𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝐈𝐈
— S A N S M A N I E R E S —
cw — de nouveau, (t/p)
est manipulatrice
負けるが勝ち
LE BÂILLEMENT QUE je pousse me décroche presque la mâchoire. Dix-neuf heures. Le ciel se fait de plus en plus sombre et, assise à ma table, je n'ai qu'une seule envie.
Dormir.
Le prix à payer pour mon week-end de quatre jours à la fin de la semaine est une journée commençant à huit heures le lundi pour finir à vingt-et-une heure, suivie d'un cours à neuf heures tapantes le mardi. Et, même si je suis ravie de savoir que je vais être libre de toutes obligations à partir de mercredi midi, j'avoue que je regrette sérieusement mon choix maintenant.
Car, assise sur cette chaise froide, mon regard glissant sur les murs bleus nous entourant et le tableau blanc illuminé de néons devant nous, je me dis que je suis bien trop fatiguée pour endurer un TD de deux heures. Et que, surtout, je n'ai aucune envie de me retrouver face à notre cher nouveau professeur.
L'espace d'un instant, une partie de moi-même va jusqu'à espérer qu'Ackerman se soit ravisé et que Andrews garde la tête de ce cours.
Mais je ne me fais que peu d'illusions.
Le professeur Jäger n'est pas le genre d'homme aisé à maitriser. A vrai dire, je pourrais même dire qu'il me tient dans le creux de sa main, d'une certaine façon. J'ai blessé sa petite-amie et mis son affaire de coucherie sur le tapis, il va vouloir se venger. Et même si je doute qu'il n'aille très loin, je vais devoir me résoudre à encaisser ses piques et critiques toute l'année sans ne rien faire en retour.
Car son influence fait de lui un homme bien protégé. Si je l'accuse, il n'aura qu'à nier pour me faire taire. S'il m'accuse, je n'aurais, pour ma part même pas le temps de nier.
Là sont les limites de mon intelligence. Un cerveau bien développé peut jouer habillement certaines cartes mais le pouvoir reste le pouvoir. Le savoir du monde ne fera jamais face à un statut influent ou un porte-monnaie garni.
Du moins... Sauf si, comme moi, on est prêt à miser gros. Le genre de gain qui nous pousse à tout gagner ou tout perdre.
Je jette un énième coup d'œil à la photo sur mon écran de téléphone. Effectivement, pour ce coup-là, il va me falloir assez de courage. Car je vais définitivement franchir un cap en termes de stratégies.
Quitte ou double.
— Je vous pris de bien vouloir excuser mon retard, mon dernier cours se trouvait de l'autre côté du campus mais nous allons commencer sans tarder, résonne soudain une voix dans la salle.
Aussitôt, les voix se taisent et les yeux s'écarquillent. Tandis que le nouveau venu rejoint le tableau d'un pas souple et pose un simple paquet de feutres sur le bureau sans s'y assoir, tous se raidissent.
Car tous connaissent ce visage taillé avec minutie et adoucit par de soignées boucles dorées. Personne n'ignore la façon dont ces lunettes rondes n'arrivent pas à minimiser l'intensité de ce regard perçant noisette. Et nul ne prétendrait ne pas avoir remarqué la barbe taillée avec minutie de cet homme qui, en plus de son costume onéreux, lui donne un air exécrablement propre sur lui.
Quoi qu'un peu joueur, juste dans ses expressions faciales.
Je sais pertinemment à quoi ils pensent. Alors comme ça, le grand Sieg Jäger prend la relève ?
En plus d'être le fils d'une famille assez connue et bien considérée, son père étant médecin, sa mère, PDG et sa belle-mère, avocate, il est aussi assez bien considéré dans le domaine de la recherche en sciences humaines et sociales. Après une carrière aujourd'hui terminée dans le baseball, il a repris ses travaux de sociologie et sciences politiques qui le poussaient à donner beaucoup de conférences.
Sans être une rockstar qui déchaine les foules et se voit arrêtée toutes les minutes dans la rue pour un autographe, il est tout de même assez demandé dans les universités. Tout comme Hanji Zoe, Erwin Smith ou même Laura Teyber dont les conférences suscitent l'engouement.
Alors le voir débarquer dans une salle à une heure aussi tardive pour enseigner un simple TD — de méthodologie, qui plus est — est assez surprenant.
Mais plaisant.
