III - Afternoon

A peine quelques jours après la finalisation du premier tableau qui illuminait à présent tout l'atelier, Orion Wither brûlait de commencer le deuxième. Mais, patience... il se tiendrait à son premier choix, et, avec un travail ainsi réparti, se dit qu'il ferait durer le plaisir.

Il frémissait d'impatience dès qu'il s'imaginait, pinceau à la main, continuer sa plus belle série, ses futures œuvres qui seraient les pièces les plus grandioses de sa collection.

Dans son atelier, on pouvait voir, sur chaque chevalet, une toile différente ; et chaque chevalet occupait beaucoup d'espace, si bien que chaque centimètre carré des lieux était occupé, et il n'était point tâche aisée de déambuler sans heurter tel ou tel objet.

Orion passait tout son temps sur son tabouret, à admirer l'évolution et le temps écoulé entre chaque peinture, soigneusement signée par ses initiales O,W.

Il retraçait, à travers ses yeux d'artiste, toute sa carrière, de ses débuts timides, quand il peignait dans la rue et restait à l'affût de la moindre lumière qui lui aurait plu, jusqu'à son apogée, lorsqu'il avait une trentaine d'années. Tout le Londres influent s'était concerté pour offrir à ce talent ce qu'il méritait ; il avait ainsi pris possession de locaux, et des admirateurs haut placés couvraient ses taxes pour lui.

Il avait rencontré Anouk à cette même période. C'était une femme sage, discrète, bienveillante, loin de ces demoiselles aisées qui souhaitaient plus que tout être vues au bras du peintre.

Ils s'étaient mariés peu de temps après, perpétuant ainsi la renommée d'Orion ; beaucoup de curieux s'étaient renseignés à ce sujet, essayant tant bien que mal de trouver l'identité de sa femme ; tout Londres n'avait que le nom de Wither aux lèvres, et ces mots enflammés ne se tarissaient que peu d'année en année. Ils avaient donc fini par s'exiler à Bourton, alors que les élans à son égard commençaient enfin à s'essouffler.

Le peintre revint subitement à la réalité lorsqu'une main très douce se posa sur son épaule.

" - Tu devrais songer à sortir de temps en temps de cet atelier, glissa la voix amusée d'Anouk.

- Pourquoi donc ? J'y suis si bien. Je repensais aux deux amours de ma vie.

- Deux ?

- Deux.

Sa femme fit mine d'ouvrir des yeux ronds et reprit :

- Qui sont les heureuses élues ?

- Toi, et la peinture.

Orion leva vers elle un regard très tendre.

- J'ai cru tomber amoureux, quand j'étais jeune. Tu sais à quel point la vision des choses est erronée à cette période-ci. Il était évident qu'elle ne voulait qu'être considérée comme ma compagne ; elle n'avait pas le sou, et pas de nom. Mais j'écartais toute pensée rationnelle par naïveté, parce que j'étais séduit. Elle s'appelait...

Il s'arrêta subitement.

- Elle s'appelait ?, demanda Anouk en penchant timidement la tête sur le côté.

- Je... j'ai oublié.

- Est-ce vraiment important ? S'il s'agit d'une connaissance...

- Tu ne comprends pas, coupa Orion froidement. J'ai vécu presque trois ans avec elle, de l'aube de mes vingt ans au crépuscule de mes vingt-deux ans."

Le silence se fit, brutal, et jeta au-dessus d'eux une atmosphère glacée.

"- Tu dois être fatigué, suggéra Anouk.

- Impossible, réfuta le peintre. Je dors dix heures par nuit, sans compter la sieste de l'après-midi."

À nouveau, le silence. Pesant. Quelque chose était en train de s'opérer, et cela ne plaisait ni à l'un, ni à l'autre. Une atmosphère troublante était apparue entre le couple.

" - Je ferais mieux, pour ma part, d'aller me coucher", dit Anouk, coupant court à ce silence.

Orion ne répondit pas et laissa Anouk partir se coucher, le moral au plus bas.

