Où vient l'apothéose

Dans la loge, régnait un silence de mort. Sous les excuses effarées d'Amore et les bruissements de sa robe, Elijah voyait se dérouler la scène au ralenti. On lui nettoyait le front, et lui se tenait tranquille, sentant chez Falcon une nervosité particulière. Victoria, elle, restait silencieuse, comme à son habitude, tournant de quelques centimètres une épingle dans ses cheveux.

- Amore, murmura-t-il à son oreille, merci pour ces soins. Et ce que tu as fait...ce n'est pas de ta faute. S'il te plaît, laisse-moi avec Falcon. Transmets l'information à Victoria.

La jeune femme, l'approuvant d'un mouvement de la tête, disparut derrière le paravent aux côtés de Victoria, seul endroit d'intimité du théâtre.

Elijah noua son masque de corbeau pour cacher la plaie dont il avait honte, et se planta devant Falcon, faussement nonchalant.

- Où est Conan ? Tu es parti avec lui.

- Je l'ai laissé sur la tombe de son frère. Je ne l'ai pas revu, répondit le jeune homme du tac au tac, avec tout l'aplomb dont il était capable. Il a dû partir.

Sous le tissu noir, les sourcils d'Elijah se haussèrent, et son regard se planta sans ciller dans celui de Falcon. Lui, insolent, maintenait le contact visuel, sans même cligner des yeux.

- Tu sais, déclara Elijah après de longues minutes, tu n'as jamais été bon pour dissimuler quelque chose. Tu es bon pour jouer de fausses émotions, un faux émoi ou entrain. Tu es un acteur, pas un menteur.

Falcon se retint de lui balancer au visage tous les secrets qu'il gardait, mais il fut arrêté par son ami, qui pencha légèrement la tête sur le côté.

- Dis-moi la vérité.

- Je te dis qu'il a disparu, répéta-t-il. Si j'en savais plus, je jure que je t'aurais tenu au courant.

La mention de la promesse parut trouer la gorge de Falcon à son passage. L'autre s'éloigna, persuadé par celle-ci. Après tout, pour lui, elles étaient sacrées.

- D'accord. J'espère qu'il reviendra vite, dans ce cas. Autrement, il sera réprimandé par Giulian.

- Comment se porte ta plaie ?, demanda Falcon pour changer de sujet.

- Bien. Merci de demander. J'adore que l'on grave dans ma chair un événement qui m'a blessé, répliqua-t-il, au comble de l'ironie.

- Je suis désolé.

- Tiens donc...

Elijah se retourna de nouveau, face à lui, le fixant d'un air glacial.

- Pourquoi es-tu désolé ? Te reproches-tu quelque chose ?

- Je suis désolé pour toi, corrigea le comédien. Je ne voudrais pas prendre ta place, et je compatis pour cette raison.

Ses iris ne lâchaient plus les siens, si bien que Falcon se sentait presque aspiré dans ce regard.

- Tu vas parler, le menaça-t-il en sortant sa dague en guise d'avertissement.

Mais il resta silencieux, et rejoignit Victoria et Amore. Elijah replaça sagement sa lame dans sa botte, sachant qu'il obtiendrait des réponses plus tard.

Soudain, toute la loge trembla sous l'animation du théâtre, et le visage d'Amore se déforma sous l'incompréhension. Jamais la ferveur n'avait été aussi grande, et ce, plus de trois heures avant leur dernière représentation de la semaine. La crainte la prit, elle, ainsi que Victoria, Falcon et Elijah.

- Trois heures, souffla Victoria. Trois. Que se passe-t-il ?

La gorge serrée, elle jeta un œil sous le rideau, soulevant un pan du lourd tissu.

- Seigneur..., fit Falcon, défait.

- Et si nous y allions ?, proposa Victoria, malgré la peur qui la faisait se tordre les mains. Nous en aurions fini plus tôt.

- Non !

Falcon avait crié, sous le haussement de sourcil suspicieux d'Elijah, qui n'en finissait plus de le toiser et d'aligner toutes les bizarreries qu'il avait pu relever chez lui ce soir.

