- 𝑢𝑖𝑠𝑖𝑚










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Le parfum de Tisiphone

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« La senteur de l'hellébore le plongeait dans cette profonde et effroyable abîme dans laquelle s'effritaient ses pensées rationnelles pour ne laisser qu'une simple litanie entêtante : le doute. »

의심

« Comme un parfum entêtant qui ne cessait de revenir. Peut-être se trouvait-il aux confins de la folie »

의심*

Doute*

Doute

Doute

Car c'est lui qui t'as poussé à un tel acte









« Hellébore noire ;
mettez fin à mes tourments »






의심


Durant les premiers siècles de notre ère, alors que la période des Trois Royaumes se languissait sur la péninsule coréenne et la Mandchourie, le royaume de Koguryo dominait par son invincible étendue. Le Ve siècle vit finalement son apogée, son âge d'or, s'affirmer sous le règne de Kwanggaet'o Wang, dit le Grand. On l'affublait de qualités admirables de commandement et du titre de « grand élargisseur du domaine » auquel il resta fidèle tout au long de son règne, de par ses nombreuses guerres ayant mené jusqu'à l'expansion considérable du royaume. Il conquit les Etats du sud de la Chine et se défendit contre la perfidie prêtée aux deux autres royaumes, Baekje et Silla. Cette période de gloire alla jusqu'à lui inspirer un nom pour la qualifier.

Yongnak, ou la réjouissance éternelle. Et pourtant, Taehyung y connut son heure la plus cruelle.

C'était à l'an 413.

의심

« Le roi est mort ! »

C'était ce qui se criait dans tout le royaume, par delà les forêts et les toits de tuiles, à travers le ciel d'aurore ou les rougeurs du crépuscule. On croyait voir les rivières s'arrêter un instant de couler pour pleurer la disparition du souverain, le vent retenir son souffle pour ne point perturber le chant des malheureux ou le ciel se couvrir de sombres nuages pour tenter de s'accorder aux tristes jours à venir. Le siècle de Kwanggaet'o Wang fut le plus beau de tous et aujourd'hui il s'achevait.

« Le roi est mort ! »

Mon père est mort.

Une simple tournure de phrase pouvait rendre l'affaire plus tragique encore. Changsu avait l'impression que chaque seconde s'était armée d'un poignard, qu'elles venaient une à une planter dans son cœur, toujours plus profondément, toujours plus douloureusement. Une rivière de sang et de larmes s'épanchait au creux de son corps, au milieu des lambeaux de chair que la peine s'efforçait d'arracher. Mais aucun pleurs ne venait jamais souiller son visage. Il était roi depuis le dernier soupir de son père. Un roi ne pleure pas, il affronte. Il laissera au peuple le soin de hurler sa tristesse aux quatre vents.

Dans son esprit, tournait encore les sordides images de l'instant fatidique, où le corps du souverain s'était affaissé. Une simple seconde, durant laquelle sa poitrine était devenue creuse à tout jamais, dépourvue de souffle. Il n'avait régné que vingt-deux ans mais Changsu ressentait ces brèves années comme une éternité. Ses ongles se plantèrent dans sa paume. A lui de continuer l'œuvre de Kwanggaet'o Wang, d'honorer sa mémoire et de rappeler ses exploits.

- La cérémonie va débuter.

Changsu releva la tête, les traits figés. Sa respiration lui paraissait lointaine, artificielle, comme si elle pouvait s'arrêter aussitôt qu'il n'en aurait plus conscience. Ses habits le grattaient un peu, mais peut-être n'était-ce que son imagination qui peinait à le penser vêtu ainsi. Comme un roi. Il souffla.

- Je le sais, je prenais quelques secondes pour respirer.

Il croisa les deux billes sombres, de la profondeur de la nuit sans pour autant arborer son bleu intense. Au moins ne régnerait-il pas seul.

Le roi Changsu quitta la fenêtre du regard et devint roi à dix-neuf ans, le cœur lourd mais l'âme brûlante d'ambition.

의심

Taehyung garda la bouche close durant tout le couronnement. Il ne bougea que lorsqu'on lui ordonna de saluer son nouveau souverain. Son corps persista à conserver l'immobilité des statues. Mais avant même cette brève révérence, son regard obscur s'activait déjà à sonder la salle immense, entrecoupée de ses colonnes de pierres et sa charpente en bois, où s'amassait une foule sans précédent. Tous frémissaient de l'impatience de connaître leur nouveau souverain. Les plus proches du trône pensaient sans doute au-delà. Ensemble digne et silencieux de dos fiers et droits et de rides de sagesse apparente, ils scrutaient chaque geste du jeune roi avec appétit. Leurs frémissements ne provenaient que de l'envie de percer à jour ce nouveau commandant, de découvrir ses faiblesses et comment les exploiter. Les hauts-fonctionnaires.

Taehyung leur trouvait un comportement abject et son esprit associait sans cesse leurs orbes venimeux à ceux des vautours ramassant les cadavres sur leur passage. Ils préféraient les butins faciles, les proies désarticulées. Et il serait parmi eux. Pour aider Changsu à tenir.

Le bref aperçu qu'il avait pu avoir de lui alors qu'il venait le chercher pour son couronnement résonnait encore entre ses os. Un regard vide, privé de la rare affection de tout père, des cernes symboles de cauchemars, une peau blafarde. Et le voilà qui se tenait devant son peuple, le sourire teinté d'assurance, endossant à merveille le costume royal qu'il n'avait connu que sur les épaules de son père. Mais dans cette sphère, ils portaient tous un masque.

Le jeune homme fixa son attention sur les nobles de nouveau. Certains échangeaient quelques regards brefs, que son œil entraîné parvenait à capter. Aucun cependant, n'osait briser le silence immortel, qui pesait alors sur la salle. Le nouveau souverain allait recevoir sa couronne, des mains de sa famille amputée. Il faudrait ensuite que son peuple l'accepte, qu'il s'incline avec déférence devant lui, par caste. On reconnaissait chacune d'elles à sa place dans la salle et ses habits, strictement encadrés pour correspondre au système sociétale. Tout un monde dont Taehyung était presque au sommet.

Aucune ambition ne venait cependant l'étouffer. Il connaissait sa place plus qu'importante et cherchait à la conserver, mais son amitié avec le souverain ne provenait d'aucun désir de pouvoir. Simplement d'une mare.