— Je suis le professeur Jäger, déclare l'homme sans écrire son nom au tableau blanc, il sait très bien qu'on connait l'orthographe de celui-ci puisqu'on a étudié nombre de ses écrits.
Son regard balaye l'assistance avant de s'arrêter sur moi. Et il ne prend même pas la peine de dissimuler son sourire en coin. Tant et si bien que quelques regards se posent sur moi tandis que j'hausse à mon tour le coin de ma lèvre en songeant à la photo sur mon téléphone à présent en veille.
Je sais qu'il va passer à l'offensive. Je l'attends de pied ferme.
— Suite à certaines plaintes plus ou moins... offensantes, lâche-t-il en me lançant de nouveau un regard appuyé, l'enseignante que vous avez eu la semaine dernière sera en charge d'un autre cours et je prends celui-ci.
— Putain merci (T/P) ! retentit une voix de l'autre côté de la classe que je ne parviens pas à identifier.
Evidemment, les élèves gagnent au change donc la petite pique du professeur sur mes remarques « offensantes » tombe à l'eau. Ils sont passés de quelqu'un voulant leur donner des devoirs notés chaque semaine sans leur faire cours à une véritable pointure.
Que demande le peuple ?
Et, quand je vois la mâchoire carrée de l'homme debout devant le tableau se contracter, signe qu'il n'appréciait pas le moins du monde cette réaction, je ne peux m'empêcher d'en profiter. Je veux enfoncer le clou.
Alors, sans me retourner et penchant juste la tête en arrière, je déclare fort :
— Pas de soucis, frérot.
La réaction est immédiate.
— Alors je vous en prie, frérot, lâche le professeur en insistant sur le surnom, et remerciez aussi votre camarade pour le devoir noté que vous aurez à faire chaque semaine.
Un murmure parcourt aussitôt l'assistance et je me fige. Le voilà, son plan pour me pourrir la vie. Les cours ont à peine débuté et je n'ai pas encore eu le temps de tisser des liens avec qui que ce soit donc une telle combine vise à me dégoûter de l'université en retournant la classe contre moi.
Mon regard s'assombrit. Ce gars n'a pas cherché à me duper ou passer pour un ange, il a directement mis cartes sur table.
Ce qui veut dire qu'il est sûr de ce qu'il fait.
— Contrairement à votre précédent professeur, je ne vais pas vous laisser ces deux heures pour commencer à faire vos devoirs et vous épargner du temps de travail à la maison. Ici, on fera cours de dix-neuf heures à vingt-et-une heures. Et je vous laisserai gérer votre temps en dehors de l'université pour bosser sur vos devoirs, explique le professeur.
Il marque une brève pause. Le verre de ses lunettes miroite légèrement quand il me jette un regard malicieux au travers de celle-ci. Le pire est à venir.
Et, effectivement, au moment où il termine son propos, je dois faire un effort conséquent pour ne rien laisser paraitre de ce que je ressens. Je ne veux pas lui donner la satisfaction de voir qu'il m'a prise par surprise :
— J'ai faillit oublier que, pour avoir la moyenne avec mes exigences, il faut un travail sur le texte d'une quinzaine d'heures. Trouvez le temps de vous en occuper, les devoirs non-rendus auront zéro.
Quelques regards appuyés me sont lancés. Je déglutis péniblement. Ce salaud sait pertinemment ce qu'il est en train de faire. Demander une quantité monstre de travail que certains, avec leurs emplois et même familles, ne peuvent pas accomplir et assurer que ceux n'accomplissant pas ce travail perdraient des points cruciaux pour valider cette matière est démoniaque.
Mais dire que tout cela est de ma faute, en revanche, est diabolique.
— Navré, ce cours se muscle mais comprenez... Votre chère collègue (T/P) ici présente a tellement insisté pour avoir de vrais cours que je me devais de vous en fournir un après ce qu'a fait madame Andrews.
Là, un rictus se forme sur mes lèvres. Voilà comment retourner la situation à mon avantage.
— Génial, professeur, merci énormément ! je lâche chaudement avec un grand sourire depuis le deuxième rang. Et étant donné que je pense avant tout à l'épanouissement du professeure Andrews, pourriez-vous lui présentez mes remerciements pour avoir tenu son premier cours, la semaine dernière.
Toute la classe est surprise par mes mots. Jäger le premier.
