de véritables amis en trois ans, juste des camarades de classe sympathiques. Il avait obtenu de bonnes notes en se noyant dans le travail, devenu sa seule consolation. Il avait détesté le bruit de la ville, ses odeurs, les gens partout à tous les coins de rues, les magasins bondés, la crasse de certains quartiers. La neige n'était pas la même en ville. L'été non plus. Il était étouffant, invivable. Il ne s'était jamais fait à la nourriture, à la mode urbaine. Pendant trois longues années, il s'était senti à l'écart de tout. À part.

Ses rêves d'enfants s'étaient peu à peu envolés, et la présence de sa sœur dans son appartement, à chaque vacance, n'avait rien fait pour changer cela. Peu à peu, il avait abandonné son monde imaginaire. Il avait arrêté de rêver comme le gosse qu'il avait été. Il avait arrêté de dessiner, par manque d'inspiration et d'envie. La ville l'avait miné à petit feu, sans même qu'il ne s'en rende compte. Et puis Yuchan l'avait placé dans un coin de son esprit, lui, pour ne plus jamais y repenser. Il ignorait si le Gwishin l'avait suivi à Séoul. Il ignorait s'il avait tout imaginé depuis le début.

Il en était venu à penser que, depuis le début, tout n'avait été que le fruit de son imagination.

Yuchan était de retour. Tapis derrière les arbres, il l'observait en silence. Le garçon avait beaucoup changé. Il était plus grand, beaucoup plus grand, et s'était considérablement épaissi. Les trois années pendant lesquelles il était resté à l'attendre avaient semblé lui durer une éternité. Attaché à l'endroit de sa mort, il ne pouvait s'enfuir comme il le désirait, et restait ainsi bloqué dans les montagnes qui l'avaient vu grandir, puis mourir. Il avait grandi à nouveau lui aussi, en suivant le rythme du jeune homme auquel le destin l'avait lié.

Cependant, il lui sembla que Yuchan n'était plus le même. Il n'y avait plus cette malice qui animait autrefois le regard si doux de ce garçon. Il ne ressemblait plus réellement à son ancien petit protégé. Son air rêveur et insouciant l'avait quitté. Il pencha la tête sur le côté, intrigué de savoir à quoi le jeune homme pensait, planté là au bord de cette rivière où ils s'étaient rencontrés la première fois. Son cœur se mit à battre un peu plus en imaginant que, peut-être, il s'était mis à repenser à ce jour-là. L'avait-il oublié ? Croyait-il toujours en lui ?

Il s'en était voulu à de nombreuses reprises de ne jamais avoir essayé de s'en rapprocher. Cela ne lui était pas interdit, mais il s'était fait une promesse : il ne répéterait pas les mêmes erreurs que par le passé. Son attachement était déjà bien trop grand envers ce garçon à cause de qui il ne pouvait profiter de sa mort.

Il n'avait pas ses encres, ses crayons et son carnet immense à dessin ; Yuchan était venu les mains vides. Il tordit un peu plus le cou pour mieux l'apercevoir quand soudain, la tête de son petit protégé se tourna vers lui. Immédiatement, il se ratatina sur lui-même, les mains enroulées autour des genoux. Son cœur s'était mis à tambouriner plus fort dans sa poitrine, et il se demanda même s'il n'allait pas exploser. L'avait-il vu ? Pouvait-il toujours le voir ? Il n'était pas donné à tous les mortels de les apercevoir, il le savait bien. Ceux qui avaient oublié les légendes d'antan en étaient incapables.

Et si Yuchan l'avait oublié ?

Des bruits de pas s'approchèrent de sa petite cachette, et il hésita un bref instant à claquer des doigts pour disparaître, comme il l'avait fait des années auparavant. Mais avant qu'il ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, un visage familier se pencha au-dessus de lui. De grands yeux écarquillés, qui, au fond, n'avaient pas réellement changé. Il avait bien du mal à reconnaître le visage de cet enfant, souvent cabossé d'un peu partout à cause de ses chutes qu'il ne sentait pas. Yuchan était devenu une autre personne. Il avait un visage taillé, atypique pour les hommes de sa région. Ses yeux étaient toujours immenses, terriblement expressifs et ce fut ce léger froncement de sourcils qui le fit sortir de sa torpeur.

— Hé ! Qu'est-ce que tu fais ? murmura-t-il.

Il eut l'impression de revivre leur rencontre une seconde fois. Mais aujourd'hui, il n'était plus coincé dans son corps d'enfant chétif et minuscule. Yuchan ne le regardait plus de la même manière. L'avait-il reconnu ?

— C'est quoi cet accoutrement ?

Il l'avait oublié.

— Ce n'est rien, chuchota-t-il.

— Besoin d'aide pour sortir de là ?

— Je...

Yuchan lui avait déjà tendu la main, qu'il hésita à prendre.

— Je ne vais pas te manger, rouspéta-t-il.

Alors il la saisit. C'était étrange. Il s'était toujours demandé quel genre de réaction cela pouvait provoquer, la réponse était aucune. Il ne se passa rien. Yuchan le tira hors de son trou, et il se redressa, embarrassé. Comment avait-il pu oublier jusqu'à leur première rencontre, ici-même ?

