Chapitre 1
— Plus vite, imbécile. L'affinage de cette fonte ne se fera pas seul.
Dans l'usine, c'était un dépotoir d'hommes grouillants, rouges et couverts de sueur, et de pièces rouillées que l'on se lançait de main en main. Le travail à la chaîne avait commencé aux premières lueurs du matin, et, conçu sur des échelons humains répartis à des endroits stratégiques, s'effectuait en cadence, sur les “une, deux, une, deux” réguliers du directeur des opérations. Le bruit du métal claquant contre les doigts emplissait l'espace sonore, et, mêlée aux effluves des hommes et à l'eau croupie, on sentait l'odeur âcre du charbon à plein nez.
— Au fourneau, Thévenet !
Le jeune homme leva les yeux de son ouvrage, les mains parsemées de cloques dûes au contact avec le convertisseur à oxygène. Il quitta vivement son poste, son directeur ayant une fâcheuse tendance à s'acharner verbalement sur lui lorsqu'il était mécontent.
— Abaissez encore la teneur en phosphore.
Un grognement étouffé répondit à cet ordre, quand Benjamin parvint enfin à extraire l'acier en fusion du four.
Ses bras maigres en fermèrent péniblement la porte, et il héla un camarade pour le reléguer à son poste. L'autre homme l'invita à prendre part à la coulée en lingots à sa place, et essora vigoureusement les haillons qui lui servaient de chemise. Du tissu coulèrent des dizaines de gouttes de sueur au rythme des directives criées un peu partout : Benjamin se plaqua un poing devant la bouche alors que la bile lui brûlait la gorge.
— Une permission de cinq minutes, plaida-t-il, les mains jointes devant son supérieur.
Il obtint un soupir, et se hâta de sortir de l'usine pour respirer l'air frais, son maigre habit ôté pour ressentir directement le vent sur sa peau.
Dehors, deux garçons aux joues creusées par la misère et au teint gris coulaient les prémices d'un chemin de fer. Ils avaient l'air de squelettes humains, à se mouvoir en miroir dans une lenteur absolue, sous un ciel aussi morne qu'eux.
Coupable malgré lui de jouir d'un peu de liberté, il se laissa tomber sur les graviers, contemplant l'entrée de l'usine dont s'échappaient des nuages de fumée. Il devrait y retourner, et cette idée lui nouait la gorge : ces cinq minutes s'écouleraient bien vite.
— Je dois partir, murmura-t-il pour lui-même en faisant tinter toutes les pièces dissimulées dans les points de couture de son haut.
Benjamin Thévenet ferma les yeux un court instant, aspirant à plus, à mieux. Ses rêves d'enfant ne s'étaient jamais taris, et s'il aimait la mécanique, il ne voulait pas se tuer lentement à respirer des vapeurs dont la toxicité n'était plus à prouver. Quand il les rouvrit peu après, sa permission était terminée et il repassa avec un grand frisson les portes brûlantes de l'usine.
***
Une demi-douzaine de blessures aux mains plus tard, le repas fut servi aux ouvriers, et par ce mot si précieux, on entendait un morceau de pain et un verre d'eau qu'on paraissait avoir tirée des bacs de rinçage.
— Toujours très appréciable, plaisanta l'ami de Benjamin, Loup, en divisant sa part en miettes pour se donner l'impression de posséder plus de nourriture.
Tout le monde s'était réuni autour des premiers rails, et rares étaient les hommes à avoir su conserver plus d'une minute la totalité de leur ration.
Quelqu'un tira sur la chemise de Benjamin, lavée à l'eau croupie, et lorsqu'il tourna la tête, il vit l'un des deux garçons à la maigreur affolante qui œuvraient plus tôt sur le chemin de fer.
Une petite main lui fut tendue, et il donna de bon cœur une partie de son pain, devant un Loup stupéfait.
— C'est tout ce que tu avais pour la journée, lui fit-il remarquer.
— J'en ai conscience.
Avec un regard pour tout le groupe, ils quittèrent le lieu de rassemblement pour s'asseoir à l'opposé de la future voie ferrée.
— Je n'en peux plus, confessa Benjamin très faiblement, en se grattant les cheveux à cause des poux. Sous ses ongles, des points noirs étaient visibles, et il s'en détourna avec dégoût.
Face à lui, Loup souriait, quelque peu moqueur, en frottant également sa tête blonde.
— Ce n'est pas non plus ce que j'imaginais en voyant “Paris”. C'est étrange pour toi, tout ça, pas vrai ?
— En quoi ?, demanda-t-il, intrigué.
— Tu es un fils de riches, rappela son ami, amer. Quelle déconvenue, pas vrai ?
Benjamin attendit un moment avant de répondre.
— J'ai été mis à la porte par mon père qui estimait que j'étais un bon à rien, ce n'est pas plus agréable que de s'être toujours battu pour la moindre pièce.
Loup lui renvoya un rictus un peu tordu.
— Sombre époque que le bois de Boulogne. Je vendais mon honneur pour ne recevoir que très peu en échange. Même pas ça.
Il se passa un ongle entre les incisives pour illustrer ce vide, et en extirpa une miette qu'il s'empressa d'avaler.
— En tout cas, tu es tombé de plus haut, reprit-il.
Benjamin s'allongea sur ses bras croisés derrière sa tête, imité de suite par son ami.
Au-dessus d'eux, le ciel gris avait tourné au noir, sombre comme la suie et l'huile qui leur couvraient le visage. Il s'éclaircit un peu la gorge et soupira dans un petit claquement de langue.
— On s'en sortira, Loup. Je te le promets.
Intrigué, l'autre fronça les sourcils, quémandant des explications.
— J'ai une idée fantastique. Je dois juste attendre un peu, mais lorsque j'aurai la somme nécessaire, je quitterai cet endroit. Je t'emmènerai avec moi, et nous vivrons en dandys parisiens.
Il eût droit en retour à un ricanement désabusé.
— Nous verrons.
Derrière eux, les autres hommes avaient quitté les premiers rails pour pénétrer à nouveau à l'intérieur du bâtiment, monstre de ferraille qui les avait tous engloutis.
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La suite bientôt, je devais continuer à prendre de l'avance sur les chapitres mais il me tardait de poster :')
À très vite !
Cel.
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