Chapitre 4
— Voilà votre logement, pour un peu plus d'un mois, comme prévu, cracha la matrone fardée avec un fort accent italien en lui jetant une clef sur laquelle Benjamin se précipita.
D'ici, il aurait la vue sur l'allée des statues, qu'il aimait tant, ce qui lui convenait. Autrement, l'espace à sa disposition était fort modeste, aussi, il avait tout intérêt à l'organiser rapidement.
L'imposante femme alluma un épais cigare entre ses doigts et disparut dans un nuage de fumée.
Benjamin, qui n'avait plus eu d'espace personnel après avoir été chassé de son foyer à ses dix-sept ans, redécouvrit immédiatement le plaisir de posséder son propre logis. Le lit était bien maigre, la peinture écaillée, l'air pollué, mais c'était chez lui ; alors il se sentait prêt à donner de lui-même pour apprécier chaque imperfection. Il glissa ses doigts sur le matelas cabossé, bien décidé à le pousser afin de libérer un maximum de place.
Dans la poche de la chemise sale d'ouvrier qu'il s'empressa d'ôter, il tira son brouillon d'enfant, qui l'avait fait copieusement gronder par son précepteur et enfermer après : le papier du livre de latin, bien qu'effrité, permettait encore de voir le croquis d'un automate aux traits féminins et ornés de rouages. Il aplatit celui-ci d'un geste de la main, et déposa sur le sol poussiéreux les deux tenues qu'il s'était procurées : l'une, afin de ressembler à un parisien de bonne famille, l'autre, destinée à être portée durant le processus de fabrication.
La première comportait une chemise à jabot jaunâtre, une redingote brune, un pantalon droit et un nœud papillon rouge, souvenir de sa rencontre qui l'avait tant marqué. La seconde consistait en un grand tablier de cuir garni de multiples poches pour ranger ses outils, pour la plupart dérobés en partant de l'usine où il avait tant souffert, cachés dans ses manches et entassés derrière le bâtiment, maigre revanche de sa part pour trois ans de labeur.
Il n'avait plus un rond, entre l'inscription, son logement et son passage dans de luxueuses boutiques. Il s'en contentait : après sa victoire, il serait plein aux as, et se voyait déjà jouer à de nombreux jeux d'argent pour amasser encore plus, et en offrir une part à Loup, qu'il assumait avoir honteusement lâché alors que les deux jeunes hommes s'étaient, pendant plusieurs années, beaucoup appréciés.
Ce merveilleux avenir ne lui coûterait que quelques nuits de sommeil, après quoi, il serait fêté partout dans Paris et ses alentours.
Benjamin, un grand sourire aux lèvres, empoigna, confiant, une clef à molette et un morceau de ferraille, puis se mit au travail.
Dans la pénombre dansante des flammes mourantes d'une bougie, le jeune homme arrangeait ses pièces pour créer une surface plane, centre de son androïde. Non sans un sourire, il serra quelques boulons auxquels il appliqua la charge d'un renflement de métal. Lui qui avait haï ruisseler de sueur à l'usine y voyait cette fois-ci la preuve de ses efforts payants, et, bien décidé à continuer malgré ses yeux brûlants, planta devant ses yeux une unique lunette de verre, par laquelle il put mirer les petits défauts de chaque pièce.
Le jour avait décliné plus que de raison quand il s'assit, à bout de forces, comme enseveli sous le tablier de cuir qui semblait lourd de deux fois son poids.
Si le temps était compté, il l'avait encore en quantité suffisante pour s'accorder quelques minutes de répit. Il reprit le journal qu'il avait délaissé, et, peinant à lire les plus petites lignes, revint à son morceau de verre qu'il plaça devant son œil grand ouvert.
Quelqu'un avait représenté par d'élégantes gravures d'imposants restaurants aux alentours, entourant un plus petit encadré.
"La boutique Thévenet ferme", crachait le papier à l'encre baveuse.
Son cœur manqua un battement : la possibilité qu'il aurait pu en hériter un jour lui revint en plein visage, le laissant pantelant. Peut-être lui aurait-il pu empêcher cette fin.
Les mains moites, il plia le journal pour faciliter sa lecture. Quelque chose le prit à la gorge, aussi facilement que le ton de son géniteur une poignée d'années plus tôt. Non. C'était impossible.
"La mort de son propriétaire en a précipité la ruine".
Phœbus Thévenet était décédé, à la tête d'une enseigne réalisant de moins en moins de bénéfices, dépassée par d'autres, plus luxueuses. Un destin honteux. Et lui, qui était persuadé de ne jamais rien ressentir pour son père, eût comme l'effet d'une main qui lui agrippait la gorge. Dégoûté aurait été le bon mot, le seul qui convenait. Il jeta le journal sous son maigre matelas pour le soustraire à sa vue, complètement déboussolé.
- À qui vais-je pouvoir prouver que je suis réellement quelqu'un ?
À Dorine, chassée après son départ à lui, forcé ? À sa mère, que son père venait de rejoindre ? À Loup, son ami laissé à l'usine et qu'il s'était promis un peu trop à la hâte de revenir chercher, trop obnubilé qu'il était par son projet ?
Prenant conscience de son immense solitude, un souvenir l'enveloppa avec douceur : celui de Gustave Eiffel, qui avait vu en lui quelqu'un de prometteur.
Il en chassa la vision, un poids trop lourd sur la poitrine. C'était un homme qu'il ne reverrait probablement jamais, tandis qu'il avait prévu de narguer son père au sujet de son incroyable réussite.
Quant à se rendre fier lui-même ? Il l'était, Ô combien conscient de ses nombreuses capacités. Il ne voulait qu'une autre validation, une deuxième, pour se rassurer.
- Je suis quelqu'un, se martela-t-il en boucle en reprenant ses outils dérobés.
"Je suis quelqu'un", en arrangeant une coupole de bronze sur le devant d'un cube argenté.
"Je suis quelqu'un", en s'éloignant pour observer le fruit de son travail du jour et d'une bonne partie de la nuit, et "je suis quelqu'un" en essuyant vigoureusement la sueur sur son torse et sous ses bras.
L'appel du matelas ne tarda pas à se faire entendre, aussi, il ôta sa seconde peau garnie d'ustensiles, et plongea sur sa couche miteuse, espérant un meilleur lendemain.
"Je ne suis pas triste" fut sa dernière pensée en se remémorant le deuil dont il n'avait que faire, trop obsédé par son désir de rendre un autre fier.
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Voilà un nouveau chapitre, ça faisait longtemps (: à bientôt !
Cel.
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