— Comment tu t'appelles ?

Qu'avait-il à perdre désormais ? Yuchan l'avait effacé de sa mémoire. Son rôle de protecteur allait être plus simple à assurer sans un gamin cherchant perpétuellement à percer les mystères de sa véritable nature. Il baissa les yeux, un air triste sur le visage.

— Junhee.

C'était le prénom qu'il avait eu, par le passé.

— Moi c'est Yuchan.

Ça, je le sais déjà, eut-il envie de répondre.

— Tu as de très beaux yeux, on te l'avait déjà dit ?

Surpris par sa remarque, il sentit ses joues s'empourprer légèrement. Et puis il tiqua. Ses yeux. Il savait à quoi ressemblaient ses yeux. Yuchan allait forcément...

— Ils... C'est la luminosité qui les fait briller et -

— Briller ?

— Ils ne brillent pas ?

— Non, rigola Yuchan.

— Oh. Oh, eh bien, parfois... Ils brillent, termina-t-il d'une petite voix.

Il se sentait idiot.

— Non, ils sont gris, mais c'est déjà suffisamment rare pour que je le remarque, ajouta Yuchan.

Ainsi, ses yeux avaient cessé de briller de leur drôle de nuance surnaturelle aux yeux de l'autre garçon..

— Tu habites vers où ? Je ne crois pas t'avoir déjà vu...

Il se mordilla l'intérieur de la joue. Évidemment. La dernière fois qu'ils s'étaient croisés, ni l'un ni l'autre ne ressemblait à ça.

— Non loin de là, dans le village en bas de la montagne. Je viens d'arriver.

— Oh, je vois.

Voyait-il vraiment ? Ou faisait-il juste semblant d'être poli ?

— Je dois y aller, à bientôt peut-être ?

— Oui...

Et il le vit tourner les talons, et manquer de trébucher. Ce fut plus fort que lui, il se jeta en avant pour le rattraper in extremis.

— Oh, je... Pardon...

— Non, non, c'est rien, merci beaucoup !

Yuchan passa une main dans ses cheveux, gêné.

— Ça m'arrive en permanence. Ne t'en fais pas, je ne me fais jamais mal, lui lança-t-il avec un clin d'œil.

Ça, il le savait.

Yuchan reposa sa tasse de café à moitié pleine sur le rebord de sa fenêtre de chambre et soupira. C'était un mauvais jour, maussade comme tous les jours depuis un bon mois, et il n'avait pas le cœur à sortir s'aérer l'esprit. La veille, la discussion avec ses parents à propos de l'armée lui avait ôté toute envie de leur parler pendant les prochains jours. Ils lui avaient retiré l'honneur de servir son pays, de s'acquitter de cette tache que chaque bon citoyen accomplissait. Pour des raisons de santé. Yuchan avait essayé de leur faire changer d'avis. Je vous promets que j'arriverais à passer les tests. Mais ils n'avaient rien voulu savoir. Une chute et ils verront tout de suite le souci, Yuchan. Un individu comme toi est dangereux pour lui, mais aussi pour les autres. Et il avait hurlé qu'il ne comprenait pas pourquoi, avant d'aller s'enfermer dans sa chambre.

L'armée avait été une main tendue dans un avenir trouble. Lui qui avait eu tant de rêves petit, il ne savait plus sur quel chemin avancer. Il se souvenait du Yuchan de dix ans, voulant à tout prix devenir un artiste. Il rigola à cette idée, et jeta un regard triste à sa tasse de café, désormais froide. Il détestait cette boisson. Il s'était mis à en boire en ville, pour faire comme tous les autres. À présent, il ne sentait plus le goût amer qu'il laissait dans sa bouche.

Il trouva le paysage triste, dénué de tout intérêt, et ce fut donc en cette après-midi que Yuchan réalisa quelque chose : le monde féerique et magnifique de son enfance s'était envolé. Il ne possédait plus cet amour inconditionnel pour la nature qui l'entourait. Il eut beau essayer de se concentrer, de revoir à nouveau ce monde fantaisiste et incroyable qu'il avait imaginé et entretenu dans son imaginaire pendant toute son enfance, ce fut en vain. Agacé, il se redressa et avisa les murs de sa chambre. Cette pièce ne lui ressemblait plus. Elle appartenait au gosse qui avait quitté la montagne il y a des années, forcé par des parents qui avaient voulu lui faire quitter le pays des rêves.

Alors avec des gestes lents, il décrocha un à un les dessins qui couvraient ses murs pour les ranger dans ses cartons. Il les rangea avec les nombreux livres traitant des mythes et légendes qui avaient nourri son enfance. Il ne voulait plus de tout ça. Il n'y parvenait plus. De savoir qu'un jour, il avait pu rêver au point de s'imaginer un millier d'autres vies dans la montagne, au bord des cours d'eau... Il en avait les larmes aux yeux.

— Yuchan ?

Sa mère toqua timidement à la porte de sa chambre, et il ne prit pas la peine de lui répondre. Il se releva, attrapa une veste légère et quitta sa chambre sans un regard pour elle. Elle ne chercha pas à le retenir, et Yuchan quitta la maison sans un mot.

