𝟒𝟎. 𝐃𝐞𝐬 𝐦𝐞𝐧𝐬𝐨𝐧𝐠𝐞𝐬 𝐥é𝐠𝐢𝐭𝐢𝐦𝐞𝐬
𝓛é𝓪𝓱
Ça m'a fait un bien fou d'aller bosser ce matin. J'ai pu penser à autre chose qu'à cette rencontre – altercation – d'hier. Évidemment, depuis que je suis rentrée, ça tourne et ça retourne mon esprit. J'ai l'impression d'être deux entités totalement différentes. Meurtrie, ravagée par la colère et espérant n'avoir plus jamais à le croiser, je ressens pourtant un étrange soulagement, tel un oiseau fragile qui tente de prendre son envol.
Oui, je suis soulagée.
Soulagée de le savoir en vie. Revenu. Entouré des gens qu'ils aiment. Je sais la douleur de perdre un proche, je sais le choc de le voir mourir sous nos yeux. C'est quelque chose que je ne souhaite à personne. Pas même à l'homme qui m'a tant blessée.
Mais il y a autre chose. Les sentiments. C'est épuisant de les combattre, de faire comme s'ils n'avaient jamais existé alors qu'ils sont bien là, puissants, affamés et en déroute. Prétendre que Basile ne compte pas. Prétendre que je ne pense pas sans cesse à cette nuit-là, à ce que nous avons partagé. Prétendre que je ne sais rien de la mort d'Andrea alors que j'y étais ; que j'en suis responsable.
Que son visage ensanglanté me hante de jour comme de nuit.
Quelqu'un frappe à la porte. Je n'attends personne, il est tard. L'ampoule dans la cuisine grésille, projetant des ombres déformées sur les murs, tandis que mon cœur sur le qui-vive martèle au même rythme que le tic-tac incessant de l'horloge.
— Qui est là ? m'enquiers-je à travers la cloison.
— Bonsoir Léah, c'est Diane. Je suis désolée de te déranger, mais il faut absolument que je te parle.
Je perçois des sanglots dans sa voix. Des alertes raisonnent en moi, surtout à cause de ce tutoiement soudain, auquel je ne suis pas habituée. Lorsque j'ouvre la porte, je me rends compte que ses yeux sont rougis et ses joues couvertes de larmes. Elle, d'ordinaire si soignée, semble avoir couru jusqu'ici, sans prendre le temps d'arranger sa longue tignasse en désordre. L'angoisse m'étreint plus fort, asphyxiante. Un tas de films me traversent l'esprit, tous en rapport avec un nouveau drame qui aurait touché Basile.
— Diane ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Pardon de débarquer comme ça, mais... c'est à propos de Basile.
Mon cœur rate un battement. Je manque d'air, reste silencieuse un instant. Mon regard tombe sur un étrange carnet auquel elle se cramponne, mal à l'aise. Même si la réalité peut être encore plus douloureuse, que mes jambes sont sur le point de céder sous le poids des craintes qui s'amassent dans chaque fibre de mon corps, je ne peux pas rester dans l'ignorance une minute de plus.
— Dis-moi ce qu'il se passe, Diane, supplié-je la voix tremblante.
Elle soupire, réfléchit, joue avec la longue ceinture de son manteau gris, comme pour gagner du temps. J'ai l'impression de devenir folle, mais je ne la brusque pas. Je me prépare à voir s'écrouler le ciel ; le sol s'ouvrir sous mes pieds.
— En fait, il s'agit aussi d'Andrea. C'est compliqué. Je... je peux entrer ?
L'angoisse est balayée par une colère sourde, indomptable. Les souvenirs, la douleur. Je ne veux pas replonger.
Laissez-moi oublier.
— Je crois que tu devrais plutôt aller voir Oriane, elle sera plus apte à...
— Je suis au courant de ce qu'il s'est passé entre Basile et toi.
Son aveu me fait l'effet d'un saut d'eau froide. Glacée. Plus rien n'a de sens. Les sentiments se heurtent et se confondent. Je n'en reviens pas qu'il ait osé !
— Quoi ? Il t'en a parlé ?
— Non. Je l'ai lu. Là-dedans, précise-t-elle en relevant le petit carnet près de mon visage. Et il y a beaucoup d'autres choses dont j'aimerais parler avec toi. J'ai besoin que tu m'aides. S'il te plaît.
J'opine en me décalant afin de lui laisser la place de pénétrer dans mon appartement. Après l'avoir invitée à s'installer sur le canapé, je me précipite à la cuisine pour nous chercher de l'eau et des cookies. Ça l'apaisera peut-être un peu, et ça me permet de retarder un tant soit peu l'inéluctable.
— Merci Léah, c'est adorable.
Silencieuse, je m'assois en face d'elle, sur le tapis. Une chaise ne me sera d'aucune utilité ; je préfère rester proche du sol en cas de chute.