La délicate pièce d'or et de joyaux effleura les cheveux noirs de Changsu, tirés jusqu'à en arracher la peau dans un petit chignon stricte. Elle paraissait lourde à porter. Sa tête n'eut pas un tremblement mais ses épaules se tendirent, comme soumise à une pression intense qu'on venait de lui apposer. Lentement, il se retourna. Le cercle qui constituait la base de la coiffe enserrait ses tempes tandis que d'immenses pointes s'élevaient vers le ciel, dépassant le sommet de son crâne.

- Peuple de Koguryo ! clama-t-il.

Taehyung avala doucement sa salive, observant les traits de son ami depuis sa place, relativement proche de lui de par le poste qu'il lui avait finalement attribué. Il était peut-être le seul à percevoir l'infime tressaillement de sa joue gauche, marquée d'une minuscule cicatrice.

- Acceptes-tu ton roi ?

L'instant fatidique, qui définirait les précieuses années à venir et la vie même du porteur de la couronne. Il y eut une respiration collective dans la salle. Taehyung transperça du regard le dos courbé par l'âge du haut-fonctionnaire juste en face de lui. Il ne devait pas amorcer de mouvement tant que, devant lui, l'immobilité serait de mise. Avec lenteur, les premiers rangs s'abaissèrent, offrant leur nuque à Changsu Wang dans un signe de vulnérabilité. Par vague, peu à peu, toute l'assistance fit de même. Bientôt, le roi resta le seul debout.

Le peuple avait scellé son destin.

Lorsque les conversations reprirent, Taehyung s'évertuait à surprendre les plus importantes. Il ne participa cependant à aucune d'entre elles.

의심

Kwanggaet'o Wang surveillait les nobles réunis de son regard du même acier que sa lame victorieuse. Sous son imposant portrait, son fils se tenait avec la posture droite de son digne héritier. Il avait délaissé son imposante coiffe d'or pour une autre moins brillante, mais plus guerrière, inspirant tout autant de respect. Et les traits durs de son visage rappelaient à chacun qu'il n'était plus le petit garçon qu'ils avaient pu surprendre en train d'écouter le conseil. Il était un homme et son jeune âge n'enlevait rien à son statut de dirigeant.

Taehyung avait été placé à sa droite. Sans doute dans les prochains mois, se verrait-il progressivement éloigné pour laisser place à des hauts-fonctionnaires plus importants et plus âgés. Mais aujourd'hui, Changsu cherchait avant tout un soutien près de lui, entouré de ces vipères qu'il savait prêtes à cracher.

« Je te fais confiance » avait-il confié à son proche ami. « Débusque les paroles derrière les silences et les rébellions derrière les marques de grâce. » Alors depuis le début de cette réunion, Taehyung écoutait chaque parole et chaque bouche close en espérant comprendre ce qui se jouait dans l'esprit masqué derrière. Il était plutôt doué pour cela. Une vipère silencieuse qui avait grandi entourée du venin de ses semblables. Chaque mot en cachait un second.

- Le royaume de Baekje continue de se placer en menace ! clamait justement un petit homme ventripotent, aux joues rougies sous la conviction qu'il plaçait dans ses paroles. Nous ne devons pas l'oublier sous le prétexte d'une victoire !

- Il est cependant loin d'être une priorité, l'interrompit un autre, plus froidement. Nous devons continuer l'expansion du royaume si richement entamée. Il y a encore des dizaines de forteresses aux frontières que notre royaume ne domine pas.

- Et n'oublions pas, renchérit un suivant. Que nous n'avons repoussé l'envahisseur que par la grâce de notre alliance avec le royaume de Silla. Serons-nous capables d'assurer nos charges lorsque celui-ci viendra à nous trahir ?

- Nous sommes alliés !

- Vous n'accordez donc aucune valeur à la parole de leur souverain ?!

- Doit-on vous rappeler les siècles de rivalité qui ont précédé cette prétendue entente ?

- Silence, assena Changsu en abaissant sa main vers la table.

Il fallut quelques secondes avant que les conversations ne s'arrêtent complètement et que dans la salle, seul le silence demeure. Taehyung vit les yeux du haut-fonctionnaire ventripotent lancer des éclairs à celui qui avait osé l'interrompre. Quelques regards s'échangèrent, hautains et vaguement méprisants. Un frisson d'angoisse agrippa le cœur du jeune homme lorsqu'il songea que la plupart des hommes dans cette pièce n'accordait que peu de crédit à leur nouveau roi. C'était à celui qui crierait le plus fort, argumenterait le plus vite. Il voyait déjà les pions se placer, pour espérer devenir le véritable souverain, celui qui vivrait dans l'ombre.

- Vous me donnez mal à la tête, finit par lâcher l'homme aux cheveux noirs, les tempes tirées par son chignon stricte.

Taehyung se pinça les lèvres, gagné par le sentiment qu'il n'aurait pas dû dire une telle chose. Ses ongles agrippèrent sauvagement le bout de ses doigts, dans un mouvement incontrôlé.

- Je peux vous apporter un verre d'eau, votre Majesté, s'empressa de rebondir un homme à la moustache grise à sa droite.

Sa proposition ne provient d'aucune marque de gentillesse, il a préféré se mettre en avant plutôt que de la formuler en question, il ne cherche que le profit, le profit...

Il tressaillit soudain. Ses doigts agités venaient d'arracher un lambeau de peau. Discrètement, il porta son pouce à sa bouche pour en épancher le sang. A ses pupilles sombres, ses deux gouffres sans fin, chaque tunique cachait un poignard qui ne tarderait pas à s'enfoncer dans la poitrine de Changsu, à en écarter les côtes comme les barreaux d'une cage pour en libérer le cœur encore palpitant. Chaque homme ici était plus ennemi que les puissances qu'ils cherchaient à combattre. Taehyung leur trouvait des faces soudain démoniaques, des yeux brillant de perfidie, des crocs prêts à déchiqueter. Sa respiration se bloqua au creux de sa gorge.

- Je peux le faire moi-même, je vous remercie, déclina Changsu d'une voix qu'il voulait assurée. Nous ne devons perdre de vue l'objectif de cette première entrevue. Il n'est pour l'instant pas question de lancer une quelconque guerre, alors même que le royaume fait son deuil. Je souhaite avant tout rendre hommage à mon père.

