Chapitre 5
Benjamin ne sortait plus que pour sentir l'air faire rosir ses joues toutes les quatre heures environ, se délassant en pensée sur son petit balcon décrépi.
Deux semaines s'étaient écoulées, et, avec elles, la majorité de l'énergie du jeune homme, pas pour autant décidé à renoncer. Un peu moins du même temps lui restait : à lui de l'utiliser intelligemment.
Dans son minuscule studio, il agençait ses pièces avec une minutie déconcertante, prodigieuse ; le placement de chaque mécanisme, millimétré, était surveillé et la pièce, nettoyée et lissée au possible.
Il avait achevé le buste de son androïde, buste dans lequel il avait glissé un cœur mécanique garni d'une pompe qui envoyait de l'huile aux fils de métal qui s'en échappaient, comme disposés en arborescence autour de l'organe principal. Par pulsations régulières, la substance se répandait à travers ses conduits, suivant le faible bruit émis par la pompe qui se dégonflait et regonflait indéfiniment.
Benjamin referma une coque épaisse sur le tout, pour soustraire à sa vue l'intérieur déjà terminé et se remettre à graver les parties du robot qui seraient exposées à tous.
Sous son matelas reposaient encore d'autres morceaux de métal, certains volés, tous les autres ramassés ça et là dans une décharge publique ou au coin des rues, dans des amas de rouille et d'eau stagnante. Parmi eux, davantage de détails pour la tête, qui n'était pour le moment qu'un disque très fin indiquant la taille adaptée.
Sur la table, deux clous torsadés à la moindre résistance serviraient de cordes vocales, et il jurait s'occuper du cerveau et du bas du corps plus tard.
Pris d'une migraine, il écarta le tout d'un mouvement du coude. Il ressentait le besoin de sortir cette nuit-là : non pas vers le Jardin qui remuait un sentiment désagréable en lui, non pas vers l'usine où son ancien camarade travaillait encore, mais vers la boutique Thévenet, où il avait passé toute son enfance et été aussi rabaissé qu'humilié.
Peut-être cette visite lui serait-elle salvatrice et apaiserait ses tourments, bien amplifiés depuis la mort de son père, enterré quelque part en province selon le journal, trop loin pour le maigre portefeuille de Benjamin.
Au moins, la Cordonnerie, elle, n'avait pas été déplacée. Il entrerait, il se le promettait, et, avant de quitter son studio, prit le soin d'emporter une bougie. Il passa le pas de la porte avec une hâte inexplicable, virevoltant dans les couloirs puis dans les rues vides qui le mèneraient vers ce qu'il n'avait jamais appelé sa maison.
***
Debout, le cœur battant à se rompre, il se tenait là, devant la porte d'entrée qui serait simple à forcer s'il se décidait seulement à y mettre un grand coup.
Les souvenirs l'avaient assailli, le paralysant tout à fait. Ses yeux bruns, éblouis par la lueur de la petite flamme, ne savaient plus que regarder dans le vide. Dans le silence étouffant tout autour de lui, il se revoyait enfant, jeté dans l'atelier pour le punir de son manque d'assiduité.
Regardez, Père. Si vous étiez là, vous sauriez ce que je vaux.
La grande main calleuse lui revint, ainsi que la canne noire, le manteau rouge sang, comme les cloques qu'il avait amassées en se tuant au travail. Il visualisait la chevelure blonde de Phœbus Thévenet, bien loin de sa crinière châtain à lui, et la façon qu'il avait de le toiser avec mépris et déception.
Si vous n'étiez pas mort, vous auriez compris vous être toujours trompé à mon sujet.
Seul. Seul loin de sa condition rassurante d'inventeur, il était désormais forcé de se questionner plus profondément à son sujet, sans la possibilité de se cacher derrière un statut qui ne le résumait pas.
Je vous déteste, car vous ne m'avez pas laissé le temps de vous montrer qui j'étais.