Mais, contrairement aux autres, il flaire le loup. A la façon dont ses pupilles se dilatent et son menton se lève légèrement, je sais qu'il essaye de se donner une certaine contenance. Oui. Il se doute que je ne vais pas être le moins du monde douce avec lui après sa tentative pathétique de me mettre à mal devant les autres.
— Je sais qu'un professeur n'a pas assez de temps pour lui alors deux..., je continue. Vous avez des emplois du temps serrés et n'aurez sans doute pas le temps de vous voir mais, essayez de le lui dire la prochaine fois que vous la verrez, s'il-vous-plaît. Ça me tient à cœur !
Je marque une brève pause. Préparant le but magistral.
— En revanche, si vous pouviez le faire avant de lui retirer son soutien-gorge, ce serait plaisant, je lâche froidement avec un faux rire embarrassé. Je suis un peu mal à l'aise à l'idée que mon nom soit dans votre bouche tandis que cette même bouche est collée aux seins de votre élève.
Aussitôt, la salle se fige. Quelques exclamations étouffées retentissent. Le professeur se raidit, ses yeux s'écarquillant légèrement.
Là est le problème quand on perce mon jeu à jour comme le blond l'a fait hier. On s'expose trop. Car, du moment que je mène mon monde par le bout du nez, me faisant passer pour un ange, j'ai intérêt à ouvertement bien traiter les gens pour que ma couverture reste intacte.
Mais s'il découvre qui je suis réellement, autant dire adieu à ma subtilité. Et ce genre de choses arrivent.
— Bien, déclare fermement le professeur en croisant les bras sur sa poitrine, s'asseyant sur son bureau.
Un rictus en coin étire mes lèvres. En tant que chercheur en sciences sociales, il en connait un rayon sur le langage corporel et tente donc de me duper en prenant une position détendue.
Mes ses bras sont trop serrés et étroits sur son buste et l'une de ses jambes tremble légèrement. Aussi beau, fringuant et apprécié Jäger soit-il, une telle accusation — surtout étant donné les récents scandales sexuels ayant éclatés dans le monde — peut sérieusement le mettre à mal.
Il fallait y penser avant d'essayer de retourner les quarante élèves de cette salle contre moi.
— Qu'est-ce que vous cherchez à faire, là ? me demande-t-il d'une voix cassante en ignorant les élèves murmurant entre eux, sans doute pour commenter le match verbale m'opposant présentement au grand et célèbre Sieg Jäger.
— Ce que je veux est simple, je déclare avec un rire faible. « Une société composée d'individus soumis à une autorité réprimant leurs libertés fondamentales — d'expression, de culte, de vote — est une société qui n'évoluera pas et s'approche inexorablement d'une fin préméditée », ça vous dit quelque chose ?
Je le vois hausser légèrement les sourcils.
— Bien sûr, c'est moi qui l'aie écrit.
— En effet, je réponds, c'est tirer d'un essai anormalement intéressant compte tenu du fait que vous en êtes l'auteur. Les réseaux sociaux, un pas vers la démocratie ou une dictature d'un genre nouveau ?
Cela se voit au simple regard qu'il me lance, il est surpris que j'aie pu lire un texte de ce genre. Et j'avoue que je me maintiens le plus possible éloignée de ces écrits car je ne supporte pas les intellectuels et leur façon hautaine d'expliquer qu'ils ont raison au travers d'arguments fallacieux.
Mais lire un écrit de Jäger est encore le meilleur moyen de saisir sa façon de réfléchir pour mieux l'appréhender par la suite.
— Dans cet essai vous expliquez en quoi le respect de la démocratie est important pour l'évolution des nations. Vous expliquez la pauvreté entrainée par la corruption qui empêche ainsi des progrès sur biens de plans à cause d'une population qui ne peut aller à l'école. Vous avez d'ailleurs cité ici la République du Centre-Afrique ainsi que la Corée du Nord. Mais aussi les conséquences d'une justice arbitraire sur le long terme. Vous mentionnez là l'URSS et même ce qu'elle est actuellement, la Russie. Parlant de liberté d'expression, vous avez consacré vingt pages aux journalistes en Arabie Saoudite...
— Où voulez-vous en venir ? me coupe-t-il brutalement.
Un rictus étire de nouveau mes lèvres.