L'assemblée souffla quelques vagues réponses approbatives, alors même qu'ils s'efforçaient auparavant de défendre leur position avec virulence. Taehyung leur prêta un air faux, si prompt à oublier les valeurs qu'ils aimaient tant hurler. Son doigt lui faisait mal tant ses ongles s'y enfonçaient profondément.

Fuir, il avait besoin de fuir.

의심

Non loin du palais, si l'on prenait de la hauteur que l'on acceptait de se perdre au milieu des délices boisées, on trouvait un temple. Depuis plus d'une quarantaine d'années, le bouddhisme était la religion officielle du royaume, particulièrement apprécié par la classe aristocratique. Ce faisant, des temples prenaient racines en même temps que le nombre de fidèles augmentait. Aux abords d'un temple, le silence ne cachait aucune parole traîtresse. Il était simple et se suffisait de lui-même. Taehyung se plaisait à l'entendre quelques fois, lorsque l'hypocrisie lui paraissait trop insupportable. Il croyait la voir partout, suinter des murs et couler des lèvres.

Il marcha jusqu'aux escaliers qui grimpaient docilement pour atteindre le bâtiment. La moiteur du soir faisait naître des incendies au creux des pierres entassées des murets. Il y avait des petites fleurs noires qui poussaient au pied de ceux-ci. Elles diffusaient leur odeur délicate dans l'air, dont Taehyung s'étonna d'en sentir autant la vigueur. L'air lui paraissait déjà plus respirable ici, plus frais et gorgé de sincérité. Par curiosité, il s'approcha des tendres pétales, aux couleurs d'abysses comme ses yeux.

- Ce sont des hellébores.

Le jeune homme fut pris d'un violent sursaut et s'écarta vivement des petites ombres, manquant de trébucher. Il leva lentement les yeux vers l'inconnu, fronçant peu à peu les sourcils alors qu'il détaillait la tenue simple en toile de celui-ci, ses doigts couverts de farine, ses cheveux bruns battant ses tempes.

- Ce sont les fleurs qui vous effraient ? lâcha l'inconnu avec une moue vaguement méprisante. Elles ne vont pas vous mordre, vous savez.

Rapidement, Taehyung assembla les différentes caractéristiques de la silhouette face à lui. Il ne lui était pas difficile de deviner qu'il ne s'agissait là que d'un simple citoyen, vivant de paysannerie et payant ses impôts à la haute noblesse auquel lui-même appartenait.

- Non, mais le fait de me sentir observé n'y est pas anodin, répliqua-t-il, d'une voix dont il tenta de maîtriser le tremblement.

- Fallait pas venir près d'un temple si vous vouliez être seul.

- Il ne me semble pas vous avoir demandé de réflexion.

Les sourcils de son interlocuteur se froncèrent. Son hostilité heurta l'épiderme de Taehyung qui croisa ses bras sur sa tunique, comme une protection contre l'air vicié de l'extérieur.

- C'est bien les hauts-fonctionnaires, ça, ricana alors le jeune homme face à lui. Toujours à croire qu'on attend leurs ordres.

Sans plus de cérémonie, il tourna les talons. Accordée à son départ, une légère brise éparpilla les quelques feuilles qui traînaient au milieu de l'herbe, caressant la joue du garçon aux pupilles noires. Il tourna la tête pour contempler de nouveau les fleurs. De l'hellébore noire, avait-il dit.

La rosée faisait naître sur leurs pétales des larmes.

의심

- Ils m'encouragent tous à lancer de nouvelles expéditions, dans la continuité de celles de père.

Changsu s'appuya sur la table, les yeux rivés sur les bottes qui enserraient ses pieds. Sur son front, Taehyung pouvait deviner l'ombre d'une sueur diffuse qui n'était pas fille de la chaleur. Lui-même ne pouvait empêcher son cœur de tressauter face à l'ambition grandissante des hauts-fonctionnaires.

- Les suivras-tu ? demanda-t-il à voix basse.

- Je ne sais pas encore.

Son doigt blessé commença à le démanger. Doucement, il le gratta du bout des ongles. Il songea brièvement au paysan qu'il avait rencontré durant quelques secondes, quelques secondes qui lui avaient laissé sur la langue, un goût désagréable. Si une nouvelle guerre se préparait, il serait contraint de se rendre au front pour y combattre.

- J'ai également demandé à ériger une stèle en l'honneur de père, à l'extérieur de son tombeau. J'y ferai graver ses exploits et son histoire.

Il releva la tête et croisa le regard opaque de son ami, gagné par les reflets vivaces des chandelles autour d'eux.

- Tu sembles soucieux.

Sans que sa tête ne se meuve, Taehyung leva à son tour ses pupilles pour rencontrer celle du jeune roi. Il y avait dans l'air une force invisible qui, lui semblait-il, rendait sa respiration laborieuse et difficile.

- Non, trouva-t-il la force de dire. Je m'interrogeais simplement sur les intentions des nobles.

- Ils ont besoin de moi pour raffermir leur pouvoir, commenta Changsu en s'approchant de la fenêtre. Ils ne tenteront rien tant qu'ils n'auront pas évalué les risques. A moi de me montrer suffisamment persuasif pour qu'aucun n'ait l'audace de se croire assez puissant.

L'ombre du soir durcissait les traits de son visage, lui faisant prendre de l'âge en l'espace de quelques secondes. Taehyung y superposa l'aspect enfantin qu'il avait d'abord connu, les cheveux collants à ses joues, ruisselant d'eau étincelante et le regard colérique.

« Tu m'as poussé ! »

« C'était un simple accident ! »

« Menteur ! Je le dirai à mon père et il te mettra en prison ! Parce que mon père, c'est le roi de ce royaume. »

Il songea que ce monde dans lequel ils avaient grandi avait modelé chaque parcelle de leur être pour offrir cette version adulte d'eux-même. S'il avait mûri en tant que simple paysan, aurait-il été différent ? Aurait-il cessé d'analyser chaque parole, chaque soupir, chaque expression, aurait-il craint les trahisons, les complots, les coups dans l'ombre ?

La peau de son doigt céda et la douleur le ramena dans le monde réel, loin des tourments que sa vie pouvait lui procurer, au milieu des richesses, de l'opulence et des rivalités.