Il marcha un peu jusqu'au village voisin. Les distances étaient bien plus courtes que dans ses souvenirs. Une fois arrivé, il ne put s'empêcher de repenser à ce garçon qu'il avait vu près de la rivière. Ainsi donc, c'était là qu'il vivait ? Il se demanda comment il avait pu, depuis son retour, passer à côté d'un regard aussi profond et attirant que le sien. Il avait un visage particulier, qu'il avait trouvé très beau, et qui ne passait pas inaperçu. Nul doute que ce gars avait dû en faire tomber plus d'une.

— Excusez-moi, fit-il en accostant une vieille femme. Auriez-vous vu Junhee ?

— Junhee ?

— Oui, un jeune homme vivant dans ce village...

— Il n'y a pas de Junhee par ici, fit-elle les sourcils légèrement froncés.

— Oh, je vois... Pardonnez-moi, et bonne journée à vous !

Elle lui rendit son sourire et tourna les talons. Dépité, Yuchan regarda un peu partout autour de lui. Il n'y a pas de Junhee par ici. Peut-être ne l'avait-elle tout simplement jamais croisé ? Il soupira ; le village était minuscule. Il était évident que Junhee ne lui avait pas renseigné le bon. Ou bien, tu ne voulais juste pas revoir ma tête, c'est une possibilité. Il lâcha un rire jaune à cette pensée et continua sa déambulation dans le village.

Il avait pensé, l'espace de quelques minutes, que peut-être, Junhee allait le sauver de sa morosité habituelle.

Ce jour-là, la tristesse le gagna encore plus.

Il ne le revit pas, jusqu'à ce jour-là. Un jour où le soleil brillait au-dessus de la montagne. Il quitta sa maison à l'aube, et entama une randonnée en solitaire. Un simple sac sur le dos, une bouteille d'eau attachée à sa ceinture, il se mit en tête d'atteindre l'un des petits sommets pour se vider la tête. Il marchait, sans faire attention à ce qui l'entourait, sans regarder les fleurs ou les bestioles qui, autrefois, avaient eu toute son attention. Il fonçait tête baissée, avec pour seul but de se sortir de l'esprit les paroles de ses parents, les souvenirs atroces de ses études en ville, la solitude qu'il avait ressentie, quand tout à coup, son pied buta contre un bout de roche enfoncé au milieu du chemin. Il tituba vers l'avant, et tomba, sans trouver où se rattraper. Un cri lui échappa avant qu'il ne dévale sur plusieurs mètres, avant d'atterrir dans un tas de terre fraîche.

Les yeux levés vers le ciel, il sentit la tête lui tourner légèrement. Ses membres lui semblaient un peu engourdis, et il ferma les yeux pour chasser les vilains points noirs qui dansaient devant lui, obstruant sa vision.

— Yuchan !

Une drôle de voix lui parvint, et deux mains encerclèrent son visage. Il battit des cils, confus, pour découvrir Junhee, toujours dans le même accoutrement traditionnel, penché sur lui.

— Yuchan, oh, bon sang !

— J'ai rien... La tête qui tourne juste un peu...

— Rien ? Mais tu... Yuchan, ton poignet...

— Mon poignet ?

Il le leva fébrilement. Oui, son poignet avait quelque chose de différent. Un angle anormal.

— Oh bon sang, je suis tellement désolé...

— Désolé ?

— J'aurais dû être là, pardon...

Il ne comprenait pas pourquoi ce type accordait une si grande importance à sa chute.

— Je n'ai pas mal. J'ai une insensibilité à la douleur, crut-il utile de préciser.

— Je le sais, ça, chuchota-t-il.

Sa tête tourna à nouveau et il serra les dents.

— Je... je crois que je...

Le visage de Junhee s'effaça progressivement au-dessus de lui. Il venait de s'évanouir.

Quand il se réveilla quelques heures plus tard, il se trouvait dans son lit. Son père et sa mère, inquiets, étaient postés à son chevet.

— Chan ? Tu es réveillé ?

Ce surnom, cela faisait bien longtemps que personne ne l'avait utilisé. Même sa sœur avait cessé de l'utiliser.

— Comment je...

— Un gentil garçon t'a ramené ici après t'avoir trouvé évanoui dans les montagnes. Une chance que tu aies pu lui communiquer ton adresse avant de t'effondrer !

— Il n'avait jamais fait ça.

— Jun... hee... ?

— Il faudra le retrouver, et le remercier. Tu n'as que des blessures mineures, mais cela aurait pu être bien pire !

— Mineures... Mon poignet ?

Son poignet n'avait rien.

— Tout va bien mon chéri. Tout va bien.

Il ne comprenait plus rien.

Il l'avait revu une nouvelle fois, lors d'une nouvelle sortie. Il s'était aventuré sur un chemin fermé, et il avait débarqué, au dernier moment, pour le prévenir du danger imminent. Une autre fois, pour lui éviter de se faire renverser par une voiture sur la toute nouvelle route qui longeait la chaîne de montagnes dans laquelle ils vivaient. Et puis... Junhee avait de nouveau disparu. Ce type allait et venait dans des circonstances particulières. Ou plus précisément, Junhee semblait apparaître quand le danger le guettait lui et personne d'autre. Il espérait chaque jour le voir apparaître devant sa porte ou dans son village. Juste pour discuter, apprendre à se connaître. Ce garçon l'intriguait, l'attirait irrépressiblement et sans qu'il ne sache pourquoi. Mais Junhee ne venait jamais dans ces moments-là. Alors sa tristesse reprenait le dessus, il s'enfermait à nouveau dans ses tourments moroses et devenait à nouveau la coquille vide qu'il était depuis son retour de ville.