- Non, se reprit-il. Attendons un peu. Nous n'avons rien à perdre !

Il tremblait en parlant, bégayant parfois.

- Toi, ricana le comédien masqué, tu as des choses à nous dire. N'est-ce pas ?

N'est-ce pas.

- Non, se défendit-il.

- Entrons sur scène, ordonna Elijah, plus sûr de lui que jamais. Je dois confirmer quelque chose.

- Tu en es certain ?, demanda Amore, en proie à une crise de panique.

- Tout à fait. D'ailleurs, Falcon entrera le premier, suivi de Victoria.

Les deux comédiens dont on avait appelé le nom tournèrent leur tête l'un vers l'autre, l'air de se dire "ainsi, toi aussi".

Victoria se souvint des mots de Giulian : Falcon n'était pas celui que l'on croyait. Lui restait muet, chose très inhabituelle.

Les acclamations se firent brutales, bestiales lorsque les quatre jeunes gens sortirent des coulisses. Ils étaient la chair fraîche du public, dont il allait, une nouvelle fois, pouvoir disposer selon son bon vouloir.

Ils saluèrent tour à tour, comme ils le faisaient depuis deux ans : mais certains saluts étaient plus mécaniques que d'autres.

Elijah, l'effacé, le "couard", se précipita au centre de la scène avec l'aisance d'un directeur de cirque.

- Messieurs, mesdames. Avant que la séance ne commence, j'aimerais offrir la possibilité à ce comédien de prendre la parole et de nous ouvrir son cœur. Cela ne sera pas long, je vous le promets.

Une vague d'indignation lui répondit alors que des larmes trop longtemps contenues commençaient à dévaler les joues de Falcon.

Elijah, peiné, reprit sa place, se maudissant presque pour ce geste. Il n'était pas mauvais : l'idée de faire pleurer quelqu'un le blessait profondément.

Il fut contredit par Falcon, l'adorable, le doux Falcon, qui se laissa tomber à genoux sur le bois de la scène.

- D'accord. Je vais parler.

Victoria s'interposa.

- J'ai eu des aventures avec Giulian, le maître de ce théâtre, jeta-t-elle à toute vitesse. Et je regrette.

Depuis la salle de spectacle, elle le savait l'épier, caché quelque part parmi le public, surveillant les moindres faits et gestes de chacun.

- Ce n'est rien, objecta Amore. J'ai toujours voulu être libre d'aimer qui je voulais, moi aussi.

- Vous ne comprenez pas !, et sa voix se brisa. C'est grâce à cela que j'ai été protégée, quand vous avez tous souffert. Tous... sauf lui.

Les yeux des spectateurs passaient de Victoria à Falcon, puis de Falcon à Victoria, attendant des explications. Parmi la foule, des messes basses circulaient, prenant de l'ampleur en passant de l'arrière à l'avant du public. Une tension inexplicable montait, si bien que l'atmosphère était rapidement devenue lourde. Rien ne semblait se mettre en place comme à chaque représentation : personne ne se laissait la parole, et les regards volaient de comédien à comédien, attendant l'issue de leur discussion pour voir se jouer une nouvelle scène.

- C'est de ma faute !, hurla finalement la voix de Falcon au-dessus de toutes les autres.

Il obtint le silence, un silence menaçant qui l'étouffait plus sûrement que la main de Conan.

À choisir, il aurait préféré prendre sa place dans le caveau, à cet instant. Il ressentait la honte, la culpabilité, la haine, comme jamais auparavant : son ressenti coulait dans ses veines et le brûlait. Il attendait. Il attendait la sentence, cherchant ses mots.

- J'ai inventé la Commedia della Morte, et ce qui en découle : l'obligation de servir, pour ce théâtre, ou la mort de la main de Giulian. Je suis lié par le même serment que vous, mais n'en ai jamais souffert. Je suis à l'origine de vos peines. Pardonnez-moi.

L'horreur planait, tapie quelque part, attendant de s'emparer des comédiens.