의심

Lorsqu'il n'était pas en conseil et que ses tâches administratives étaient terminées, Taehyung se plaisait parfois à se promener dans la capitale Gungnae, vêtu d'habits légèrement plus simples et plus discrets - pas trop pour ne pas tomber dans l'illégalité, quoique les restrictions étaient pour lui moins importantes - déambulant parmi les odeurs de nourritures, les cris de marchands et d'enfants. Le monde était bruyant, le monde était grouillant mais le monde offrait un instant de repos à son esprit surchargé. Ici, pas de fonctionnaire ventripotent, pas de sombre regard cachant un sabre, pas de mensonge doux-amer.

La mine impassible, il adoptait le pas tranquille des citoyens voguant devant lui, s'arrêtant quelques fois aux étales pour en humer les senteurs de nourritures tout en ayant connaissance qu'il n'en mangerait aucune. Plus loin, la demeure familiale préparait déjà de nombreuses victuailles.

Il songea alors à Changsu, loin dans son austère palais à la charpente de bois et cloisons de papier. Bientôt, le temps que ses portraits se propagent, tout le royaume connaîtrait chaque grain de son visage, de telle sorte qu'il lui serait impossible de sortir sans une escorte. Il avait laissé sa liberté pour une autre, celle de décider.

- Encore vous ? Votre palais est trop douillet peut-être ?

Surpris, Taehyung releva la tête, sortant de sa rêverie. Il se tenait juste en face d'une étale, comme s'il s'apprêtait à en acheter les produits. De l'autre côté, croisant les bras dans une posture d'insolence, le fixait le jeune paysan qu'il avait pu croiser aux abords du temple. Son attitude était tout aussi identique : grossière, d'une franchise acérée, avec un dédain assumé pour tout ce qui touchait la noblesse. Il vendait des sacs de farine, laquelle parsemait ses avants-bras laissés à découvert par ses manches retroussées.

- Je ne suis pas un prince, lâcha Taehyung alors que l'image d'un Changsu enfermé lui revenait. Je ne suis qu'un haut-fonctionnaire.

- Ah ouais ?

Le jeune homme se pencha en avant, avec une fougue colérique.

- Qu'est-ce ça change ? Vous décidez quand même pour nous, petits citoyens au bas de l'échelle.

- Je n'ai pas choisi d'occuper une telle position, se défendit Taehyung plus froidement.

Il n'avait même plus besoin de chercher un sens caché à de telles paroles tant leur agressivité était crachée comme un jet d'eau claire au visage.

- Essayez au moins de ne pas gâcher cette chance que vous avez de changer les choses, grommela son ténébreux interlocuteur avant de se détourner.

Une désagréable chaleur se propagea dans la poitrine de Taehyung, alors que ses mains se retrouvaient près de son bas-ventre. Des excuses lui montaient aux lèvres mais il refusait de les entendre sortir. Il ne s'excuserait pas pour la fatalité de sa naissance.

- Faites gaffe, vous saignez, entendit-il alors.

Le ton toujours aussi brutal mais moins gagné par cette étrange colère rancunière qui semblait l'habiter, le jeune vendeur de farine lui montra d'une impulsion du menton ses doigts qu'il tenait toujours serrés. Son pouce était ravagé. Inconsciemment, il en avait arraché l'épaisse croûte de sang qui s'y était formée il y a quelques jours déjà, lors de la réunion avec les autres membres gouvernants.

- Aucune importance, murmura-t-il avant de porter la chair sanguinolente à ses lèvres.

Les yeux bruns du jeune homme en face de lui suivirent son geste avant de redescendre en direction de sa marchandise.

- C'est vrai que vous aurez aussitôt un noble médecin pour vous soigner, railla-t-il.

Pourtant au creux de sa langue, on croyait deviner le goût de la cruelle amertume. Un sentiment vorace enserra le ventre de Taehyung, gagné par le sentiment injuste d'être rangé dans la même case que ceux de sa caste.

- Je suis capable de me soigner seul, crut-il bon de prouver.

- Et on peut savoir comment, monsieur le grand sage ?

- Grâce à des livres.

Le sel du sang aiguisait ses papilles. Sans savoir pourquoi, il repensa à l'odeur de ces petites fleurs noires qui les avaient réunis la première fois. Les hellébores noires.

Un instant, les yeux du jeune paysan perdirent de leur dureté. Il avait alors commencé à frotter la farine blanche qui parsemait son étale avec un vieux chiffon et s'était soudainement arrêté net dans sa tâche.

- Vous possédez beaucoup de livres ?

Un infime sentiment de méfiance s'empara de Taehyung.

- Suffisamment, répondit-il simplement.

Ses parents avaient fait de son éducation une priorité dans sa jeunesse. De nombreuses heures s'étaient écoulées au creux de cette bibliothèque antique aux manuscrits et parchemins garnis d'encre.

Le jeune homme face à lui serra un instant les lèvres, comme prit dans une spirale d'hésitation. Seulement son assurance et son franc-parler ne le retinrent pas plus longtemps.

- Vous avez des récits qui parlent de la mer ?

- De la mer ?

La transition était si brusque qu'il eut l'impression d'avoir été absent durant de longues minutes, entre ses premières paroles qui lui reprochaient sa noblesse et ses étranges questions.

- Sans doute, éluda-t-il, amorçant un infime mouvement de retrait. Puis-je savoir pourquoi ?

Les yeux bruns percutèrent les siens avec une telle force qu'il ne croyait pas pouvoir récupérer son souffle un jour.

- Elle m'a toujours fasciné, répondit plus bas le vendeur de farine. Ma mère m'en parlait parfois mais je n'ai jamais pu la voir.

Il n'y avait aucune arrière-pensée dans ses mots. Uniquement une confidence brûlante, animée par une sincérité spontanée, presque touchante. Taehyung sentit sa poitrine le démanger de nouveau. Il n'avait jamais été d'une nature particulièrement généreuse, sans pour autant refuser de rendre service. Conséquence d'une possible timidité refoulée ou de quelques occasions manquées.

Un instant, il cessa de penser aux sens des mots, le réel et celui qu'on voulait leur donner. Ses doigts reposaient aux côtés de ses cuisses.

- Souhaiteriez-vous que je vous en apporte ? articula-t-il lentement. A condition de me le rendre après.

- Pourquoi vous feriez une telle chose ?