Le vent soufflait très fort quand il décida de se rendre à la rivière. Pour se baigner d'abord. Et puis, à peine se fut-il dévêtu, qu'une idée plus morbide le prit. Souvent, Yuchan se demandait jusqu'où irait son insensibilité. C'était idiot, il le savait parfaitement, mais Yuchan avait cessé de réfléchir aux conséquences de ses actes depuis son retour. Il avait plongé dans l'eau plusieurs fois, en appréciant sa fraîcheur dans ses cheveux et sur sa peau. Et il était descendu de plus en plus bas dans les endroits plus profonds.

Il se battait avec son propre corps, qui lui hurlait de remonter. Et contre sa volonté, qui voulait toucher le fond.

Et ce fut là qu'il la sentit. Une pointe dans ses poumons. Quelque chose, enfin. Il ouvrit de grands yeux, quand, autour de lui, tout sembla lui devenir limpide. Il ferma les yeux un instant, et ses doigts effleurèrent quelque chose de mou. Il avait réussi. Yuchan avait touché le fond. L'espace de quelques secondes, il s'imagina à nouveau être ce gamin qui rêvait de visiter les profondeurs. Il s'imagina un monde extraordinaire sous l'eau. Et son imagination, retenue captive depuis des années, se libéra. L'eau devint claire, transpercée par les rayons du soleil. Autour de lui, tout était lumineux. Et il était là. Dans ce hanbok bleu et blanc qui lui allait si bien. Ses cheveux noirs ne semblaient affectés en rien par le milieu dans lequel il évoluait, et Junhee nageait vers lui. Il avait des yeux incroyables, qui n'avaient plus rien à voir avec ce gris un peu triste, mais beau. Ils semblaient briller légèrement, juste assez pour les faire ressembler à de petites étoiles qui firent battre son cœur un peu plus fort. Il lui sembla que son dos heurta le sol mou lui aussi. Et Junhee le retint, de justesse, une main sous ses omoplates, l'autre s'agitant dans l'eau.

Il était incroyablement beau en cet instant. Il lui hurla quelque chose qu'il ne comprit pas. Ce monde était merveilleux. Et puis, il lui sembla remonter, dans les bras de cette vision délicieuse. L'ascension sembla durer une éternité, et quand il se retrouva enfin hors de l'eau, il eut l'impression d'être arraché à son rêve. Il s'agita, cracha l'eau dans sa gorge et ouvrit de grands yeux en percevant Junhee, toujours contre lui, une main autour de sa taille, comme pour s'assurer qu'il ne retournerait pas au fond.

Ses yeux n'avaient pas changé. Mais désormais, il lisait un profond désarroi en eux.

— Qu'est-ce que tu fabriques !

— Je...

— Je ne te laisserais pas mourir ! Pas une nouvelle fois, je t'ai fait une promesse !

Il n'avait aucune idée de ce qu'il racontait. Il se sentit tiré vers la berge et se laissa faire, trop sonné pour répondre quoi que ce soit. Avec ébahissement, il se retrouva sur la terre ferme, un large pan de tissu blanc ne lui appartenant pas sur les épaules.

— Pas une nouvelle fois ?

Junhee lui lança un regard glacial, et Yuchan n'eut pas la force de répondre. Penaud, il riva son regard sur ses orteils.

— Il s'est noyé, lui aussi.

— Pardon ?

— Un petit que, jadis, j'avais sous ma garde. Il était plein de vie. Il aimait les arts, et gambader dans la montagne. Il souriait sans cesse et j'étais son gardien. Je l'aimais comme mon propre petit frère. Et un jour, il s'est noyé. Ici même. Je n'étais pas là, trop occupé à travailler dans le champ de son père. Et il en est mort.

Yuchan ne comprenait plus rien.

— Quand je suis revenu ici, sous cette forme... J'ai aussitôt compris que tu étais celui que j'allais devoir protéger.

— Tu te fous de moi ?

— Oui Yuchan, je me fous de toi, bien sûr.

Mais Junhee avait l'air terriblement sérieux.

— Tu as vraiment tout oublié de ton enfance ici ?

Yuchan fronça les sourcils.

— Je n'ai pas oublié, j'ai enfin compris que je n'avais été qu'un gosse naïf.

Junhee laissa échapper un soupir.

— Et ce qui vient de se passer, ça te paraît plausible ? Ton poignet ? Toutes ces fois où je suis apparu quand tu en avais le plus besoin ?

— J'avais besoin de toi depuis ce jour où nous nous sommes rencontrés, à mon retour. Je pensais avoir trouvé un ami... Je me sentais si seul, et toi tu... Attends...

Junhee se tourna légèrement vers lui, un sourcil levé.

— Comment est-ce possible ?

Junhee haussa les épaules.

— Tu es le même, c'est ça ?

Junhee opina du chef.