— Voilà où je veux en venir, je réponds. Expliquez-moi pourquoi un homme qui défend la démocratie et ses bien-fondés sur six-cents pages, expliquant que les nations les plus à mal économiquement et socialement le doivent la plupart du temps à un échec de la démocratie, pourquoi quelqu'un qui explique que la démocratie passe surtout par la liberté d'expression essaye présentement de mener au harcèlement d'une élève sous prétexte qu'elle s'est sentie libre de s'exprimer sur un problème qu'elle rencontrait avec une forme d'autorité.
Je le vois se figer. Je continue.
— Ecarter des personnes qui ne pensent pas comme vous en usant de votre pouvoir... Disons que ça me rappelle un certain comportement entre août 1936 et mars 1938.
Aussitôt, je vois les sourcils du professeur se hausser et sa lèvre tressaillir. Les bras toujours croisés, il me demande d'une voix se voulant calme mais où je devine un agacement grandissant :
— Dites-moi que je rêve et que vous ne venez pas de comparer un agacement légitime de ma part aux procès de Moscou, mademoiselle (T/N).
— Je ne suis pas un vétéran bolchévique et je ne me révolte pas contre Staline mais je suis quand même une personne que l'on cherche à punir pour s'être exprimée, je rétorque sèchement.
— Tout le monde dans cette salle peut dire que vous adorez vous écouter parler et êtes convaincue d'être le centre du monde mais de là à vous comparez à des hommes morts pour la liberté, je trouve que vous y allez fort, lâche-t-il sèchement en se redressant, ses yeux lançant des éclairs. C'est même irrespectueux envers ces pers...
— Vous essayez sérieusement de me faire croire que ce qui vous dérange c'est que je me compare à eux et pas que je vous compare à Staline ? Vous en avez rien à carrer, d'eux, faites pas semblant, je le coupe. Et arrêtez de faire semblant de ne pas avoir compris, vous me regardez comme une merde sur votre chaussure parce que vous vous pensez plus intelligent que moi alors agissez comme tel et reconnaissez que vous savez ce que je veux dire. Je ne déclare pas vivre la même chose que ces personnes, je parle juste du procédé qui est le même.
Je marque une brève pause.
— Procédé que vous condamnez sur six-cents pages mais mettez à l'œuvre aujourd'hui.
Le silence est lourd quand je termine ma phrase. Nous ne pouvons même pas entendre les mouches voler.
Ma stratégie dévoilée la veille, j'ai dû laisser tomber mes cartes premières. Plus de douce élève qui ne parle que par inadvertance et met ses ennemis dans l'embarras. Seulement la rude et franche sincérité. Sans gants ni langue de bois.
Et me voilà maintenant, comparant mon illustre professeur si adoré des foules à Staline, Kim Jong-Un, Poutine et tant de modèles de démocratie.
Bien sûr qu'il n'agit pas comme eux. Mais je n'exagère en rien. Un homme prêt à déchainer un harcèlement contre une élève car il a été contrarié est un homme qui, à l'échelle d'une nation, punirait les citoyens en désaccord avec lui.
Et cela s'appelle être un dictateur.
— Nous allons en discuter dehors, je suis lasse de vos petites mises en scène, lâche-t-il d'un ton cassant au bout d'un moment.
Puis, sans me laisser le temps de riposter, il saisit un feutre et note une référence universitaire au tableau suivit d'une question : « identifiez l'auteur de ce texte, trouvez la structure du texte, utilisez ces deux réponses pour critiquer la démarche analytique de l'auteur ».
Il rebouchonne son stylo et le lance sur son bureau avec une telle force qu'il rebondit et tombe au sol. Mais le professeur ne s'en rend même pas compte, ayant déjà traversé le seuil de la porte. Un instant, j'hésite à le laisser en plan, seul, à l'extérieur.
Mais j'aggraverai mon cas et je dois en plus négocier un allègement de devoirs si j'espère ne pas me faire trop d'ennemis. Même si ce que pensent les autres de moi ne m'effraient pas vraiment, je sais qu'ils le voient tous comme une gamine capricieuse en manque d'attention.
Et même si c'est le cas, ce n'est vraiment pas ce qui me motive aujourd'hui.
Je me lèvre et sors de la classe. Je sens les regards de mes camarades sur moi quand je remonte l'allée et mêmes quelques murmures. Je les ignore et referme la porte derrière moi. Mon regard se pose immédiatement sur l'homme.