- Parce qu'elle paraît vous tenir à cœur.

Ses mots à lui aussi étaient sincères, sans détour. Sans qu'il ne soit obligé de les masquer, par peur d'être jugé, manipulé.

Sans vraiment répondre, le jeune homme rabaissa ses manches sur ses bras encore constellés de poudre opaline et se retourna dans la perspective de rentrer à l'intérieur de la maison surplombant son commerce.

- Je ne sais même pas votre nom ! l'interpella alors Taehyung, le voyant disparaître progressivement dans l'ombre.

Alors qu'un autre homme, plus âgé, le masquait un instant, le paysan se retourna. Il avait retrouvé son expression hargneuse et ses sourcils légèrement froncés.

- Jungkook, lâcha-t-il avant de se fondre complètement dans l'obscurité.

의심

Taehyung observait paresseusement les nuages. De violentes bourrasques s'agitaient autour de lui, poussant les immenses panaches blancs à vive allure à travers l'éther. Ils se détachaient sur le bleu profond qui leur servait de toile de fond. Les pans de sa tunique voltigeaient autour de ses maigres jambes et les fouettaient avec vigueur, cependant, il ne s'en souciait guère. Il s'était sans doute perdu dans les jardins. Il s'en souciait peu également.

Les grands arbustes étaient en pleine floraison. Ils diffusaient leurs fragrances harmonieuses dans un souffle léger, perdu au milieu des cris du vent. Emportés par sa brutalité, quelques pétales tourbillonnaient. Leurs couleurs multiples égayaient la scène, qui restait douce malgré les rafales. Taehyung se dépêchait de suivre un nuage des yeux avant de le perdre au loin, avide d'y découvrir des formes mystérieuses qu'il serait le seul à voir.

Le nez en l'air, le petit garçon ne cessait de s'enfoncer entre les buissons fleuris et les arbres élégants. Son esprit devinait des dragons perchés dans la brume, des divinités perdues et des tigres féroces. Il n'eut pas le temps de changer de trajectoire. Il heurta violemment ce qui se trouvait sur son chemin, tombant à la renverse dans l'herbe. Son obstacle eut moins de chance. Accroupi au bord d'un petit étang où flottaient langoureusement quelques nénuphars, il y plongea tête la première avec un hurlement suraigu. Le petit radeau de bois qu'il était en train de diriger armé d'un petit bâton sombra sous la surface.

Interdit, Taehyung le regarda se retourner, assis sur les fesses, toujours dans l'eau. Le bassin était si peu profond que l'onde ne parvenait même pas jusqu'à ses épaules. Elle se contentait de dégouliner sur ses mèches noires, léchant ses joues couvertes d'éclaboussures et ruinant ses vêtements tissés de la soie la plus fine. Sa pommette gauche laissait échapper un mince filet de sang, profondément égratignée dans sa chute. Mortifié à l'idée d'avoir commis une terrible maladresse, Taehyung songea à toute vitesse à la manière dont il allait bien pouvoir s'excuser lorsque le petit malheureux qu'il avait malencontreusement renversé le prit de vitesse, d'une voix teintée de colère et de mépris :

- Tu m'as poussé !

의심

Taehyung avait croisé Jungkook les deux premières fois par un pur hasard, alors qu'il fuyait l'atmosphère étouffante du palais royal. Il n'avait gardé de la première rencontre qu'une fugace impression désagréable. Il gardait de la deuxième un étrange sentiment qu'il ne parvenait à décrire. Peut-être l'intriguait-il.

La troisième fois qu'ils se virent, chacun d'eux l'avait décidé. Le hasard n'avait plus rien fixé, ils étaient redevenus maîtres de leur propre destin.

Taehyung tenait serré contre son corps un livre à l'épaisse couverture de cuir. Il s'agissait du carnet de bord d'un navigateur qui, lui semblait-il, avait plutôt bien retranscrit les sensations que la mer pouvait transmettre alors qu'il sillonnait les côtes. Bien sûr, il lui était difficile d'en juger lui-même puisqu'il n'était jamais allé plus loin que les villes alentour. Il s'intéressait rarement au monde extérieur dans un autre contexte que la politique - et encore, il n'étudiait cette dernière que suite à la demande de Changsu.

Il n'était ainsi pas sûr de comprendre exactement la fascination de Jungkook mais puisque celui-ci semblait y tenir, pourquoi ne pas accéder à sa requête puisque cette dernière ne lui coûtait rien.

Lorsqu'il le tendit à ce dernier, alors qu'ils s'étaient assis près du moulin à eau où le jeune homme travaillait, ses doigts étaient encore couverts de farine.

- Essuie-toi les mains, exigea-t-il avec fermeté.

Jungkook obtempéra, non sans avoir fait remarquer que si les nobles étaient aussi à cheval avec la propreté, c'était qu'ils devaient avoir un balai dans le fondement.

- « Carnet de voyage de Ga Yerim » déchiffra-t-il en hachant les syllabes, lorsqu'il put enfin le tenir entre ses doigts.

- Tu sais donc lire ?

- Quel intérêt de te demander un livre sinon ?

Taehyung chercha quelque chose à répliquer mais ne trouva rien, avouant la stupidité dont il avait fait preuve.

- Penses-tu qu'il pourra te convenir ?

Face au soudain tutoiement qu'avait adopté Jungkook lorsqu'ils s'étaient retrouvés, il s'était finalement résolu à faire de même. L'adaptation se faisait tout de même à une certaine lenteur, il était toujours pris de court lorsque cette courte syllabe franchissait la barrière de ses lèvres. Quelque part, il prenait plus le temps de réfléchir à chaque chose lorsqu'il se trouvait avec lui. C'était reposant.

- C'est compliqué, fit soudain remarquer Jungkook, en fronçant une énième fois ses sourcils. Il ne pouvait pas écrire en langage courant, comme tout le monde ?

- Où est l'intérêt d'écrire l'exactitude de ce que l'on dit ?

- Au moins, tout le monde peut le comprendre, même les paysans illettrés.

Soupirant, Taehyung le laissa continuer sa lecture lente, marquée de quelques ronchonnements. Il tourna la tête, vers l'immense paysage qui s'étalait comme un tableau délicatement peint. Du fait de leur éloignement avec la forteresse Gungnae, ils se trouvaient légèrement en hauteur, près d'une portion de rivière à fort courant. Le vent soufflait fort, comme lors de sa rencontre chaotique avec Changsu. Les longues mèches de Jungkook venaient effleurer son visage, se perdre au creux de ses lèvres.

