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  Mercredi.
 

  Je n'avais pas dormi de la nuit. Plusieurs fois, l'angoisse avait refait son apparition, me laissant le souffle court, parfois même en larmes. J'avais trop chaud, trop froid, il y avait trop de bruit, et puis pas assez. J'avais beau essayer de me calmer, rien n'y faisait ; ni le bruit régulier et familier des vagues, ni les battements de mon cœur, dont l'écoute me plongeait habituellement dans la sérénité, ni même la musique que diffusaient les écouteurs de mon lecteur MP3, et qui avait coutume d'être ma solution miracle à à peu près tout. Je pianotais au rythme de la mélodie, m'isolais dans ce monde d'instruments où tous les sons étaient prévus, où quel que soit le temps, la chanson restait la même... Oui, sans ma musique, je ne pourrais pas survivre dans ce monde hostile auquel j'étais inadaptée. Mais cette fois-ci, cela ne suffisait pas. Trop de pensées se bousculaient dans ma tête. Si celles-ci, en temps normal, étaient déjà une tempête, en cet instant précis c'était un ouragan d'une grande puissance qui se déchaînait dans mon esprit. Plusieurs images, couleurs, sons et odeurs revenaient sans cesse. La plupart étaient liés à Vanille. Vanille, ses yeux, son sourire, l'agression, Vanille, si forte, si brave, Vanille, la violence, le coup, le corps de ce garçon sur le sol de la cour, Vanille, le picotement quand sa peau avait effleuré la mienne, Vanille, je devais savoir, je devais comprendre, Vanille, tout cela était de ma faute, Vanille, Vanille, Vanille...

  Au matin, j'ai prétendu à mon père que j'allais bien, mais les cernes violets sous mes yeux fatigués parlaient d'eux-mêmes. Je ne les avais pas camouflés, comme d'aucuns l'auraient fait ; je ne supportais pas le maquillage, autant l'idée de me cacher derrière des produits artificiels que la sensation de poudres ou de crèmes sur mon visage. C'est donc ainsi que je suis partie à l'école, ce matin-là.

  Nous commencions la journée par un cours d'histoire, l'un des rares que j'appréciais, et l'un des rares où la professeure se souciait de moi. Elle avait bien connu ma mère, et était au courant des problèmes que je rencontrais. Mais malgré son intercession auprès de la direction, rien n'avait jamais été mis en place. Pourtant, ce jour-là, après une leçon passionnante sur la Renaissance, elle m'a prise à part, et m'a informée qu'une réunion de dernière minute avec le directeur, une psychologue et elle-même était prévue à la fin de la matinée, que mon père avait été prévenu, et qu'il serait aussi présent. Le mot "psychologue" m'a fait tiquer. J'avais reconnu le nom que mes parents avaient donné, à l'époque, aux personnes en blouses blanches. L'enseignante s'est aperçue de mon trouble, et m'a assuré en souriant que tout irait bien.

  Après une heure supplémentaire de maths, où j'ai failli m'endormir une centaine de fois sur ma fiche de trigonométrie, j'ai enfin pu sortir retrouver Vanille. Elle m'attendait près du marronnier, comme si rien ne s'était passé la veille. Peut-être était-ce mieux ainsi ; simplement oublier ce mauvais moment, et se concentrer sur la suite. Le problème était que mon esprit ne fonctionnait pas comme ça. J'étais incapable d'oublier quoi que ce soit sur commande, ou même de ne plus y penser. Je me suis quand même approchée. Le sourire de Vanille était un peu moins grand et un peu moins lumineux que les jours précédents, comme si l'événement d'hier l'avait un peu cassé, mais il s'est légèrement rallumé quand je suis arrivée. Ça m'a fait tout chaud au cœur et je lui ai souri à mon tour, parce que le sourire de Vanille est bien plus contagieux que n'importe quel virus. J'ai vu sous ses yeux les mêmes cernes que sous les miens, et j'ai compris que comme moi, ses pensées avaient dû la tourmenter longtemps.

  Nous avons passé la pause entière à nous sourire. Parce que ça faisait du bien, parce que c'était simplement doux, agréable, et réconfortant. Parce que nous n'avions besoin de rien d'autre. Mais à la sonnerie, Vanille m'a glissé qu'elle voulait me parler. Elle avait dû y réfléchir longtemps, je voyais que c'était important pour elle à son visage un peu tendu. Je lui ai dit que j'étais libre l'après-midi même, et lui ai indiqué un lieu calme, près de la rivière, en haut du village, où nous pourrions nous rencontrer. Elle a acquiescé, et nous sommes à nouveau parties chacune de notre côté.

  Au terme de deux cours qui m'ont semblé inhabituellement prompts, la professeure d'histoire est venue me chercher, pour m'amener dans le bureau de la doyenne*, qui était également utilisé par le directeur* lors de ses venues dans notre village perdu. Mon père était déjà présent ainsi qu'une grande femme habillée de manière sobre et dont les cheveux blonds ramenés en queue de cheval étaient parsemés de mèches grisonnantes. J'ai supposé que c'était la psychologue, et j'ai été quelque peu rassurée ; au lieu de gris ou de brun terne, elle dégageait une agréable couleur rose pâle, et paraissait gentille. Le directeur n'a pas tardé à arriver, et la séance a pu commencer.