Le mur de ce bâtiment est composé de baies vitrées. Celles-ci ne peuvent pas s'ouvrir. Pourtant, entre ses lèvres se trouve une cigarette et dans sa main, le paquet. Ses cheveux blonds tombent sur son front quand il baisse la tête pour en tirer une autre de l'emballage. Puis, plongeant ses yeux dans les miens situés à une dizaine de mètres de lui, il m'enjoint à approcher en me la tendant :
— Tu veux une cigarette ? me demande-t-il.
Un faible rictus étire mes lèvres. Me prend-il réellement pour une débutante ?
— Tactique du pied dans la bouche, illustrée par Howard en 1990, je rétorque. Précéder une demande par une conversation positive ou détendue afin d'encourager la personne à accepter ladite demande.
Très souvent utilisée par les vendeurs dans les magasins qui chercheront à discuter de la vie quotidienne de leurs clients comme de leurs goûts alimentaires ou même de leurs chats afin de les mettre en bonne disposition pour leur vendre des produits.
Ici, le tutoiement, le don d'un bien — qui plus est coûteux —, une conversation en tête-à-tête, l'accomplissement d'un acte illicite ensemble — fumer dans un lieu public — est une mise en place de contexte chaleureux et confortable pour que je me sente mieux, plus proche de lui. Et qu'il puisse ainsi jouer sur le sentiment de proximité avec lui pour me forcer à abdiquer en sa faveur.
— Vous avez-vous-même dit hier que je m'y connaissais en manipulation. Alors une tactique pareille, c'est juste insultant.
Un rictus étire ses lèvres, la cigarette coincée dans leur coin vacille légèrement à ce geste.
— Vous êtes une chieuse mais vous êtes sacrément intelligente, commente-t-il avec un rire.
— Je vous ai dit que ça ne servait à rien de me flatter, je rétorque.
— Je ne vous flatte pas, c'est un fait. Et croyez-moi, c'est loin d'être un compliment. Je n'aimerai pas faire partie de votre entourage.
Apportant le briquet au bout de la cigarette, il allume la flamme d'un glissement habile du pouce et brûle l'extrémité en inspirant. Puis, rangeant l'objet, il la saisit à deux doigts et souffle une fine fumée qui parvient jusqu'à moi malgré la distance entre nous.
— Je parie que vous vous prenez pour un antagoniste de séries télévisées, à manipuler votre monde, dit-il d'un ton joueur.
Non. Il sait très bien que non. La manipulation n'est en rien un accessoire. Les personnes fières de se jouer de leur entourage ne sont que des ordures. Jamais je ne m'en prendrais à quelqu'un qui ne m'a pas mise dans une mauvaise position d'abord. Je ne suis pas lâche.
Mais il est parfaitement conscient de cela. Car en réalité, il se fiche de ma réponse. Ce n'est pas cela qu'il essaye de faire.
— Tactique du pied dans la porte, illustrée par Freedman et Frazer en 1966, j'analyse sa pique à mon égard. Instaurer un dialogue avec une personne avant de lui demander quelque chose. L'acte préparatoire qu'est la conversation augmente les chances que la demande soit acceptée. Tenter de parler de moi, même en m'insultant, vise à me détendre.
Il hausse les sourcils, ne s'attendant visiblement pas à cette réponse. Puis, inspirant une nouvelle bouffée, il la recrache en affichant un sourire amusé.
— Vous manipulez tellement votre entourage que vous voyez de la manipulation partout, commente-t-il.
— La manipulation est partout, je corrige. La plupart n'en ont pas conscience mais nous passons notre temps à utiliser des tactiques de manipulation sur autrui. Nous appelons cela convaincre et persuader.
Mais je n'ai honnêtement pas le désir de m'étendre sur le sujet.
— Alors allez clairement au but.
De nouveau, le même rictus étire les lèvres de Jäger.
— Bien, cède-t-il. J'aimerai que vous présentiez vos excuses au professeur Andrews et que vous déclariez avoir fait une blague sur notre relation à la classe mais que celle-ci n'existe pas.
Aussitôt, une dense chaleur s'empare de moi. Ce connard se croit vraiment plus intelligent que moi. Je fulmine. Pense-t-il sincèrement que je ne vois pas clair dans son jeu ? Ou veut-il sciemment m'insulter ?
Furieuse, je franchis l'espace nous séparant de quelques pas. Je ne manque pas la façon qu'il a de m'observer derrière ses lunettes tandis que je m'approche, recrachant sa fumée sans me quitter des yeux une seule seconde. Comme hypnotisé par mes mouvements.