- Qui t'as appris à lire ainsi ?

- Ma mère.

Il n'eut pas d'autre réponse que ces deux petits mots qui lui parurent bien froids. Au bout de quelques minutes, Jungkook rejeta le livre d'un geste brusque. Le travail des grains lui avait appris la patience mais pas la persévérance.

- Il est trop difficile, commenta-t-il en regardant le cuir entouré de brins d'herbe. Tu n'en aurais pas d'autres ? Plus faciles à comprendre ?

Lorsqu'il plongea son regard brun dans les abysses sombres peuplant celui de Taehyung, ce dernier se sentit doucement faiblir.

- Je le chercherai pour la prochaine fois, promit-il dans un souffle.

Jungkook était impulsif, colérique, impatient, souvent brutal et sec comme les pierres qui lui servaient à moudre son grain. Mais en cet instant, il s'adoucit réellement.

- Merci.

Lorsque Taehyung revint, ce fut avec un nouveau livre. Il l'avait sélectionné avec un soin étonnant, après des heures de lecture dans la bibliothèque de son père. Il s'était écoulé un nouveau conseil. Il craignait plus que tout les décisions que Changsu devrait prendre dans les jours à venir, accablé par la pression et la perte encore récente de son père. Il commençait à rédiger les lignes qu'il souhaiterait voir sur la stèle en l'honneur du grand élargisseur du royaume, alors que la construction ambitieuse de son tombeau arriverait bientôt à terme, entamée aussitôt que la santé du précédent roi avait commencé à faiblir. Lorsqu'il venait le voir, Taehyung croyait y distinguer la tâche nette d'une larme tombée par inadvertance. Son cœur se serrait. Plus que jamais, l'atmosphère du palais lui paraissait étouffante, chargée d'une angoisse sourde qu'il semblait être le seul à percevoir. Il n'avait plus qu'une bouffée d'air.

Ainsi, plusieurs jours durant, il revint avec un livre. Différent ou le même, selon les avancées de Jungkook. Celui-ci se lassait vite, et abandonnait toujours lorsqu'il dépassait tout juste la moitié. Il abandonnait le livre mais pas l'habitude. Il en réclamait encore, même si le thème de la mer s'éloignait à chaque nouvelle session de lecture.

Taehyung le voyait progresser doucement. Sa lecture se faisait plus rapide, moins parsemée d'hésitation et de trous, lorsqu'il lui en offrait un aperçu à voix haute. Il finissait toujours par refermer le livre pour discuter un peu. Aucun n'en parla mais tous deux le ressentirent, comme un frisson sur l'échine, un instinct au creux de l'esprit. Les livres ne devenaient finalement plus qu'un prétexte.

Ce que Jungkook gagnait en savoir, Taehyung le gagnait en sérénité.

Et chaque instant liait leurs âmes, à chaque fois un peu plus près.

의심

- Ta mère savait donc lire, remarqua Taehyung avec une curiosité innocente.

- Sans doute, puisqu'elle me l'a appris.

- Et où elle-même l'aurait-elle su ?

- Je n'en sais rien, balaya sèchement Jungkook. Quelle importance !

Mais importance il y avait. A partir de cet instant, Taehyung recommença à réfléchir. Comme une horloge que l'on remet en marche, dont on ne pouvait arrêter les aiguilles. Il repensa à toutes les questions, parfois indiscrètes qu'il avait pu poser à Jungkook au cours des échanges suivant sa lecture. Il avait toujours eu cette attitude un peu glissante, esquivant les informations qui se rapprochaient trop de sa famille. Finalement, Taehyung savait de son père qu'il était meunier comme lui et de sa mère, qu'elle était morte, alors que lui-même avait progressivement dévoilé l'histoire de sa noble lignée.

Il te cache des choses, il y a forcément une raison que ses mots n'ont jamais laissée entendre, une raison que tu ignores.

Non, Jungkook était toujours d'une franchise spontanée, ses silences ne cachaient rien d'autre qu'un mutisme volontaire.

Je refuse de douter de lui.

Et il put s'y tenir, alors qu'ils se voyaient encore, que chaque parole qu'il sentait sonnante de vérité parvenait à ses oreilles, que le léger rire que Jungkook laissait parfois échapper résonnait entre ses pulsations.

Mais le gong sonna. Changsu annonça qu'ils partaient en guerre.

의심

- Changsu !

Sur les joues de Taehyung, avaient fleuri de minuscules fleurs écarlates parsemées des rosées. Sa respiration sifflante paraissait lui arracher des lambeaux de poumons à chaque inspiration que l'air lui insufflait. Ses yeux eux-mêmes tourbillonnaient avec l'errance du voyageur sans destination, dans leurs orbites couvertes de cernes.

Changsu préparait ses bagages. Sa chambre ne ressemblait plus qu'à un amas d'affaires qu'il souhaitait emporter, s'entassant tantôt sur les meubles tantôt sur les draps qui recouvraient sa natte. Le froncement de ses sourcils était la seule expression que son visage daignait accorder. Un étrange calme semblait le posséder, comme une transe dont il ne souhaiterait se défaire.

- Taehyung, répondit-il dans un soupir.

- Dis-moi que ce qui court sur les lèvres des hauts-fonctionnaires n'est qu'un énième mensonge.

Les mots se bousculaient dans sa bouche, s'entrechoquaient contre ses dents, se bloquaient dans sa gorge. Sa poitrine lui faisait mal, par manque de souffle, par manque de cœur.

- Malheureusement, non mon ami, finit par souffler le jeune roi en ajustant l'arme à sa ceinture. Le royaume a besoin de nouvelles terres.

- C'est impossible, balbutia-t-il, sentant ses pulsations s'emballer encore et encore.

Il ne possédait plus aucun contrôle sur son corps et sur ses actes. Tout lui paraissait lointain, brumeux, comme s'il était redevenu un enfant mais que les nuages du ciel avaient été remplacés par une image de lui-même. Parfaitement visible mais bien trop éloignée pour qu'il puisse espérer la toucher.

Il sentit à peine la main que Changsu posa sur son épaule avant de sortir.