C'était bien la haine qui s'était emparée de lui. Alors, bouillonnant, avec une pensée pour ses trois ans de perdus et son honneur piétiné, il envoya vigoureusement son genou cogner la porte, qui céda dans un nuage de poussière.
Bien.
Il entra en se courbant pour passer l'embrasure sans encombres, à la lumière de sa bougie qui lui révélait les pièces de son enfance, l'une après l'autre. Il n'était pas revenu sur les lieux depuis ses dix-sept ans, et se trouvait désormais au crépuscule de ses vingt ans : aussi, il mit un moment à se remémorer les chemins à emprunter.
Il passa en coup de vent dans la boutique et la réserve de paires et de produits dans lesquelles il n'avait eu le droit de pénétrer et qui ne signifiaient rien pour lui. Il évita consciencieusement la chambre conjugale d'où il sentait s'échapper l'odeur de l'eau de toilette du récent défunt.
Il eût moins de mal à trouver la salle d'étude, dont il fixa l'intérieur sans faire un pas de plus.
Tout y était, comme dans ses souvenirs : le plafond brun en alcôve, la table, les chaises, le blason familial et la mappemonde qui trônait sur la bibliothèque, comme si le temps s'était figé. Il trouva finalement la force d'avancer, et s'empara d'un gros livre de cuir à la tranche fendue qu'il reconnut en une fraction de seconde. Le manuel de latin. Il le cala sous son bras, en direction de la dernière pièce qu'il voulait revoir : l'atelier, qui avait nourri nombre de ses pires cauchemars.
Pour cela, il devrait revoir tous les tableaux qui paraissaient le toiser lorsqu'il était puni, le surplombant fièrement, intouchables.
Intouchables ? Pas sûr.
Benjamin, face au couloir, ouvrit les bras comme pour accueillir le vent, et s'élança, délogeant des cadres avec ses mains, dont le contenu s'écrasa sur le sol dans un grand fracas de verre qu'on brisait. Il se sentait tout puissant, rivalisant avec les objets qui l'avaient tant fait souffrir, et gagnant si aisément le combat. Il se retourna, essuyant son visage mal rasé d'un mouvement rageur : il jeta un regard de mépris aux portraits familiaux dont il n'avait que faire, et, le livre de latin toujours sous le bras, fit céder la porte de l'atelier.
Dedans, des chutes de cuir, des brosses, deux machines à coudre et des réserves de cire étaient entassées dans un bazar innommable enseveli sous des toiles d'araignée. La pièce semblait avoir été délaissée longtemps avant la mort récente de Phœbus Thévenet, aussi, il mit cela sur le compte d'un éventuel déménagement dans une demeure secondaire qu'il devait ne pas connaître. Ou peut-être son père s'était-il trouvé trop affaibli de par son âge, incapable d'exercer encore. Cette perspective, loin de l'accabler, lui fit hausser un sourcil, tout désintéressé qu'il était.
Il mit un pied incertain sur le sol, craintif comme s'il pouvait être blessé par celui-ci. Le sang battait furieusement son cou et ses tempes, et il fit mine de reculer. Non. Pas maintenant.
Ses yeux se posèrent sur un coin de la pièce, bien loin de la porte, qui l'avait tant vu pleurer et se recroqueviller dans le noir, plus de dix ans auparavant.
"Une décennie change un homme."
Les isolements étaient toujours longs, démesurés par rapport aux fautes commises.
Ce qu'il préparait serait de la même envergure.
La bougie dans une main, le livre de latin dans l'autre, il rapprocha doucement les deux objets jusqu'à voir la tranche de cuir noircir et le papier s'enflammer dans un crépitement menaçant. Benjamin attendit quelques secondes, le temps d'être sûr que les flammes tiendraient, puis jeta avec force l'objet dans l'atelier.
La chaleur ne tarda pas à prendre le jeune homme à la gorge, faisant couler son visage et gratter son cou, non sans lui rappeler l'usine et le grand four dont il était le responsable.