Et c'est sûr que ça doit changer de son quotidien, une personne qui lui marche d'une telle façon sur les pieds. Fêlé comme il est, il doit même trouver ça distrayant.
Me plantant devant lui, je ne ressens pas une once de peur lorsque j'accroche mon regard au sien, quelques centimètres seulement séparant nos corps. Qu'importe son statut, il ne m'effraie pas. Tant et si bien que, alors qu'il se trouve si près de moi, que je ressens sa chaleur sur mon buste et que la fumée de sa cigarette s'accroche à mes vêtements, je lâche presque entre mes dents :
— Combien de fois vais-je devoir vous dire que je vois clair dans votre jeu ? Technique de la porte au nez démontrée en 2003 par Goldman et Creason. Demander à quelqu'un de faire quelque chose de coûteux, attendre qu'il refuse et lui demander cette fois-ci ce que l'on souhaitait lui demander à l'origine et qui est moins coûteux. L'individu à plus de chance d'accepter car il a la sensation d'avoir gagner au change. Demandez à quelqu'un cinquante euros, il refusera. Puis demandez-lui un euro, il aura la sensation d'avoir économisé quarante-neuf euros alors qu'il n'a fait que perdre un euro. C'est exactement ce que vous êtes en train de faire car vous savez que je vais refuser ce que vous venez de me demander.
A toute vitesse, sans aucun bégaiement ou égarement, j'ai parlé. Ce mec commence sérieusement à me sortir par les yeux. Quoi, sous prétexte qu'il est la carricature de l'élite de la nation, un homme blanc cisgenre sans doute hétérosexuel et avec un bon compte en banque il se croit au-dessus de tous ?
Toute ma vie j'ai côtoyé des gens qui m'ont crachée dessus en me prenant pour une abrutie.
C'est fini.
— Maintenant vous allez clairement me demander ce que vous voulez au lieu de me prendre pour une abrutie.
La tension est vive, l'atmosphère, épaissie. Je respire presque difficilement tandis qu'il ne touche plus à sa cigarette, la laissant sur le côté. Il me regarde intensément. Je peux voir chaque détail de son visage tant je suis proche de lui. Il ne sourit plus. Mais il ne semble pas agacé.
Ses traits sont légèrement tirés et il ne cligne pas des yeux. Sa voix se fait presque douce lorsqu'il déclare finalement :
— Bien. J'écris un article sur la soumission des individus aux formes d'autorité. J'évoque les personnes acceptant le conformisme afin d'être insérée socialement, celles le refusant sans crainte d'être rejetée et, en vous voyant, j'ai réalisé qu'une piste trop inexplorée s'offrait à moi : ceux qui refuse les figures d'autorité mais s'en servent pour être validée socialement.
Je fronce les sourcils. Est-il en train de me demander ce que je crois ?
— J'aimerai faire de vous une étude de cas pour cette troisième partie. Je vous observerai dans la vie de tous les jours et vous interwierai sur une durée à délimiter. En contrepartie, j'espace les devoirs de quatre semaines au lieu d'une et je reconnais auprès de la classe que vous avez argumenté en leurs faveurs.
Je me raidis. Mes tactiques de manipulation seront inefficaces si dévoilées au grand jour. La plupart de mes actions reposent généralement sur le fait que je me fais passer pour une idiote. Son article va tout foutre en l'air.
— Votre nom ne sera pas cité, mademoiselle, ne vous en faites pas, précise-t-il en devinant ma pensée.
Aussitôt, je sens mes muscles se détendre. Retrouver l'approbation de mes camarades et obtenir aussi peut-être un moyen d'en apprendre assez sur Jäger pour lui faire payer sa tentative d'intimidation... Cela m'a l'air plus que bénéfique pour moi. Je n'ai même pas eu à utiliser la photo sur mon portable, finalement.
Sans m'écarter un instant, gardant mon regard ancré dans le sien, je rétorque :
— J'accepte.
Un rictus étire les lèvres de l'homme.
— Bien. J'ai consulté votre emploi du temps pour regarde quand vous êtes libre, je vous attends jeudi midi dans mon bureau pour notre première interview.
Puis, se penchant dans le creux de mon épaule, il murmure à hauteur de mon oreille :
— Je sens que cette collaboration va être particulièrement...enrichissante.
負けるが勝ち
4312 mots
voici ce deuxième
chapitre !
les choses se corsent
doucement
j'espère que ça vous
plaît quand même !
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