— Prouve le moi.

Sans un mot, il le vit attraper sa main, et une chaleur douce se répandit alors dans tout son corps. Le froid qui avait gagné ses membres s'envola immédiatement, et Yuchan écarquilla les yeux.

— À cause de toi j'ai-

— N'essaye pas de m'incriminer. Tu es celui qui est parti.

— Je n'ai pas choisi.

— Et je n'ai pas choisi d'obséder ta conscience. Ni du malaise que tu as éprouvé là-bas, en ville.

— Tu devais me protéger, non ?

— Je ne peux pas me rendre où bon me semble.

— Alors si je me casse, loin d'ici, et que je me jette d'un pont, tu ne viendras même pas ?

Junhee le dévisagea, les yeux grands ouverts.

— Ne dis pas des choses pareilles.

Yuchan lâcha un rire sans joie et se leva.

— Je suis complètement timbré, hein ? Je suis en train de t'imaginer, comme je t'ai imaginé Gwishin il y a des années.

— Non, Yuchan...

— Bien sûr que si. Je suis perdu.

— Je suis tout ce qu'il y a de plus réel...

— Tu as accompli ta mission, non ? Tu m'as sauvé ? Alors si tu es un vrai Gwishin, tu dois retourner dans le royaume des morts. Pourquoi es-tu encore là ?

— Je ne sais pas.

Au fond, si, il savait. Junhee ne quitterait pas cette Terre avant des années. De longues années. Son protégé resterait un danger perpétuel pour lui-même jusqu'à sa mort.

Yuchan attrapa ses habits et les enfila, sans lui accorder un seul regard. Il lui lança le tissu blanc qu'il déduisit être le sien et tourna les talons.

— C'est tout ?

Il ne répondit pas et continua de s'éloigner, ses pensées embrouillées. Junhee ne pouvait pas être le Gwishin de son enfance. Ce même être surnaturel qu'il avait recherché pendant des années avant d'abandonner. Celui qui l'avait emprisonné dans ses rêveries solitaires. Junhee le héla de nouveau, et il entendit vaguement quelques bruits de pas derrière lui, avant de se retrouver tiré en arrière. Junhee avait attrapé son visage entre ses mains et le regardait, avec l'air le plus sérieux au monde.

— S'il te plaît, prends soin de toi.

— Si tu es condamné à te farcir ma misérable existence et ma surveillance pour le temps qu'il me reste, ça devrait aller pour moi, lâcha-t-il platement.

Junhee avait disparu sous ses yeux, dans une brume épaisse et bleutée à ce moment précis. Il avait décelé une infinie tristesse dans son regard à ce moment-là, et son cœur avait loupé un battement.

⁞ ⁞ ⁞

Un mois plus tard.

Junhee ne quittait plus son esprit. Il avait la sensation de le voir partout, tout le temps. Junhee ne lui laissait pas un seul instant de répit. Pourtant, une petite voix sournoise lui soufflait qu'une nouvelle fois, son imagination débordante était peut-être la coupable. Depuis leur discussion au bord de la rivière, Yuchan avait ressorti tous ses carnets de croquis, et ceux qu'il annotait d'histoires fabuleuses. Et en revoyant les fragments de son enfance, il se demanda comment il avait pu oublier une part aussi immense de l'enfant qu'il avait été.

Il y avait des dessins de Junhee par vingtaine, trentaine. Des textes aussi, de leur rencontre. De drôles de poèmes qu'il trouva ridicules. Et des histoires écrites maladroitement par un enfant débordant d'imagination.

— Je ressemblais à un prince pour toi ?

Yuchan sursauta et manqua de lâcher un cri de surprise, ramenant contre lui ce petit dessin fait à la craie. Il avait représenté le Junhee de ses souvenirs sur un gros rocher, une drôle de couronne sur la tête.

— Que... Qu'est-ce que tu fiches dans ma chambre ?

Junhee laissa échapper un rire léger.

— Si mes parents te-

— Ils ne me verront pas. Tu sais, j'ai quelques dons que tu n'imagines même pas.

— Mais ils t'ont vu la fois où...

— Parce que j'ai décidé qu'ils me verraient.

Yuchan soupira et reposa le dessin, mais Junhee l'attrapa de ses doigts fins.

— C'est mignon.

— Mignon ? s'étrangla-t-il.

— La manière que tu avais de dessiner les choses qui t'entouraient. Tu vivais dans un monde incroyable.

Junhee regarda les autres dessins, d'un air curieux.

— Pourquoi tu es toujours fringué comme ça ?

— Parce que.

— Tu ne veux pas me le dire ?

— Je ne veux pas plomber l'ambiance.

— Je la plombe très bien seul, maugréa-t-il.

— C'est ainsi vêtu que je suis mort.

— Ah.

Junhee avait plombé l'ambiance. C'était idiot, il l'avait cherché. Et à cette réflexion, il éclata de rire.

— Pourquoi tu ris ? Ma mort n'avait rien de drôle !

— Pardon c'est que... ta tête je...

Junhee esquissa un sourire gêné.

— Eh bien...

— Mais c'est très irrespectueux, pardon !

Il secoua la tête, un poil gêné et reporta son attention sur les dessins éparpillés sous ses yeux.