- Attends mon retour. Tout ira bien.

의심

Il s'agissait de la même colline, du même moulin. Dans l'air, flottait un doux bruissement qui ne parvenait pas à faire entendre sa douce quiétude. Autour de Taehyung, l'atmosphère se chargeait d'orage et de crainte.

- Je reviendrai vite, lâcha Jungkook, nonchalant en fixant vaguement l'horizon.

Il n'était qu'un simple citoyen, un pion du bas de l'échelle qui devait suivre ses obligations et répondre présent au recrutement de l'armée. Taehyung l'imagina la bave aux lèvres et le sabre à la main, tranchant sans pitié les vies alentour, couvert de sang et de blessures. Son estomac se révulsa d'un profond dégoût. Il imagina son corps étendu sur le sol, immobile, baignant dans une flaque qui teintait sa peau bronzée d'un rouge de cendre. Une insupportable terreur l'envahit.

- Prends garde, fut la seule phrase qu'il parvint à dire.

Jungkook releva les yeux vers lui. Il s'était trompé la première fois. Ils n'étaient pas complètement bruns. Tout au fond, il crut deviner une infime fenêtre de ciel bleu, une promesse de jours heureux.

- Je sais un peu écrire aussi, ajouta le jeune homme. Je pourrai essayer de t'envoyer des lettres.

Le front est si loin. Avant qu'elles ne me parviennent, tu auras le temps de connaître des dizaines de morts...

- Tu n'as qu'à préparer des livres pour mon retour.

Il commença doucement à descendre la colline, son simple sac de toile sur le dos. Taehyung aurait voulu ajouter mille paroles et mille gestes pour exprimer ne serait-ce qu'une part infime de ce qu'il ressentait. Il sentait son cœur quitter sa poitrine en déchirant la chair autour de lui, brisant les os et fracassant les poumons. Il n'en conservait que quelques éclats, douloureusement plantés dans tout son épiderme.

Il observa la silhouette rejoindre l'attroupement tout en bas. Il parvenait encore à la distinguer parmi les centaines d'autres identiques, avec une acuité qui relevait du miracle.

Il ne rentra qu'alors que le crépuscule tombait sur Gungnae et que toutes les fleurs devenaient noires.

의심

La capitale autrefois grouillante de monde et d'odeurs diverses semblait être morte en quelques jours à peine, vidée de tous les jeunes hommes partis en guerre. Ne restaient plus que leurs épouses, qui accomplissaient plus de labeur qu'à l'ordinaire pour compenser le manque de main d'œuvre, sans verser aucune larme de désespoir. La ville paraissait endormie, loin de toute son agitation, mais les vues les plus affûtées devinaient un semblant d'activité dans les ombres des nuages.

Taehyung sentait une étrange mélancolie le guetter, son corps empli de regrets qu'il ne saurait décrire. Une sensation qui virait à l'insoutenable, propice au foisonnement de ses pensées.

Les silences sont plus bavards que les bruits... ses silences... qu'a-t-il dit durant ses silences ?

Il ne cessait de s'interroger, entendant sans cesse la même voix dans sa tête, tournant à vive allure, sans que le repos ne l'arrête, sans que la nuit ne la fatigue. Il devait veiller à ce que les hauts-fonctionnaires restés sur place ne prennent pas trop d'importance, tout en surveillant l'économie du pays afin que Changsu ne trouve pas un champ de ruine tel que celui qu'il croyait quitter. Il avait l'impression d'être sans cesse sur ses gardes, de tout analyser en permanence, un sentiment pourtant connu à qui il croyait avoir enfin échappé.

Mais sa brève éclaircie libératrice s'en était allée, les armes à la main. Il se sentait assailli de toutes parts par des mains démoniaques et obscures.

Que sais-je de lui ? Rien du tout. Qu'avait-il réellement besoin de me cacher ?

Il ne parvenait plus à libérer son esprit de la dernière image qu'il avait de Jungkook, de son dos s'éloignant dans une brume toujours plus opaque. Il avait l'impression de lui avoir confié toutes les peurs et les inquiétudes qui disparaissaient lorsqu'ils se trouvaient l'un près de l'autre, tout en n'obtenant que de vagues tentatives de fuite à ses questions.

Confiance, je dois lui faire confiance. Il n'aime pas l'aristocratie, il possède sans doute des raisons que j'ignore, je ne dois pas creuser.

Le cœur creux, les orbes vides, il se répéta cette maxime.

Je ne dois pas creuser.

Lorsque ses pensées ne furent plus que bouillon confus, que brouillard d'angoisse, que ces nuits n'étaient plus qu'une série d'éveils et d'interrogations profondes, il se décida à se rendre au temple surplombant la ville. A revoir ainsi les sculptures du serein Bouddha, il songea que ces méandres étaient vaines, qu'il n'avait de toute manière aucun moyen de savoir, que l'attente intransigeante était seule détentrice de ses réponses. Il observa les longues marches, sans pour autant y monter. Il resta planté là, prenant racine.

Les odeurs étaient d'insupportables porteuses de souvenir. Les fleurs noires étaient toujours aussi fortes, toujours aussi entêtantes que la dernière fois. Elle occupait chaque espace de l'air, si bien qu'il était impossible de l'ignorer, même en s'éloignant de quelques pas. Son esprit s'amusait à les métamorphoser en murmures vicieux, en mensonges cruels.

« Ce sont des hellébores. »

La tête lui tournait, sa respiration était rapide. Il y avait au fond de son cœur, quelques pulsations emballées qui s'accéléraient soudainement avant de ralentir aussitôt, qui tambourinaient contre ses côtes. Carillon d'angoisse.

La senteur de l'hellébore le plongeait dans cette profonde et effroyable abîme dans laquelle s'effritaient ses pensées rationnelles pour ne laisser qu'une simple litanie entêtante : le doute.

의심

- Excusez-moi ?

Dans la rue, une vieille femme cuisinait des galettes de riz. Son visage ridé observait la fumée épurée jaillissant de son feu, rêveur comme celui d'un enfant. Taehyung dut se répéter plusieurs fois avant qu'elle ne l'entende finalement et relève la tête avec lenteur.

- Connaîtriez-vous un jeune meunier ? Du nom de Jungkook ?