Victoria pleurait silencieusement, pour la première fois, dans les bras d'Amore qui la rassurait. Elijah, abasourdi, ne bougeait plus, une main devant la bouche, peut-être pour s'empêcher de hurler. À genoux, Falcon faisait tout pour donner peine à voir, et son manège, qui avait ému Elijah un instant, ne l'empêcha pas de se ruer sur lui, furibond.

- Nous avons perdu Conor par ta faute ! Et Conan ? Qu'est-ce que tu lui as fait ?

Debout sur la scène, son visage à demi mangé par son masque, il hurlait à pleins poumons, la voix complètement cassée.

- Qu'est-ce que tu lui as fait ?

- Je l'ai tué !, avoua Falcon, désespéré. Je l'ai tué, il est mort et enterré !

La salle ne prêtait plus attention aux comédiens, mais délibérait de son côté, tandis que la troupe de la Commedia se déchirait.

- Tu l'as tué, répéta Elijah, sur un ton monotone. Tu l'as tué.

Il fut poussé de la scène par une main qui se dressa sur son passage. Deux, dix, trente spectateurs prirent tout l'espace disponible, grimpant les marches pour atteindre l'estrade, baignée sous la lumière des candélabres et le reflet du lustre, devenu effrayant à présent.

- Que se passe-t-il ?, demanda encore Amore. Je ne comprends pas...

- Personne ne comprend, la reprit Victoria.

Debout, face à eux, un garçonnet tenait une rose noire, aux bords dentelés de rouge. Il se trouvait en tête du cortège formé par tous les gens sur scène, et regarda tour à tour chacun des comédiens, brisés.

- Aucun de vous n'est bon, fit-il.

Du coin de l'œil, Victoria aperçut Giulian dans la foule, qui lui souriait. Sa veste rouge attirait irrémédiablement son œil.

- Aucun de vous n'est bon, aucun. Celle-là est une traîtresse, lui est un monstre, elle n'a aucune dignité et lui est faible.

Tous gardaient les yeux rivés sur l'enfant, attendant sa demande comme on attendrait l'échafaud.

- Torturez-vous, et finissez par vous entretuer. Tel est le choix de la salle.

Amore plaqua ses deux mains devant sa bouche. Victoria sut. C'était la fin dont avait parlé Giulian. Tout était terminé, désormais.

Et aucun d'eux n'avait le choix.

Elijah se rua sur Falcon, pour lui décocher un coup de poing au visage.

- Tu as entendu, n'est-ce pas ? Nous devons offrir au public ce qu'il demande.

Les coups se multipliaient, alors que le corps de Falcon était maintenu par la foule pour rendre son souhait plus simple à réaliser. Elijah, aveuglé par la rage, frappait, sous les gémissements de Falcon, maintenu par des mains étrangères.

- Arrête !, supplia Amore.

Il porta une main à sa botte pour en sortir la dague.

- Ça, c'est pour le coup de la vache.

Falcon, horrifié, tenta de se débattre, se secouant dans tous les sens, et s'aveuglant avec ses propres boucles.

La lame trouva facilement son ventre, et en ressortit. Victoria, retournée aux loges, était revenue munie de son échelle, et d'une chemise. Elle grimpait, face contre le mur, au milieu de la salle, au-dessus d'une Amore désemparée.

- Ça, c'est pour ce que j'ai dû faire avec Amore.

Falcon, très pâle, regardait la dague d'Elijah le poignarder et ne disait plus rien, toujours plus proche de la mort qui l'accueillerait.

L'Enfer ne lui faisait plus peur. Il savait où il irait.

Un nouveau coup, pour Conor, le toucha à la gorge, et le sang lui monta à la bouche. Blessé à mort, on le laissa tomber lourdement sur le sol. Elijah, agenouillé, replaça ses gants et donna le dernier coup de dague, en plein dans son cœur. Pour Conan.

Assassin d'un assassin, il était un artiste déchu de la Commedia della Morte, ses gants tachés comme dans ses pires souvenirs.

Il se laissa tomber également, envoyant valser son masque noir : ce fut là qu'il saisit le corps de Falcon, et, pris de folie, se mit à le rouer de coups de poings désespérés. Il pleurait à s'en rompre la gorge, à s'en couper la respiration. Il voulait vivre, vivre à en mourir. Des bras enserrèrent sa taille, ceux, très fins, d'Amore.

