Où la mise en terre devient un spectacle

Debout, aidé par le bras de Falcon, Conan jeta une chrysanthème sur le cercueil, investissement de Giulian. Le bois laqué de blanc fut bientôt recouvert de terre jetée par poignées, et le caveau des Monstres de Lombardi fut fermé.
- Il est reparti dans notre ancienne vie, constata Conan avec amertume, les joues rougies. Et moi, je suis là.

Le malheur de Conan prit Falcon à la gorge. Autour d'eux, le vent faisait ployer les arbres maigres qui encadraient le cimetière. Le ciel de la fin de journée créait des reflets dorés dans les boucles rousses du jumeau, appuyé contre son épaule. Ils souffraient tous deux. L'un, endeuillé, l'autre, coupable et criminel.

- Je vais te laisser un peu de temps de recueillement, l'informa le jeune homme. Je rentre au théâtre.
- Le Maître t'a donné la permission de m'accompagner ?
- Plus ou moins, oui.
- Reste, s'il te plaît.

La peine s'enroulait autour du cou de Falcon comme un serpent, menaçant de l'étouffer peu à peu.
Les deux comédiens s'installèrent sous les bruissements d'une branche dansant au-dessus, l'air d'attendre chacun que l'autre prenne finalement la parole.
- Je n'ai jamais perdu personne, commença Falcon. J'ai grandi dans une troupe itinérante, élevé par eux comme si les artistes étaient ma famille. Mes parents... j'imagine qu'ils n'avaient pas les moyens de jouer autrement, sinon, ils l'auraient fait. De ce que l'on m'a dit, ils étaient profondément bons.
- Fal...
- Et puis le coupa Falcon, les yeux dans le vide, au fur et à mesure que l'on me racontait ces histoires sur eux, j'ai commencé à y croire. À la bonté humaine, et en Dieu. Nous nous produisions avec les autres partout en Italie. C'est de là que je viens. Nous n'avions pas le sou, mais nous faisions avec. Puis, il y a de cela plus de deux ans, la troupe s'est disloquée, sans que j'aie réussi à comprendre pourquoi. Du jour au lendemain, les rapports des uns aux autres étaient devenus venimeux. Tout me pesait. Certains sont restés liés et ont changé de vocation, mais la plupart sont partis, comme moi. J'ai sillonné le pays, en pauvre gamin des rues de dix-huit ans. Je n'avais nulle part où aller, je ne savais qu'une chose : que je voulais continuer à jouer et me produire devant un public. C'était ce qui m'animait.

Falcon, le menton dans le creux de la main, détaillait les stèles sans les voir, sous la moue confuse et rougie de larmes de Conan.
- Pourquoi me raconter tout cela, et après la mort de Conor ?
- Puis, j'ai entendu parler d'un théâtre à Malte. Un théâtre dont l'heure de gloire était passée depuis longtemps, mais qui avait, fût un temps, accueilli de véritables artistes. La noblesse s'y déplaçait pour les y voir jouer. Alors j'ai pris une barque, j'ai rejoint la Sicile avec à peine assez de vivres pour la traversée. J'ai passé quelques semaines sous la tutelle d'une famille qui s'était portée volontaire pour m'aider. J'ai fini par repartir, et arriver ici, à bout de forces. Je me suis écroulé sur la côte, j'ai attendu, et j'ai marché jusqu'au théâtre. En chemin, une idée avait parcouru un bout de chemin dans ma tête. Une idée qui pourrait... comment dire... révolutionner le monde du spectacle. Le rendre plus vrai et plus spontané que jamais. Je rêvais d'une perspective nouvelle. Je rêvais de fortune et de gloire. C'est là que je vous ai rencontrés, Conor et toi. Deux ans déjà. Tu t'en souviens, n'est-ce pas ?

Conan hocha la tête, sourcils froncés, ses larmes enfin taries. Le vent lui avait emmêlé les cheveux, et son sifflement rendait le récit de Falcon bien difficile à entendre. Aussi, le jumeau se pencha en avant, suspendu à ses lèvres.