  Je n'aimais pas beaucoup le directeur. Sa couleur bleu ciel était jolie, certes, mais trop parfaite, presque artificielle. Son odeur était elle aussi tout sauf naturelle, un parfum trop fort qui prenait au nez. Je détestais le croiser, et l'évitais dès que je pouvais. Et de fait, c'était un homme plutôt vaniteux et bien trop sûr de lui, pour qui son image semblait être la chose la plus importante au monde. Il se voulait séducteur, et il lui arrivait d'avoir des gestes déplacés à l'égard des enseignantes. Je n'attendais pas grand-chose de lui, aussi je n'ai pas été surprise qu'il commence par exposer les motifs de cette réunion de manière approximative, et me désigne comme une personne atteinte d'autisme. Ce qui m'a plus étonnée, par contre, c'est qu'une autre voix se joigne à la mienne pour le corriger : autiste. Pas atteinte d'autisme. L'autisme n'était pas une maladie, on était autiste ou non, tout comme on avait les yeux bleus ou bruns. Autrefois, les personnes en blouse blanche parlaient de me "guérir". Mais on ne peut pas guérir l'autisme, pas plus qu'on ne peut guérir des yeux bleus. Parce que ce n'est pas une maladie. Or cette fois-ci, je me trouvais en présence d'une personne-en-blouse-blanche qui savait cela. J'ai remercié du regard la psychologue, et elle m'a fait un clin d'œil.

  Pendant la suite de la séance, la doctoresse Auxily, comme elle s'était présentée, a plusieurs fois montré qu'elle partageait mes opinions sur la plupart des thèmes abordés, et elle m'a mise en confiance. J'ai compris qu'elle n'avait rien à voir avec les pseudo-spécialistes que j'avais côtoyés plus jeune, et je suis sortie de la réunion le cœur léger.

  Un peu plus tard, j'ai pris la route des champs jusqu'aux abords de la petite rivière qui traversait le village avant de se jeter dans la mer. Vanille était déjà là, pile à l'endroit que j'avais indiqué. Elle m'a saluée de son sourire habituel, mais son visage était grave. Nous nous sommes assises sur un rocher, et puis... j'ai attendu. Attendu qu'elle soit prête. Inévitablement, je réfléchissais à ce qu'elle allait me confier. Était-ce à propos de la veille ? De notre amitié ? De ce qu'elle avait voulu dire par "j'ai l'habitude" ? Du contexte dans lequel elle avait appris à se battre comme ça ? Ou d'encore autre chose...?

  Alors que ces pensées tourbillonnaient dans mon esprit, j'ai entendu Vanille prendre une grande inspiration. Immédiatement, mon attention s'est tournée vers elle. Et alors... Alors, elle m'a raconté. Elle m'a parlé de sa naissance en Afrique, de ses parents, des ses deux frères ainés et de sa petite sœur. Elle m'a raconté la mine, où les plus âgés étaient contraints de travailler pour rapporter un peu d'argent. Elle m'a expliqué comment tout avait encore empiré, alors qu'elle n'avait que quatre ans, lorsque ses deux ainés étaient morts dans un éboulement, et quand ensuite avaient commencé les combats pour les richesses souterraines de leur village. Elle m'a confié le décès de son père, tué en tentant de protéger d'autres mineurs, et la décision de sa mère de quitter le pays. Et puis, elle a retracé leur périple vers l'Europe, les innombrables difficultés qu'elles avaient rencontré, tous les rendez-vous manqués avec la mort. Et ensuite, l'arrivée, le centre de détention provisoire, le combat pour obtenir des papiers... Et enfin, même reconnues par la loi, l'inacceptation qui les a suivies où qu'elles aillent. Elle m'a rapporté les insultes, la violence, les réflexes qu'elle avait acquis au fil du temps et qu'elle avait à nouveau utilisés la veille. Elle m'a révélé sa peur que sa petite sœur de onze ans subisse la même chose, maintenant qu'elles n'étaient plus dans la même école et qu'elle ne pouvait plus rien pour la préserver de cette réalité.

  Lorsqu'elle s'est tue, le silence m'a frappée de plein fouet. Mais ce qui m'a encore plus ébranlée, c'est d'entendre un sanglot le troubler. Vanille, ma Vanille, toujours si souriante et joyeuse, pleurait. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Mon cœur se tordait si fort dans ma poitrine que j'en avais mal, cette histoire, ces larmes, ce moment... Tout cela m'avait profondément atteinte. Je ressentais le besoin de faire quelque chose. Je me suis tournée vers Vanille, et je l'ai prise dans mes bras. Pas longtemps, juste une accolade, juste un geste pour lui montrer que j'étais là, que je la comprenais, que j'étais désolée pour elle au delà des mots. Elle m'a regardée. La surprise dans ses yeux était le miroir de la mienne. L'espace d'un instant, j'ai eu peur d'avoir fait quelque chose de mal, quelque chose de faux. Mais elle m'a souri, et j'ai senti une joie infinie se répandre dans mon corps, et les papillons prendre leur envol dans mon ventre.

  Cette nuit-là, j'ai dormi d'un sommeil profond, rempli de rêves aux parfums vanillés.

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* Le lexique du système scolaire n'étant pas le même partout, je vais essayer de traduire ces mots utilisés en Suisse en français "de France". Le directeur est, il me semble, appelé principal, ou recteur, selon les niveaux. Quant à la∙e doyen∙ne, il s'agit de la personne juste en dessous du directeur dans la hiérarchie (le principal-adjoint, je crois).

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