— Comment tu es mort ?

— Je ne pense pas que cela soit vraiment le bon moment pour en parler...

— Oh, tu prévois qu'il y en aura un meilleur ?

Junhee manqua de s'étrangler avec sa propre salive et le sourire de Yuchan s'élargit un peu plus. Il se pencha légèrement en avant, et haussa les sourcils.

— Tu as décidé que tu traînerais un peu plus avec moi maintenant ? Mmm ?

— Je...

— C'est de voir le regard que je portais sur toi qui t'a fait changer d'avis ?

Junhee esquissa une moue.

— Ne t'emballe pas trop non plus, marmonna-t-il.

Il ricana, et commença à entasser ses esquisses, quand soudain, la porte de sa chambre s'ouvrit sur sa mère.

— Yuchan ? À qui parles-tu ?

Il cligna des yeux, en regardant Junhee droit dans les yeux. Ce dernier avait dit vrai.

— À personne.

— Oh. J'avais cru... Ce n'est pas grave. Tu fais un peu de rangement dans tes vieilles affaires ?

— Oui.

— Très bien, je te laisse alors.

Elle referma la porte, et il essaya de prendre sur lui pour ne pas rigoler une nouvelle fois. Junhee pencha légèrement la tête, guettant sa réaction.

— C'est incroyable...

— Si tu le dis.

— Tu es incroyable.

Junhee lâcha un petit rire gêné et passa une main dans ses cheveux sombres. Il avait dit vrai : c'était mille fois mieux que tout ce qu'il avait pu imaginer. Les Gwishin de ses livres étaient différents, aucun ne ressemblait totalement à Junhee.

— Cependant, tu as raison, je ne devrais pas être ici... Tes parents vont finir par te croire fou si tu continues à parler tout seul ainsi...

— Ils pensent déjà que j'ai une case en moins, chuchota Yuchan d'un air espiègle.

— Ne sois pas si dur avec toi-même.

Il le regarda se relever, et plisser ses larges habits du plat de la main.

— Je suis lié à toi quoi qu'il arrive Yuchan, alors reprends-toi. Si tu es malheureux, je le serais aussi.

Yuchan le regarda disparaître sous ses yeux, surpris. Quoi qu'il arrive. Si tu es malheureux, je le serais aussi. Ces mots travaillèrent sa conscience plus qu'il ne l'eût imaginé.

⁞ ⁞ ⁞

Junhee n'avait pas le visage aussi fin. Il fronça ses sourcils et gomma ses traits de crayon, avant de recommencer à s'acharner. Yuchan avait de nouveau pris ses crayons, ses blocs de dessins pour aller se poser près de la rivière. L'idée lui avait pris une semaine après la visite de Junhee dans sa chambre. Yuchan s'était senti poussé par un élan nouveau, qu'il était bien incapable de comprendre, et s'était retrouvé dans cet endroit qu'il avait côtoyé tant de fois étant enfant. Ses idées moroses l'avaient quitté, bien qu'encore présentes au fin fond de son esprit.

— Je suis encore plus beau en vrai, fit une voix juste derrière lui.

Il poussa un hurlement strident, manquant de dégringoler de son perchoir par la même occasion. Raide comme un piquet, Junhee se tenait derrière lui, les mains derrière le dos.

— Bon sang ! Tu veux que je tombe ?

— Tu ne veux pas refaire trempette ?

— Tu es très drôle, vraiment, fit-il d'une voix boudeuse.

— J'ai senti que tu allais bien, alors je suis venu, c'est tout.

Junhee se posa à ses côtés, non sans regarder avec attention son esquisse, et Yuchan plaqua son carnet contre son torse.

— J'ai déjà tout vu, se contenta-t-il de répondre devant ce geste puéril.

— Tsss...

Il recommença à dessiner, sans que Junhee ne pose à nouveau les yeux sur ce qu'il était en train de faire. Et dans sa tête, un millier de questions se bousculaient les unes aux autres. Il s'était replongé dans ses livres à propos des mythes anciens. Et beaucoup de choses lui échappaient à propos du jeune homme assis à ses côtés.

— Quel était ton lien avec ton ancien protégé ?

— C'est à dire ?

— Tu l'aimais ?

— Comme un frère. J'aurais donné ma vie pour lui.

Yuchan se concentra un instant, les yeux fixés sur l'eau claire juste sous leurs pieds.

— Et moi ?

— C'est plus délicat. Ce... Ce n'est pas un sentiment facile tu sais.

Yuchan reposa le crayon qu'il mâchonnait et se tourna vers lui, un sourcil levé.

— Comment ça ?

— Beaucoup de choses en toi me font penser à lui. Votre apparence quasiment similaire, les tics que tu as quand tu parles, quand tu te déplaces. Votre maladresse constante. J'ai longtemps cru à une simple réincarnation en te voyant. Dans cette vie, j'ai grandi en même temps que toi, en me demandant pourquoi j'avais été envoyé sur Terre sous la forme d'un enfant, et non celle de l'adulte qui avait quitté ce monde.

— Et tu en as déduis quoi ?

— Que nous étions voués à grandir ensemble, à nouveau. Que certaines choses devaient demeurer inchangées.

— Je vois, soupira-t-il.

