𝟏𝟔. 𝐑𝐞𝐧𝐝𝐫𝐞 𝐥𝐚 𝐩𝐚𝐫𝐞𝐢𝐥𝐥𝐞

𝓛é𝓪𝓱.

CV : check.

Portable et portefeuilles : check.

Clés de voiture – enfin récupérées hier matin, dès le retour de mon voisin : check.

Un dernier passage devant le grand miroir de la chambre pour vérifier que ma petite robe mi-longue beige, mon maquillage léger ainsi que mon brushing sont toujours intacts, et me voilà fin prête à me rendre à mon rendez-vous professionnel. L'angoisse est là mais je tiens bon. Ma motivation surpasse le reste car je sais au plus profond de moi que je n'ai plus d'autres choix. Quand la chance se présente ainsi, souriante et lumineuse, je me dois de la saisir !

Au volant de ma Fiat 500 rouge, je profite d'un feu de la même couleur pour lorgner mon téléphone aimanté sur son support. Troisième jour sans nouvelles de Basile. J'aimerais ne pas y penser, mais son silence pèse un peu trop sur mon quotidien ; de jour comme de nuit. Je suppose qu'après son entretien avec Andrea, il a jugé nécessaire de faire le point sur ses relations – parce que oui, j'en viens même à supposer que je ne suis pas la seule à être tombée sous son charme. Je n'ai pas osé lui écrire. Après tout, si je suis célibataire et que je n'ai rien à cacher, ce n'est pas son cas. Je respecte son mutisme, même si une part de moi souhaiterait savoir s'il va mieux, si son sourire a enfin refait surface.

S'il pense à moi, parfois...

Trop tard, je perçois les klaxons incessants me signalant que le feu est vert – depuis un bon bout de temps. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne parviens pas à démarrer avant que ce dernier ne repasse au rouge.

— Désolée ! hurlé-je en fixant mon rétroviseur, comme si le conducteur derrière moi pouvait m'entendre.

Des secondes supplémentaires qui me permettent de faire le tri dans ma tête. Je me reconcentre sur le pourquoi je suis ici. La nausée malmène mon estomac rien qu'à l'idée de reprendre le travail. Je revois sans cesse mon père allongé au sol, livide ; son regard suintant la douleur. Je peine à trouver mon souffle, comme si mes poumons s'interdisaient de puiser l'oxygène dont ils ont manqué. Je sais que je ne peux pas vivre éternellement dans le passé, que je dois panser mes blessures et me relever. Avancer. Mais il est des jours où la tâche me semble plus difficile, voire impossible.

Et puis, tel un rayon de soleil qui chasse les nuages, un message d'Oriane s'affiche sur mon écran :

[Je pense à toi. Courage ma belle, ça va le faire ! Appelle-moi quand tu auras terminé. Des bisous !]

***

Sitôt qu'il m'aperçoit, Jonathan pose son téléphone sur la nappe jaune poussin pour m'adresser un signe de la main, m'invitant à le rejoindre. Je m'avance sur la terrasse bondée, ondule entre les clients, essayant tant bien que mal de ne bousculer personne, puis prends place en face de lui.

— On a eu de la chance d'avoir une table ! m'étonné-je en tirant ma chaise. Il y a un monde de dingue ici !

— C'est mon QG, m'explique-t-il en ajustant ses lunettes de soleil. J'y viens tous les midis. Enfin... quand j'ai le temps. Comment vas-tu ?

— Ça va. Et toi ?

Je mens, il le sait. Je le remarque à son air désolé ; il me le confirme en reprenant d'une voix douce :

— Ça va, merci. Ne lui en veux pas, mais Oriane m'a expliqué ta situation. Je suis au courant de tout.

— Oh, donc tu as eu pitié de moi et tu t'es dit que tu ne pouvais pas m'abandonner à mon triste sort ? raillé-je, joueuse.