Il ne prit pas la peine de rabattre la porte dans son embrasure, mais quitta simplement le couloir à grandes enjambées.
Il n'eut pas de peine à retrouver la sortie puis le chemin de la ville, laissant derrière lui la maison incendiée sous le regard de quelques parisiens horrifiés, réveillés par les flammes.
Se cachant dans les coins d'ombre, il rejoignit son studio sans un regard derrière lui, son corps empreint d'une odeur âcre, trace du méfait qu'il ne regrettait pas.
***
De retour dans son logement, Benjamin s'écroula sur son matelas, non sans le faire cracher un nuage de poussière.
Du coin de l'œil, il contemplait sa tenue de soirée ; dès la finalisation de son robot, il parlerait aux organisateurs du concours d'inventions avant la date de rendu, et espérait être célébré avant sa victoire. Après tout, elle était révolutionnaire. Son androïde, sa création, qui serait bientôt dotée d'un esprit qui répondrait à différents stimuli, s'il daignait se tirer du lit. Mais il était exténué, et manquait de motivation quand bien même il savait son idée formidable - comme ce qu'il avait entrepris jusqu'alors.
Moyennant un grand effort, il s'étira, bâilla, et se décida à se remettre au travail. L'incendie, tout comme ce qu'il ressentait envers son père, tout devait appartenir au passé. La clef serait sans doute de ne plus se soucier de rien, sinon de sa réussite. Quant à la promesse faite à Loup ? Il l'écartait, du moins, pour le moment. Si quelque chose le freinait, il ne craignait rien de plus que son impact sur son art. Car Benjamin se sentait à la fois artiste et scientifique, libre et sérieux, innovant et respectueux de nombre de principes physiques.
Par exemple, cette pièce ronde qui conduirait à l'articulation de l'épaule ferait bien d'être soutenue en bas par un morceau plus lourd servant de cale, même si celle-ci serait invisible. Il rouvrit la coque du buste avec une aiguille qu'il tourna vivement, et l'y coinça.
Il jubilait presque, d'une hâte contenue qui faisait quelque peu trembler sa main. Il passait désormais à la tête. Les jambes, elles, reposaient sur le sol, attendant sagement d'être reliées au reste du corps. Pince entre les doigts, il plongea le nez dans le métal et l'huile, en transe pour quelques heures.
Dehors, Paris s'éveillait : les volets écaillés s'ouvraient en laissant tomber quelques imperfections de peinture sèche à même les dalles de la rue, tandis que quelques femmes tendaient le bras pour récupérer le linge blanc qui séchait sur leur balcon. Quelques gendarmes arpentaient la rue, se dirigeant tout droit vers la boutique Thévenet dont il ne restait rien.
Benjamin, indifférent à ce spectacle, jetait parfois un regard ennuyé vers l'extérieur, le visage noirci - comme à l'usine. Finalement, l'effet de dépaysement auquel il pensait faire face était moindre.
Il taillait la bouche constituée de cire chaude avec une petite lame, ourlant ses plis. Avec amusement, il constata que les traits qu'il offrait à sa création ressemblaient à ceux qu'il envisageait en s'imaginant une femme magnifique. Le nez fin se retroussait à son extrémité, et la place dédiée aux futurs yeux laissait deviner une forme en amande. Elle serait fort à son goût - Eona. Il lui fallait bien présenter un travail dont il serait fier, parbleu, et il comptait sur le fait d'être admiré pour cela.
Ses mains jouaient avec les pièces, expertes, tandis qu'il constatait avec délice qu'au rythme auquel il progressait, il avait toutes les chances de finir d'ici les deux prochaines semaines. Un mois serait alors passé depuis son départ de l'usine. Pour la première fois en vingt ans, il se sentait vivre. Et au diable tout le reste.
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Je l'avais dit, ça y est, c'est parti en cojones ! Je file rédiger la suite !
Cel.
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