— Andrea a consigné les moments clés de sa vie dans ce carnet. Je n'étais pas censée le lire, je n'aurais probablement pas dû... mais je l'ai fait.
— Basile est au courant ?
— Non, souffle-t-elle, désabusée. Il ne m'en a pas parlé, mais s'il savait, il aurait sûrement réagi au quart de tour.
Elle ouvre, tourne quelques pages avant de stopper son geste et de pointer un paragraphe de son index.
— Tiens, par exemple ici, c'est où il parle de vous. De ce qu'il a ressenti quand il vous a surpris tous les deux chez Basile.
Je déglutis en détournant les yeux, embarrassée de l'entendre me parler de cette nuit-là. Un secret que je croyais bien gardé. Une histoire que je pensais derrière moi.
— J'imagine bien que cela a dû lui faire beaucoup de mal. C'était une erreur.
— Je ne suis pas là pour te juger. Andrea avait promis de se venger. Je ne sais pas s'il aurait été capable d'aller jusqu'au bout, mais...
— Il l'aurait été, affirmé-je sans réfléchir aux conséquences de mes mots.
Mon regard s'accroche péniblement au sien. Les sourcils froncés en un v parfait, elle reste muette une poignée de secondes, probablement le temps de décrypter mes pseudo-révélations, avant de me demander :
— Est-ce qu'il t'a fait du mal ?
— Ouais... Enfin, non. Je n'ai pas le droit d'en parler.
L'inquiétude qui tord ses traits pourtant déjà marqués redouble d'intensité. Elle se lève, s'agenouille près de moi et tente de me prendre la main. Surprise par ce geste d'affection, j'opère un léger mouvement de recul. Ce n'est que pas contre elle, c'est un nouveau réflexe de protection. Dès qu'elle s'en rend compte, Diane se ravise et déclare, la voix tremblante et la mine peinée :
— Tu dois en parler, Léah. Tu ne peux pas garder ça pour toi.
— J'aimerais savoir pourquoi tu es là, Diane.
Elle n'insiste pas et récupère le carnet laissé sur la table.
— Basile est persuadé être arrivé au bout de sa vengeance maintenant que Cobra est mort. S'il lit le contenu de ce carnet, il saura que ce n'est pas le cas.
— Cobra n'était pas responsable ? demandé-je, embrouillée par l'incompréhension.
— C'était Andrea. C'est lui qui a payé Cobra, et bien d'autres, pour atteindre ses objectifs.
Un cri étouffé s'échappe de mes lèvres tremblantes ; je les couvre d'une main pour le contenir. Comment est-ce possible ? Comment peut-on trahir ainsi la personne que l'on prétend aimer de tout son être ? Mon esprit vacille, mon cœur bat à tout rompre et résonne dans ma tête, telle une cacophonie assourdissante qui m'empêche de penser, de comprendre.
— Il a dressé une liste de ses complices, poursuit-elle, la voix brisée par la douleur. Il notait chaque minute de la journée de Basile pour être sûr de ne pas manquer son coup. Cet homme était malade, Léah. Malade et dangereux.
Elle essuie une larme qui roule sur sa joue, puis détourne le regard. La douleur me transperce. Partout. Pour Basile. Imaginer qu'il puisse découvrir la vérité me détruit. J'ai vu ce dont il était capable pour se venger, j'ai vu la souffrance dans laquelle il s'est noyé, les risques qu'il était prêt à encourir pour trouver la paix. Je ne veux pas que cela se reproduise.
— Basile ne doit jamais savoir.
Ma voix, à peine reconnaissable après ce long silence, vibre d'une détermination nouvelle. Ce soudain changement d'attitude n'échappe pas à Diane, qui m'étudie avec étonnement.
— S'il découvre, d'une manière ou d'une autre, qu'on lui a menti, il sera furieux.
— Peu importe, affirmé-je avec conviction. Il ne doit jamais savoir.
Des images de cette ignoble soirée me reviennent par flashs intermittents. Je me souviens de l'angoisse, cette lâcheté qui me submerge, l'impression de ne plus rien contrôler. Mais pire encore, je me souviens de la peur viscérale de le perdre. Le voir s'interposer entre Andrea et moi, combattre les vertiges, prier tous les dieux de lui laisser la vie sauve. Je le déteste. Je le déteste de m'avoir fait autant de mal, d'avoir ordonné mon silence avant de m'abandonner lâchement. Je le déteste. Probablement aussi fort que je tiens à lui.
— Léah, qu'est-ce que tu ne me dis pas ?
Son timbre est d'une douceur réconfortante. Enfin, il le serait si un chaos indéfinissable ne régnait pas en maître sous ma peau. Dans mon ventre. Ma tête. Chaque cellule de mon corps. Omniprésent, tout comme lui dans mes songes.
— J'étais là. Le soir où Andrea s'est suicidé.
— Tu veux dire que... Tu as assisté à tout ça ?