— Non, mais je sais ce que ça fait. J'ai perdu ma mère dans un accident de voiture. J'étais à côté d'elle et je n'ai pas pu la sauver. Il m'a fallu du temps pour oser reprendre la route.

Je suis assise, cramponnée à mon siège ; j'ai pourtant l'impression de tomber. Le choc est brutal, mes démons prennent soudain trop de place. La culpabilité se mélange à la peine d'entendre autant de souffrance dans son timbre rauque. Alors il sait. Il comprend. Je ne sais pas si ça me fait peur ou si ça me rassure, mais je remarque qu'il s'en est sorti. Que même s'il n'a pas complètement vaincu la douleur, il a appris à vivre avec. Ça me permet d'entrevoir un espoir que j'avais du mal à distinguer par-delà la brume.

La serveuse vient prendre nos commandes : un menu du jour pour lui, une pizza margherita pour moi. Je n'ai pas beaucoup d'appétit depuis plusieurs jours et ça ne va pas en s'arrangeant. Je dois aussi fournir des efforts de ce côté-là.

— Je suis désolée... soufflé-je après le départ de la jolie rouquine.

— Tout va bien, me rassure-t-il en déposant la carafe d'eau. C'était il y a longtemps. Oriane et Basile m'ont beaucoup aidé. Aujourd'hui, j'appréhende cette situation comme un moyen de rendre la pareille. Tu comprends ?

J'opine du chef en attrapant un morceau de pain dans la corbeille disposée devant moi. J'en grignote quelques morceaux pour faire taire cette petite voix sournoise qui me picore méchamment l'estomac ; celle qui depuis trop longtemps m'oblige à prendre les mauvaises décisions et me renvoie une si piètre opinion de moi-même. Toujours pour me donner contenance, je plonge les deux mains dans mon sac, à la recherche des fiches soigneusement préparées en amont.

— Je t'ai ramené mon CV, je me suis dit que tu voudrais peut-être y jeter un coup d'œil. Bon, je n'ai pas fait grand-chose à part bosser avec mon père...

— Ça me suffit, déclare-t-il en stoppant mon geste. Il avait une très bonne réputation ; sa secrétaire aussi. Malheureusement, je n'ai qu'un poste à mi-temps à te proposer. C'est tout ce que je peux faire pour l'instant.

— Ce serait super ! Merci beaucoup.

— Ne me remercie pas trop vite, je suis un patron exécrable.

— Je croyais que tu bossais seul ?

Il se marre en retirant ses lunettes, me sonde de son regard émeraude, puis s'avance en posant ses coudes sur la table.

— En fait, j'ai déjà tenté l'expérience d'engager quelqu'un. Elle a tenu deux semaines. Mais beaucoup de patients s'en plaignaient, ajoute-t-il en haussant les épaules, donc je suppose que ce n'était pas uniquement ma faute si ça n'a pas collé.

— Je ferai en sorte que tout se passe bien, lui assuré-je en souriant. Mon père était exigeant, lui aussi. Il avait ses habitudes et j'ai dû m'adapter. On faisait une bonne équipe.

Les larmes au bord des cils, je m'empresse de détourner mon attention vers les plats qui nous sont servis. Nous entamons des sujets plus légers, moins douloureux. Il me raconte son enfance parisienne et ses études de médecine, mais je sens que quelque chose ne va pas. Une ombre qui plane sur ses silences et ses soupirs inquiets. Nous échangeons depuis quinze bonnes minutes, pourtant, Jonathan n'a toujours pas touché à son assiette. Ses coups d'œil incessants vers son portable me confirment que je ne me trompe pas. Il tente de masquer ce voile d'angoisse derrière un sourire forcé mais je ne suis pas dupe – et bien trop alarmée pour ne pas m'en soucier.

— Un problème ?

— J'en sais rien... peut-être, avoue-t-il en soupirant.

— Tu veux m'en parler ?

Ma voix est volontairement douce. Bienveillante. Jo réajuste sa position sur son siège, hésitant.

— C'est à propos d'Andrea.

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