Où l'on se remet tant bien que mal

- De la crème, Amore ?
- Merci, Victoria.

Les deux jeunes femmes, de retour face au miroir, se pomponnaient pour la soirée, devant Falcon, allongé sur le sol, une pile de chemises posée sur le ventre.
- Ah, Seigneur... puisse ce spectacle être plus reposant que le dernier.

Au-dessus d'eux, Victoria, juchée sur une échelle, tâchait d'installer des lanternes à huile pour remplacer les bougies à la lueur faiblarde. Par deux fois, elle manqua de glisser.
Conor pouffa, ce qui lui valut une gifle du belliqueux Conan.

L'air embaumait le bois de santal, senteur favorite d'Amore, dont elle se parfumait en grandes quantités, vaporisant quelques gouttes dans son cou et sur son bustier brun.
- Prions, ironisa Elijah en faisant tournoyer un pinceau entre ses doigts. C'est tout ce que nous pouvons faire, désormais. Nous dépendons de leur bon vouloir. Et l'Homme est foncièrement mauvais.
- Je n'y crois pas, fit Falcon, dubitatif. Quelques individus le sont. Mais je suis convaincu que la majorité est bonne, et que Dieu saura guérir ceux qui ont fauté.
- Dieu t'a gangréné le cerveau, mon ami. On dirait que tu cherches à te rassurer.
Un rictus se dessina sur le visage de Falcon.
- Sans doute. Peut-être en aurais-tu également besoin. Je sais que tu te sens mal à cause de... cela. Et Dieu, dont mes mentions t'agacent, t'aiderait en ce sens.

Le jeune homme au costume blanc fit un geste entendu de la tête, l'air de dire " tu sais que j'ai raison."
Elijah, ne trouvant rien à répondre, s'éloigna quelque peu pour venir tapoter le bras d'Amore. Elle s'illumina, et laissa la place devant la commode à Victoria.
Ils partirent tous les deux derrière le paravent de la loge.
Elijah baissa les yeux, cherchant du bout des doigts le masque de corbeau qu'il portait habituellement.
- Je suis désolé, Amore. Je ne voulais pas que les choses tournent ainsi pour nous.
Elle porta une main au col du jeune homme, qu'elle replaça.
- Ce n'est rien. J'ai l'habitude.
Le cœur d'Elijah se serra.
- C'est triste à dire, n'est-ce pas ?, reprit-elle. Et puis, c'est toujours mieux que ce qu'ils t'ont fait faire, à toi.

Il se paralysa, une expression d'horreur prenant peu à peu possession de ses traits.
- J'aimerais tellement partir, murmura-t-il assez bas pour qu'elle puisse être la seule à l'entendre.
- Nous nous sommes engagés. Je suis la première à me réveiller chaque nuit d'un cauchemar en me disant que si je le pouvais, je ferais autre chose. Je m'en irais, mais ne reviendrais jamais à mon ancienne vie. Je pleure parfois, aussi. Beaucoup.
- Je sais. Parfois, j'aimerais avoir la foi, comme Falcon.

Le paravent vibrait de la ferveur dans la salle. On les appelait déjà, une heure avant le moment exact de leur représentation.
- Ils nous réclament plus tôt, constata Victoria en descendant de l'échelle. Que devrions-nous faire, Falcon ?
- Nous présenter, pardi.
- Ce n'est pas l'heure, objecta Elijah en sortant du lieu où il était tapi avec Amore. Ils attendront.
- Pas question.

Conor et Conan écartèrent le rideau avec un doigt.
- Sapristi. Ils sont nombreux, ce soir.
Ils furent suivis par les deux autres jeunes hommes.
- Ils sont au moins deux-cents, rit Elijah sans grande conviction.
Du coin de l'œil, il chercha la présence d'un bovidé dans la salle. Tout, plutôt que son cauchemar qui pourrait se répéter. Il n'en trouva pas et, rassuré, prit une grande inspiration. La loge n'était plus que parfums enivrants qui se croisaient et montaient à la tête, ou palettes de couleurs de maquillage et de tissus jetés ça et là comme des pétales de fleurs. Il fallait partir rapidement ou aérer la pièce sous peine de tomber malade. La loge n'ayant pas de fenêtre, le problème fut vite résolu : on monterait sur scène, au moins jusqu'à ce que tout se soit dissipé.

Prenant son courage à deux mains, Elijah passa le rideau en premier, la gorge nouée. Victoria suivit, fière, la tête haute. Amore fit son apparition sous les Hourra, mais put percevoir très brièvement un cri singulier. "Catin !" Elle en fit abstraction et salua bas comme l'ordonnait l'étiquette.
Falcon manqua de s'effondrer sur la scène, les pieds pris dans le lourd tissu qui séparait la salle de leurs coulisses.
Conor et Conan prirent un instant de plus pour eux, et lorsqu'ils apparurent enfin, ce fut les doigts croisés en une poignée de main si forte qu'elle leur blanchissait les phalanges.

Comme à toutes leurs représentations, deux fois par semaine, les comédiens virent le public se fondre des chaises à la scène, non sans avoir choisi une poignée de représentants qui monteraient sur l'estrade.
Une fillette grimpa les marches et passa impunément devant les spectateurs déjà présents.
- S'il vous plaît. Je voudrais voir une scène avec ces deux-là. Ils sont drôles.

De sa main, elle désigna Conor et Conan, à demi plongés dans l'obscurité, les mains toujours plus serrées.
- Quel genre de scène ?, lança Falcon en plaçant ses doigts tremblants en porte-voix.
- Ils sont siamois, rappela un homme derrière l'enfant, visage masqué. Nous voulons les voir se séparer en deux êtres distincts.

Conor et Conan tournèrent leur tête l'un vers l'autre, les yeux écarquillés d'horreur.
Ils savaient bien ce que cela signifiait. L'un d'entre eux ne survivrait pas s'ils se séparaient ainsi.
- Ce sont des enfants, gémit Victoria, le visage caché dans la longue manche de Falcon. Ils n'ont que quatorze ans... ayez pitié d'eux.

Un objet fendit l'air, objet qui fut rattrapé au vol par la main toujours gantée d'Elijah.
Un couteau de boucher.

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