— Tu n'es pas une corvée.

— Je ne le pensais pas.

— Bien sûr que si, je l'ai lu dans tes yeux.

Comment faisait-il pour toujours voir aussi juste ? Il haussa des épaules, pour se donner un peu de contenance.

Et le Gwishin réalisa aussi quelque chose ce soir-là. Il s'était mépris depuis le début sur sa mission sur Terre. Sauver Yuchan de la noyade n'avait pas été sa mission principale. Il avait été présent pour voir le petit garçon que Yuchan avait été. La véritable facette de sa personnalité. Les années étaient passées, et il l'avait vu revenir vidé de toute cette énergie, sans âme et sans envie de poursuivre sa vie d'avant. Il était son fil d'Ariane, la béquille sur laquelle il s'appuierait jusqu'à la fin de ses jours. Yuchan était brisé, et Junhee l'aiderait à retrouver son sourire d'autrefois et son envie de vivre. Et seulement là, Yuchan serait sauvé pour de bon.

Les jours défilèrent, et Yuchan ne quitta plus ses anciennes habitudes. Ses parents, en comprenant que leur fils ne repartirait pas en ville pour profiter de ses nouveaux diplômes, tombèrent des nues. Une crise éclata dans leur demeure, et le lendemain, la décision fut prise : Yuchan volerait de ses propres ailes. Sous le regard triste de Junhee qui l'avait suivi jusque-là, sans rien dire et ne voulant pas se mêler de la dispute, il empaqueta ses affaires avec l'aide précieuse de sa sœur, revenue pour l'occasion. Elle l'aida à s'installer dans une maison d'un village voisin, non sans le supplier d'entendre raison, et de partir étudier à la faculté.

Mais Yuchan faisait la sourde oreille : quitter cet endroit qu'il aimait tant l'avait tué une fois, il ne pouvait s'y résoudre à nouveau. Il s'installa dans son nouveau chez-lui, et le premier soir où il se retrouva enfin seul, il craqua.

Il pleura longuement, toutes les larmes de son corps. Ces mêmes larmes qu'il avait retenues depuis son retour au bercail. Pour une fois, il ressentait la douleur. Pas celle d'une blessure physique qu'il ne sentait jamais, mais celle d'un cœur abîmé, qui ne savait plus où était sa place. Et comme s'il l'avait entendu, de là où il était, Junhee était apparu. Il le berça de longues minutes sans rien dire, et sans rien attendre en retour. Et pour la toute première fois depuis que leurs regards s'étaient croisés, il y a bien longtemps, Yuchan l'avait senti.

C'était une sensation étrange, de l'avoir contre lui. Junhee n'était ni mort, ni vivant, il était un entre-deux qu'il peinait à appréhender. Pourtant, ce soir-là, il eut l'impression d'entendre un cœur, pourtant éteint depuis des décennies, battre à nouveau. Il lui sembla que la peau de ses mains était à nouveau chaude. Il y avait des odeurs, aussi, qu'il n'avait jamais senties. Une centaine d'émotions et de sensations le traversèrent de part en part, et ses pleurs cessèrent d'un seul coup. Il se sentait à l'abri, loin de tous ses tracas. La tête posée contre l'une de ses larges épaules, il s'autorisa à fermer les yeux un bref instant. Il eut peur, un bref instant, que Junhee disparaisse à nouveau sans rien dire.

C'était limpide pourtant, il était à nouveau à ses côtés dans l'une de ses descentes aux enfers.

Junhee regarda son reflet dans cette eau cristalline, un mélange de consternation, de colère et de peine dans les yeux. Il avait envie de maudire ses ancêtres, et tout ce en quoi il avait cru jusqu'à maintenant. Pourquoi avait-il fallu qu'il purge sa peine ici, maintenant, avec lui. Pourquoi ne pouvait-il pas reposer en paix, comme toutes les âmes défuntes de sa famille ? Il se maudissait d'avoir laissé faire le fil rouge du destin. Il se maudissait de l'aimer autant, plus qu'il ne le devait. Il se maudissait d'avoir repoussé ses avances, ce soir-là où il était venu le consoler. Je ne peux pas, ce n'est pas quelque chose que je suis autorisé à faire, avait-il tout simplement murmuré. Et il avait lu une infinie tristesse dans ses yeux.

Il vivait quasiment sur les terres que Yuchan avait achetées pour cultiver la terre. Tous les jours, il le regardait regagner confiance, et retomber dans ses premiers amours. Mais Junhee prenait soin de rester distant. Se mêler des histoires de cœur des terrestres n'était pas une bonne chose. Pourtant, il lui semblait bien que ses sentiments étaient partagés. Pourquoi avait-il fallu qu'il vive des années bien avant lui ?

⁞ ⁞ ⁞

— Pourquoi as-tu refusé sa demande ?

— Parce que ce n'est pas avec elle que je veux être, souffla Yuchan.

Junhee l'avait regardé avec surprise. Jusqu'à ce jour, ni l'un ni l'autre n'avaient réellement mis des mots sur ce qu'ils ressentaient. Il avait baissé les yeux, peiné, avant que Yuchan ne reprenne la parole.

— Je sais que ce n'est pas bien. Et que tu ne peux pas. Alors j'attendrai.