Il ne ferma pas l'oeil de la nuit, cherchant désespérément le nom de son ancienne compagne...

***

Le mois passa, ponctué de petites curiosités, de temps à autre. La diction du peintre avait légèrement changé, et s'était faite plus lente, parfois entrecoupée de bégaiements discrets. Cette évolution était minime, si bien qu'elle aurait échappé à n'importe qui. Sauf aux sens aiguisés de sa femme, qui veillait et prêtait attention à la moindre bizarrerie de langage.

Et le jour J était là. Orion, empressé qu'il était de poser les toutes premières bases de son nouveau tableau, s'en alla trouver Anouk qui était encore en train de dormir, et la réveilla en sursaut. Il l'emmena vite dans l'atelier, ne lui laissant même pas eu le temps de se préparer ou de sortir un seul mot qu'elle fut tirée entre mille peintures jusque devant la toile de son mari, pinceaux prêts, peinture prête, et l'énergie débordante.

Après quelque minutes, soit le temps de préparation d'Orion, Anouk reprit bien ses esprits et se rappela de ce jour si important pour lui.

Elle regarda le premier portrait d'elle, toujours fascinée par le talent dont Orion avait pu faire preuve, elle s'imagina rapidement la beauté du deuxième portrait qu'elle aurait la chance d'observer.

"- Tout est fin prêt."

Dans la voix du peintre vibraient des trémolos de hâte. D'impatience.

- Tu m'as l'air en forme et de bonne humeur ce matin, releva Anouk.

- C'est tout à fait normal normal, je puis te l'assurer. Va, et reprends donc la même pose que la dernière fois. "

Anouk rit doucement, contente, ravie de ce début de journée et se positionna telle qu'elle l'était sur la première toile. Elle verrait, grâce à la seconde, comme elle avait changé en un mois, et se rendrait compte, à nouveau, d'à quel point le peintre était doué pour relever les petites nouveautés qui avaient pris possession de ses traits.

Après de longues heures de peinture, et un tableau loin d'être achevé, une fatigue se fit ressentir sur la chaise du modèle. Anouk sentit ses paupières lourdes et son corps se laissa aller vers le bas, vers le sol. Un mal de tête l'avait prise d'un coup, elle s'écroula de fatigue et de douleur sur le plancher de l'atelier, vaincue par des tiraillements brûlants tout le long de son crâne.

L'artiste mit du temps à se rendre compte de la disparition de sa femme, lui qui était monté chercher quelques rafraîchissements.

Lorsqu'il la vit, étendue sur le sol, il resta coi, bras ballants, mâchoire serrée, faisant se tendre un petit muscle. Il courut vers elle, inquiet, et l'aida à se relever.

"- Ann."

Il ne s'autorisait que très rarement l'usage de ce surnom, et celui-ci semblait, à l'instant, lui avoir échappé.

Quand, enfin, il parvint à la faire asseoir péniblement sur son tabouret, il lui trouva un teint plus blanc qu'ordinaire, presque diaphane au niveau des pommettes, si bien que l'on pouvait voir une toile de veines bleutées derrière sa peau tendre.

"- Que s'est-il passé ?"

Il n'eut pas de réponse avant quelques instants, puis Anouk lui assura n'avoir vécu qu'un moment de faiblesse.

Orion, lèvres pincées, préoccupé, la somma de rester immobile, et se débarrassa en une seconde des boissons sucrées qu'il avait déposées sur le plateau, choisissant plutôt de rapporter deux tisanes. Ils en auraient bien besoin.

Ils les burent en silence, chacun juché sur un tabouret, séparés par la nouvelle toile encore fraîche qui soustrayait l'un à la vue de l'autre.

Anouk ne vécut plus jamais pareil incident ; aussi, on n'en fit plus mention, et cette journée-là fut rapidement, pour le peintre, tombée dans l'oubli. Volontairement ou pas, telle était la question, puisque lui oubliait de plus en plus fréquemment les idées qui lui venaient en tête. Il avait, en permanence, l'impression d'avoir des pensées et des mots qui lui échappaient, et s'acharner à les retrouver ne servait jamais à grand-chose.