— Je n'ai pas été témoin de tout, mais quand nous sommes arrivés sur les lieux, Basile était déjà là. Avec Cobra. Je suis restée dans la voiture et j'ai entendu un coup de feu. J'ai cru que Basile...
Je refoule un sanglot qui menace de me faire taire. Non. Je ne veux plus être cette petite chose faible et apeurée. Je dois affronter ça. Je dois lui dire. Je crois avoir trouvé une oreille attentive, une épaule solide pour m'aider à surmonter cette épreuve.
— Quand je les ai vus tous les deux, c'est Andrea qui tenait l'arme. Mais Basile avait des gants. Il hurlait quelque chose sur le corps de Cobra. C'était horrible...
Elle me prend dans ses bras, abasourdie par mes confidences. Je l'ai vu dans ses yeux avant de la serrer à mon tour. Toutes les émotions remontent à la surface, j'ai un mal fou à les contenir. J'entends encore Basile cracher sa haine, hurler sa peine.
Non non non non ! Dis-le-moi ! Donne-moi son nom !
— Je crois qu'il est déjà au courant de quelque chose.
— Il sait pour Andrea ? me demande-t-elle en reprenant sa place initiale. Non, impossible. Il me l'aurait dit. Il ne serait sans doute pas revenu avant d'avoir réglé ses comptes.
— On est sûre qu'il ne l'a pas déjà fait ? Où était-il ses derniers jours ? Tu le sais, toi ?
— Non, mais je l'ai encouragé à aller se recueillir sur la tombe d'Andrea, hier. Je ne sais pas s'il l'a fait, mais j'aurais forcément remarqué quelque chose s'il avait le moindre soupçon.
La culpabilité m'étreint. Je tente de la chasser à grand coup de « il n'a que ce qu'il mérite », mais force est de constater que je n'arrive même pas à me convaincre moi-même. Je ne lui pardonne pas le mal qu'il m'a infligé, mais je sais faire la part des choses. Du moins, j'essaie.
— Donc... soufflé-je, à moitié soulagée. On est sûre qu'il n'a pas lu ce carnet ?
Elle opine du chef avec certitude. Je lui fais confiance, après tout, elle connaît Basile mieux que moi.
Un silence de mort domine, c'est une sensation étrange de s'imaginer complotistes, à mettre en place un pacte muet, à s'enfoncer dans des mensonges que nous jugeons légitime. Elle le sait aussi bien que moi : Basile ne doit jamais mettre la main sur cet objet de malheur.
Je vais pour lui demander ce qu'elle compte faire, mais son portable sonne. Elle tique en regardant le nom sur son écran, s'excuse auprès de moi, puis décroche :
— Oui Prisci ? Tout va bien ? ... Oh, mince. Bien sûr, je viens tout de suite.
— Tout va bien ? m'enquiers-je aussitôt qu'elle raccroche.
— C'état ma fille. Elle devait réviser et dormir chez une amie, mais elle ne sent pas bien. Il faut que je la ramène à la maison.
J'acquiesce en me relevant. D'une certaine manière, je suis apaisée de voir s'achever cette discussion. Je ne sais pas ce qu'elle fera du carnet et je crois ne pas vouloir trop m'investir dans ses cachoteries. Je connais bien trop mon karma pour oser prétendre que cela ne me retombera pas dessus...
Près de la porte, Diane arrange son sac sur son épaule, puis se retourne une dernière fois.
— Je suis là, Léah. Si tu as besoin de parler de ce qui s'est passé. Basile n'avait pas le droit de t'enfermer dans un silence aussi douloureux avant de disparaître. C'était très égoïste.
— Je crois que ça le défini assez bien, en effet.
— Je me fais un peu l'avocate du diable, mais il essaie de changer. Il a fait beaucoup d'erreur, mais il veut se racheter. Je le sais aussi sincère que maladroit. Et je sais qu'il tient à toi.
Je hausse les épaules en détournant le regard, refusant de laisser les larmes dévaler mes joues. Je ne veux pas savoir ce que Basile ressent. Je ne veux pas lui pardonner ni lui donner l'occasion de me faire souffrir à nouveau.
— Bonne nuit, Léah.
— Bonne nuit.
Quand je referme la porte, je crois pouvoir enfin respirer. Relâcher la pression. Me sortir toute cette histoire de la tête. Mais ça ne dure pas longtemps. Quelques secondes à peine, le temps de rejoindre le salon. Ce foutu carnet, nouvel objet de mes cauchemars, repose là, sur la table basse. Le cœur martelant ma poitrine, je l'attrape et l'examine, les doigts fébriles. Le cuir est usé, doux au toucher. Quant à son poids, pourtant léger, m'alourdit d'un fardeau que je ne suis pas prête à porter.
Je souffle, lève les yeux vers la porte, prisonnière d'une décision trop difficile à prendre. Devrais-je le lire ? Le détruire ? Le rendre à Basile ? Car après tout, lui aussi a le droit de connaître la vérité...
Mais suis-je réellement prête à en payer le prix ?
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