Épilogue
Benjamin, trois ans, courait, émerveillé, parmi tournesols et coquelicots, la tête baignée de lumière, un éclat de rire résonnant au-dessus de lui. Elle était là, elle aussi, cachée dans une herbe plus haute qu'elle, éclair châtain et hirsute, la chevelure emmêlée par les brins et épines qui s'y accrochaient. Épines sur lesquelles Benjamin se piquait, libérant de minuscules points de sang dont il ne se souciait pas.
- Maman ! Je vais t'attraper !
Un son cristallin lui fut rendu alors qu'il tombait de tout son long contre la terre grasse du champ.
- Essaie toujours !
Benjamin, quasiment vingt-et-un ans, avait couru aussi, caché sous son vêtement, avant qu'on ne l'attrape.
Benjamin, trois ans de nouveau, embrassait le front bien pâle de sa mère, qui le lui rendait avec amour.
- Tu es mon bébé. Tu le sais ?
Le petit s'essuya, la moue fort boudeuse :
- Je suis grand !
Elle rit, de nouveau, l'étreignant avec force.
- Pas encore. J'ai si hâte de te voir grandir.
De la pulpe du pouce, elle essuya les perles de sang qui parsemaient ses mains.
Ces mêmes mains qui, un jour, tueraient de sang froid. Par deux fois.
- Benjamin Phœbus Thévenet, né le 19 juin 1855, à l'Hôtel-Dieu. C'est bien vous ?
- Oui. C'est moi.
- Père ! Venez voir !
L'illustre Phœbus senior ne se mêlait jamais aux jeux d'extérieur de sa femme et de son fils, trop plongé dans ses ouvrages à rattraper tout l'enseignement de latin qu'il n'avait jamais réellement suivi. Son enfant, au moins, se les verrait offerts dès son plus jeune âge.
Tu auras tout ce que je n'ai pas eu.
De cette manière, il obtiendrait un métier sérieux, durable. Le père leva une main gantée de blanc, celle qui ne portait pas la canne posée à sa droite, et les salua avec désinvolture.
- Vous êtes accusé d'avoir, respectivement, réduit en cendres l'atelier Thévenet, fait se noyer et s'assommer la personne de Denis André Dequart, et d'avoir poignardé, chez lui, Loup Heinrich Worter. Reconnaissez-vous avoir commis ces crimes ?
- Je le reconnais.
Loup jeta une poignée de pain vers Benjamin : il pouvait se le permettre. À l'usine, c'était une magnifique journée, très productive, et cela s'était ressenti sur les rations distribuées aux ouvriers.
- J'ai hâte de partir, rit le jeune homme en posant délicatement sa nuque sur l'herbe qui l'accueillit, en auréole parfaite.
- Moi aussi. Économisons. Tu es mon meilleur ami, tu sais ? Personne ici ne s'en tirera sans l'autre. Merci d'être là pour moi. On s'est bien trouvés, toi et moi, pas vrai ?
- C'est vrai. Ensemble. On y arrivera, tous les deux, tu verras. Tout le monde parlera de "la superbe ascension de ces deux garçons de rien".
- Superbes eux aussi, pouffa Benjamin en lui décochant un coup de coude.
L'appel de l'usine ne tarderait pas à retentir. Alors, ils se prirent tous deux dans les bras, franchement, sans hésitation.
L'étreinte sous le soleil évoquait à Benjamin un souvenir qu'il n'aurait su, à cette époque, rappeler tout à fait à sa mémoire...
- Vous savez que vous mourrez, pour cela, n'est-ce pas ? D'autant que vous avez fui par deux fois, alors que vous aviez commis soit l'un des meurtres, soit les deux. Vous ne vous échapperez plus.
- J'en suis conscient.
Comme pour tuer son dernier espoir, Benjamin remua ses mains, mis au fer comme un prisonnier. Ses mains de criminel, autrefois si douces, et...
- Si petites ! Regarde, Phœbus. C'est incroyable. Il a de vraies mains de petite fille bien née, laiteuses, sans aucun défaut.
Le père coula un œil lassé sur sa progéniture.
Ce ne sont pas ces pitreries qui le feront grandir.
Lorsque Eona se fut écartée, traînant dans son sillage un parfum de fleurs des prés et de mûres fraîches, il pencha la tête vers celle de son fils et lui glissa à l'oreille :
- Tafiole.
L'autre Eona, la mécanique, manquait à Benjamin. Après Loup, ç'avait été elle, son amie. Leurs discussions ? Passionnantes. Le temps ? Perdu, et sans regrets.
- Avez-vous des regrets ?
- Aucun.
Sa gorge, serrée, laissait pourtant voir une pomme d'Adam tressaillir, monter et redescendre, et ses veines se gonfler sous la peur. Un cliquetis reconnaissable entre mille fit vibrer son tympan, suivi d'un deuxième, plus étouffé.
Benjamin, quatre ans, étouffait, le dos endolori par les machines qui le compressaient, coincé dans l'atelier de son père.
- Laissez-moi sortir, je vous en supplie... je ne recommencerai pas... ouvrez. S'il vous plaît.
La main calleuse de son père, qui refermait tout doucement la porte sur lui pour faire progressivement disparaître la lumière, était écarlate, et embaumait la mûre.
Benjamin lutta contre ce qui l'entravait, sachant pertinemment qu'il était trop tard. Il retint sa respiration, attendant le coup que tirerait le pistolet de cette femme.
Et, cruelle ironie du sort, celle qui se chargerait de lui ôter la vie n'était pas même humaine.
La balle partit, avec une violence inouïe, giflant le visage du jeune homme, se logeant à l'arrière de sa tête, qu'elle venait de briser.
Le sang coulait à flots autour du corps, et elle se baissa pour en recueillir une goutte, fidèle éternellement à son créateur, - à sa manière.-
Elle.
Eona.
FIN
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Tout s'arrête ici pour ces personnages et cette nouvelle - beaucoup trop longue pour être une nouvelle. À ce stade, on peut parler de moitié de roman de taille moyenne. Merci de m'avoir lu jusqu'ici.
PS- Promis, un jour, je prendrai un cours de Fins Heureuses.
Cel.
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