— Tu vas attendre longtemps.

— Toute une vie. J'attendrai toute une vie s'il le faut. Et quand je-

— Ne le dis pas.

— Tu restes avec moi, non ?

— Tant que ma mission n'est pas accomplie, oui.

— Alors il n'y a aucune raison pour qu'il m'arrive malheur.

Junhee ne sut pas quoi répondre. Yuchan était imprévisible, il l'avait toujours été. Il le regarda lui sourire à pleine dent, et reprendre ses bricolages.

— M'avoir à tes côtés me suffit, tu sais. Je n'ai pas besoin de plus.

Il le savait déjà. Yuchan vivait dans le petit monde qu'il s'était bâti, bien loin de tous les autres tracas.

— Et je me sens bien, tu sais. Vraiment bien. Je sens que quelque chose a changé en moi.

— Oh.

Il regarda Yuchan s'éloigner pour planter de nouvelles clôtures et porta une main à son cœur qui s'était mis à battre un peu plus vite.

Se pourrait-il que... ?

Ce soir-là, Junhee se rendit en haut de la montagne sur laquelle Yuchan vivait. Il avait quitté son protégé à la fin de son dîner, en lui assurant qu'il serait de retour le lendemain, à l'aube. Et ce dernier l'avait regardé partir avec appréhension, et anxiété. Il avait quelque chose en lui qui ne tournait plus rond. Il sentait ses pouvoirs le quitter peu à peu depuis le début de l'après-midi, et quand il se laissa tomber sur le sommet, il comprit. Il avait achevé sa mission. Non... Pas maintenant... Il a encore besoin de moi... Il le sentait, au plus profond de lui-même.

Souhaites-tu rester, gwishin ?

Il releva la tête, cherchant la source de cette voix grave qu'il venait d'entendre. Il fut cependant forcé de comprendre qu'il était bel et bien seul.

Si tu restes sur Terre, tu deviendras plus fort. Tu resteras un Gwishin, et sous cette forme pour le reste de ton existence.

Il le regarderait vieillir. Sans lui. Il verrait Yuchan décliner de décennie en décennie, sans pouvoir le suivre. Les larmes lui montèrent aux yeux. Ce n'était pas ce qu'il avait imaginé. Je ne voulais pas m'attacher à ce point, pardonnez-moi...

Tu peux accepter de rester son gardien, si telle est ta volonté.

Il hocha la tête, avec le peu de ses forces restantes. Il devait rester. Il devait rester ou Yuchan serait détruit, pourquoi ne comprenaient-ils pas ?

— Junhee !

Il redressa sa tête, et remarqua la silhouette du jeune homme se découper dans l'obscurité de la nuit.

— Junhee, je sais que tu es là !

Il ne le voyait pas. Il ne le voyait plus. Il était devant ses yeux, mais redevenu totalement invisible à ses yeux. Une larme perla sur l'une de ses joues, alors qu'il tendait une main vers Yuchan qui ne cessait de tourner autour de lui sans jamais le voir.

— C'est toujours là que tu vas quand il y a un problème ! Junhee ?

Vous ne pourrez jamais être ensemble comme vous l'entendez.

Je le sais très bien. Nous le savons très bien.

— Junhee !

Il avait envie de hurler qu'il l'entendait parfaitement.

— Je suis désolé, si tu as été contrarié à propos de ce que j'ai dit tout à l'heure ! Junhee, j'attendrai. J'attendrai le temps qu'il faudra pour te rejoindre, je te le promets, je suis heureux, je... Je n'ai plus envie de me noyer comme ce jour-là.

Un sourire heureux se traça sur son visage et Junhee ferma les yeux. C'était donc cela, la satisfaction d'avoir accompli le but que le destin lui avait accordé, il y a des années de cela ? Il fut incapable de décrire le sentiment puissant qui s'empara de lui à ce moment-là, et ce fut seulement quand les mains de Yuchan se posèrent sur ses joues, qu'il comprit qu'il venait de réussir. Ses larmes se mêlèrent aux siennes quand il le serra dans ses bras.

— J'ai réussi, murmura-t-il.

— Alors tu...

— Je reste Yuchan. Je reste pour veiller sur toi, jusqu'à la fin.

Le petit garçon émerveillé par la nature et les créatures qui peuplaient son monde se réveilla subitement. Il le tenait là, dans ses bras et en cet instant, la seule vérité qui demeurait était qu'il l'aimait. Ils n'avaient jamais eu besoin de se le dire. Tout avait été écrit depuis le départ. Dans la suite de cette légende que l'on raconte de nouveau aux enfants. Celles de deux amants dans la montagne qui attendaient de partager leur vie dans l'au-delà. Celles de deux amants qui s'aimaient sans le savoir depuis ce jour où un petit garçon avait tendu la main à un autre, coincé entre deux rochers. Ils n'avaient jamais eu besoin de plus. Simplement de la présence, du soutien et l'amour l'un de l'autre.

Dans une autre vie qu'ils avaient hâte de découvrir après celle-ci, Yuchan et Junhee s'aimeraient encore de mille manières différentes.

- - - - - - - - - - - - -

Une jolie petite histoire surnaturelle, un amour unique.


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