- Gallo. C'est le nom que je tiens de mes parents. C'est ainsi que je m'appelle. Vous m'avez guidé au bureau de Monsieur DaCosta. Il m'a accueilli, et je lui ai présenté mon idée : celle d'une troupe qui jouerait tout ce qui pouvait lui être demandé. J'avais foi en l'Homme, élevé parmi des comédiens comme moi et nourri par des siciliens qui ne me connaissaient même pas. Je tenais cette valeur de ma plus tendre enfance, et j'y croyais. Dur comme fer. J'ai cru, et j'ai cru longtemps. DaCosta m'a pris pour un fou et a accepté ma proposition, qu'il a prise comme un défi. Tout vient de moi. La Commedia della Morte est mon œuvre. Amore a couché avec des spectateurs et Elijah à cause de moi. Lui ne dort plus la nuit, à cause de moi. Conor...

Il n'eut pas le temps de finir. Déjà, Conan lui avait sauté à la gorge, les traits déformés par la haine et les pleurs, désormais revenus.
- J'ai juré de tuer le responsable. Et je me fiche qu'il s'agisse de Giulian ou de quelqu'un d'autre.
Falcon voyait flou, étranglé par l'adolescent qui l'avait fait basculer en avant. L'arrière de sa tête avait cogné une pierre tombale, et il sentait des picotements courir le long de sa nuque.
- Je te hais.
L'étau formé par ses mains se serra davantage. Bientôt, l'air ne passerait plus, et Falcon mourrait là où reposait déjà le corps sans vie du jumeau.
Sans que Conan ne puisse la voir venir, une pierre vint le frapper à la tempe, dans un effort désespéré de Falcon pour se libérer. Il tomba sur l'herbe dans un bruit sourd, assommé.

Le jeune homme reprit ses esprits, regardant avec horreur l'acte qu'il venait de commettre. Il ne l'avait pas tué, non, mais cela arriverait bien assez tôt. Le frère rejoindrait le frère ; et Falcon se haïssait d'avoir osé les séparer.
Il leva les yeux vers le ciel, cherchant une lumière à laquelle tendre les bras, cherchant le Seigneur auquel il s'était toujours fié et en qui il ne croyait plus.
- Quiconque, là-haut... si vous me voyez, pardonnez-moi, et détournez les yeux.

Il reprit sa pierre en main, la soupesa, et, l'essuyant sur son éternel costume de polichinelle, fixa son arme du regard. Il frappa Conan au front, une fois, puis deux, de toutes ses forces, jusqu'à ce que, de son arcade sourcilière, dégouline une rivière de sang.
- Pardon. Pardon.

Il tira l'immense dalle qui contenait tous les morts du cirque de Lombardi, et, grognant sous l'effort, saisit le corps de Conan par une cheville. Il ruisselait de sueur, si bien que son habit de scène et sa toison de boucles blondes se collaient à son corps et à son visage. Au prix d'un nouvel effort, il tira le deuxième des jumeaux dans le caveau, et y posa un pied.
Il s'y pencha, marchant sur un ossement. Il faisait frais, davantage que dans les ruelles de l'allée Corvo. Il prit le bras droit de Conan, qu'il passa sous le cercueil blanc de Conor, et étendit son bras gauche au-dessus, dans une étreinte éternelle de la boîte mortuaire.
Enfin réunis, les jumeaux s'enlaçaient. Falcon, les yeux brillants de larmes, se hissa au-dessous du trou de terre en plantant ses ongles dans le moindre relief accessible.

Lorsqu'il retrouva l'air libre, sa vision n'avait pas changé. Tout était rouge, rouge du sang qu'il avait fait couler, et cette fois-ci, sans aucun intermédiaire.
Il ferma le caveau, en proie à un chagrin infini.

Seul, il quitta le cimetière, son costume complètement abîmé pesant plus lourd à chacun de ses pas, ou peut-être était-ce dû au poids de la culpabilité. Il lui semblait que son corps entier criait "meurtrier" lorsqu'il poussa la porte arrière du théâtre, par là où entraient les artistes.
Il fut accueilli par un cri rauque, grave : la voix de son ami.
Falcon traversa la loge au pas de course et écarta le rideau rouge de deux doigts : devant un public hurlant des encouragements, Amore gravait "couard", à la dague, sur le front d'Elijah.

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