La peinture du portrait, reportée de deux semaines, semblait narguer le peintre, qui, en passant devant sa toile imparfaite, ressentait un profond sentiment de déception et d'inquiétude. Il allait la terminer, et se jura qu'elle serait aussi inoubliable que la première de sa série.

Il ne put tenir sa promesse.

***

Quand le tableau fut achevé, un long frisson parcourut l'échine d'Orion Wither. Il l'avait raté. Il n'aurait pu nier retrouver des traits ressemblant au modèle ; mais ceux-ci étaient noyés par des coups de pinceau plus brouillons, qui semblaient tout autant de détails ajoutés par inadvertance. Le chignon et les boucles qui en retombaient n'étaient que peu fidèles à la coiffure élégante de sa femme, et il avait ajouté à la chair une lueur verdâtre, loin de la lumière des bougies qui éclairaient l'atelier le soir.

L'ensemble semblait tordu, comme étiré de haut en bas, et cela se ressentait sur le visage, qui avait été malencontreusement modifié.

Orion ne put le rattraper, et ce ne fut pas faute d'avoir essayé ; il se donnait corps et âme, nuit et jour, pour donner à la toile le charme de la première. Il n'y parvint jamais, et se dit avec horreur qu'il n'était plus en mesure de peindre un portrait à la hauteur de ses espérances. Il effectua le rapprochement avec ses oublis et sa diction modifiée, mais, ne pouvant se résoudre à admettre quoi que ce fut, écarta le tout. Il ne pouvait pas accepter l'idée qu'il puisse éventuellement être en proie à un mal qui le dépassait, et commençait à ronger ce qui faisait du peintre ce qu'il était ; son talent. La chute ne pouvait pas ainsi venir de son ascension, alors même qu'il avait commencé son projet le plus ambitieux... torturé de pensées et voulant toutes les faire taire, il plaça l'objet de sa honte à côté du premier portrait.

Il voulait se rassurer, mais, lorsqu'il compara les deux œuvres, il en fut incapable ; la seconde était laide par rapport à la première, ou peut-être était-ce dû à un coup de chance lorsqu'il avait entamé sa série. Il n'aurait su le dire, mais le fait, apposé devant ses yeux, piquait sa rétine.

Son art se faisait moins bon, moins précis. Et, alors qu'il se demandait jusqu'où irait son effroyable chute, il se fit, en lui-même, la promesse de continuer son projet jusqu'au bout, pour suivre les évolutions du mal qui l'asservissait de plus en plus.

Anouk quitta son tabouret, geste qu'elle n'avait pas osé faire tandis qu'elle observait un air soucieux se dessiner sur les traits de son mari.

Elle se plaça à côté de lui, et déposa un bras sur son épaule. Bras qu'Orion enleva sèchement, dévorant des yeux l'horreur qui se déroulait devant lui.

Sa femme n'insista pas, et, prenant connaissance de l'effrayant tableau, mit bout à bout les soucis de ces derniers temps.

Et elle, contrairement à lui, ne put faire mine de rien ; aussi, elle ne prêta plus attention à ses propres inquiétudes, et se jura de rester présente pour Orion, jusqu'au bout.

Ils étaient unis, contre une maladie silencieuse qui gangrénait l'esprit du peintre. Ils tentèrent de le faire soigner, et Anouk entreprit toutes les démarches possibles et inimaginables pour trouver un médecin compétent à Bourton.

Elle alla même avec lui jusqu'à Londres, moyennant quelques livres pour payer l'aller-retour par le chemin de fer. Ils revinrent contrits, n'ayant rien trouvé.

Le mécanisme de la déchéance du peintre était enclenché, et plus rien ne pouvait l'arrêter. Seul Dieu pouvait à présent l'épargner.

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