- Arrête, s'il te plaît... c'est fini, fit-elle. Falcon. Et Victoria. Elle s'est pendue, juste au-dessus de toi.

Il n'eut pas besoin de lever la tête pour percevoir les frottements de sa tenue de scène au niveau du lustre.

Le public trépignait d'impatience, passant presque sur eux, voletant partout dans la salle, furieux de ne pas avoir complètement obtenu satisfaction.

- Je ne veux pas mourir, Amore, confia Elijah d'une voix déchirée, les bras ballants, mains écartées vers le ciel. Il y a mon père... il a besoin de moi.

- Giulian nous laissera partir, répondit Amore. Je te le promets.

Il leva vers elle un visage baigné de larmes, les cheveux plaqués le long des joues.

- Pourquoi mentir ? Aucun de nous ne s'en sortira.

Quelque part dans la salle, on entendit un bruissement. La porte du théâtre venait d'être ouverte. Un bruit sourd retentit : Amore était tombée, piétinée par la foule, engloutie par elle. Dans le théâtre, on ne voyait plus que le rouge - le rouge du sang et d'un costume qui parcourait la pièce, en furie.

- Amore !

Il voulut courir vers elle, mais un bras l'attrapa et le serra.

- Elijah...

C'était son père, affaibli, en tenue de nuit, réveillé par l'émeute.

- Tu es venu...

Les spectateurs autour d'eux parurent se figer alors qu'ils se regardaient tous les deux, les doigts de l'un, marqués par la vieillesse, croisés entre ceux de l'autre, gantés et poisseux.

- Je viens toujours pour toi, mon fils, toujours.

Mais, déjà, Elijah lui était repris, emporté par les gens qui dansaient entre les corps des comédiens. À présent, eux jouaient une scène macabre, ondulant sur le sang, tachant le bas de leurs habits.

- Père !, hurla-t-il en vain, ne le trouvant plus des yeux.

Il perçut quelques regards haineux, et on le ballotta de bras en bras avant de l'appuyer dans la mare de sang des autres comédiens.

Au milieu de la masse indiscernable, il crut revoir son père, chassé contre son gré, tendant son bras pour rester avec son fils.

La Commedia n'était plus qu'une boucherie, une scène abjecte de sacrifices humains motivée par le goût de la violence toujours plus intense.

La danse s'essoufflait devant ses yeux, ou peut-être était-ce son propre souffle qui se rendait et acceptait à contre-cœur le sort qui rendrait son père fou de chagrin.

Elijah se redressa, les yeux à demi-clos, pour voir fondre sur lui une tache coquelicot, et un reflet métallique, droit dans sa poitrine.

La vie quitta son regard, devant un Giulian triomphant et une foule en délire, embaumant le sang frais tout juste versé.

Depuis toujours, les spectateurs étaient les comédiens : ils écrivaient et faisaient jouer une pièce préalablement mûrement réfléchie, à des corps qui n'avaient plus le choix de les refuser.

Cette nuit-là, quatre corps furent alignés sur la scène. Celui, abîmé, de Falcon, celui, plus abîmé encore, d'Amore, celui, marqué au cou, de Victoria, et celui, recouvert du sang de chacun pour marquer l'ironie du sort, d'Elijah.

La foule se fit procession macabre, et alla rouvrir le caveau des Monstres de Lombardi pour les y jeter l'un après l'autre, anciens vivants de la Commedia della Morte qui les avait condamnés.

Elle finit par retourner au théâtre, qui lui revenait, à présent, faute de comédiens.

Une exception demeurait : le maître des lieux, qui servait à présent des rafraîchissements à qui en souhaitait, serrant main après main, valsant sur le bois massacré, un jour avant de quitter le pays. Les comédiens-spectateurs, se prenant au jeu de DaCosta, notèrent d'un commun accord qu'ils disposaient de toute la nuit pour trouver le moyen de se débarrasser de lui. Quelque part entre les vestons des hommes et les corsets des femmes, se baladait encore la dague d'Elijah.

Fin.

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