Elle plissa ses yeux déjà assombris par ses paupières tombantes. Sans doute se demandait elle pourquoi un jeune homme aux manières distinguées mais portant de banals vêtements venait l'interroger au milieu de sa cuisine à propos d'un simple meunier.

- Il y en a par-ci, par-là, dit-elle d'une voix chevrotante. Qui sait où ils sont tous allés.

- C'est important... si vous possédiez la moindre information sur lui...

- Il n'y a plus d'hommes ici, vous êtes un des derniers.

Elle pointa un doigt osseux sur lui, alors qu'il sentait son espoir se ratatiner au fond de sa gorge.

- Qui sait où ils sont tous allés.

- A la guerre, lui répondit alors Taehyung doucement. A la guerre.

Et il la laissa seule au milieu de la rue, s'en allant sous les senteurs de galettes et de cendres. L'air lui semblait alors bien lourd à respirer. Dans un geste automatique, il amena son pouce à ses lèvres et s'arrêta net en sentant le sel du sang piquer sa langue. Il l'observa du coin de l'œil. Il était dans un piteux état. Outre l'ongle arraché de manière irrégulière, la peau autour portait des marques sauvages de dents, noyées dans une source pourpre. Cela piquait pourtant à peine. Ou peut-être la douleur de son cœur était-elle si forte qu'elle étouffait toutes ses consœurs.

Il remonta jusqu'au moulin, sentant la brise caresser ses joues au fur et à mesure de son ascension. Bien sûr, avant de sillonner la ville telle une âme errante, il y était déjà passé. Il l'avait trouvé vide, d'un vide atroce et irrespirable. Il n'était parvenu à rester plus de quelques minutes et avait rapidement fui les ombres naissantes au creux de son esprit.

Cependant lorsqu'il y revint, il trouva quelqu'un. Un homme plutôt âgé, suffisamment pour ne pas être concerné par l'appel aux guerriers, empilait des sacs sur une vieille charrette. Il avait les membres épais mais secs et son visage rougi sous l'effort n'exprimait rien d'autre qu'une brave détermination dans son travail. Taehyung l'observa un instant, incapable de se détacher de cette image qui semblait incarner la force du paysan à son état le plus brut.

- Quitte à m'observer, venez au moins m'aider !

Le jeune homme sursauta lorsqu'il réalisa que le noble travailleur le fixait de ses prunelles brunes. L'intensité de son regard provoqua un bref malaise en lui mais il se résolut finalement à approcher. Sans un mot, il tira un des sacs jusqu'à lui et, voyant auparavant l'homme plus vieux que lui-même les soulever avec une apparente facilité, il se prépara à le réceptionner sur l'épaule avec agilité. La toile ne décolla même pas du sol.

- Eh oui mon p'tit gars, se moqua allègrement le paysan. Le travail, c'est pas que dans la tête.

Il attrapa avec vigueur le sac par l'autre côté et ensemble, ils parvinrent à l'amener jusqu'à la charrette. Taehyung sentit un voile de sueur parcourir son visage, tandis que ses bras le tiraillaient de toute part. Bien sûr, il s'entraînait régulièrement dans la petite cour de son habitation mais il n'avait jamais songé qu'un travail aussi simple puisse se révéler aussi éreintant.

Jungkook accomplissait-il une telle tâche tous les jours ?

Un homme qui travaille ne peut qu'être honnête... n'est-ce pas ?

- Finis de rêvasser, il en reste encore.

- Je souhaitais vous demander quelque chose, l'interrompit précipitamment Taehyung qui ne comptait pas passer sa soirée ici.

L'homme écarta ses cheveux grisonnants de son front poisseux. Un air de méfiance s'installa sur son visage comme un nuage chargé de pluie. Restait à voir si celle-ci finirait réellement par tomber ou se contenterait de rester un mirage.

- Dites toujours.

- Connaissez-vous un jeune homme du nom de Jungkook ?

- Si je le connais ?

Le paysan partit dans un brusque éclat de rire. Taehyung sentit un frisson sur son échine. Un tel son n'avait rien de joyeux et ne prêtait pas à sourire. Au contraire, les ombres pourtant naturelles du moulin lui parurent soudain sinistres. Son interlocuteur s'arrêta brusquement.

- C'est mon fils.

Et sans plus de paroles, il se remit au travail, laissant Taehyung réaliser peu à peu l'étendue de ses paroles. Il observa cet homme fort d'un nouvel œil maintenant, apposant les traits détendus de son visage sur la peau de Jungkook.

Ainsi le voici, ce père dont il n'avait obtenu qu'une certification de son existence. Le jeune meunier n'avait effectivement rien de louche. Son imagination s'était encore emballée, se prêtant aux pires idées dans une cacophonie infernale. La confiance, même aussi éloignés, se devait d'être primordiale.

Sa respiration se calma un peu, son cœur se fit moins lourd.

Je ne dois plus creuser.

의심

La nuit sombrait sur Gungnae comme un voile retenu par la caresse infime de l'air, avec douceur et retenue. Toute la campagne se colorait de bleu et de noir et les petites maisons la parsemant devenaient des torches au milieu des ombres. Même les nuages se confondaient avec le ciel, ne laissant les astres blancs qu'à deviner dans l'immensité céleste.

Taehyung avait quitté le refuge que formait son habitation ce soir. Il y vivait encore avec ses parents mais ceux-ci ne s'inquiétaient pas de le voir vagabonder le soir, alors qu'il prétextait se rendre au temple. Leur respect pour le bouddhisme était tel qu'ils n'osaient le contraindre de rester. Mentir était mal mais il avait, lui semblait-il, besoin d'air frais plus que d'une énième nuit à fixer le vide.

Son esprit s'était cependant apaisé depuis quelques jours, après la rencontre avec ce paysan qu'il ne cessait de ressasser. Le père de Jungkook. Une curieuse coïncidence dont il peinait à se remettre.

Il observa d'abord la campagne, ne souhaitant pas revenir au temple où l'étrange et cruelle senteur des hellébores ravivait encore la flamme du doute. Les champs et les rizières s'étendaient à perte de vue, tantôt travaillés par des paysans vigoureux ou par des esclaves privés de choix. A cette heure et en cette période, ils étaient cependant vides.

Il finit par se tourner vers la ville et entamer sa descente en direction de ses dernières fortifications sans savoir réellement où ses pas le mèneraient. Il faisait vaguement frais mais la faible brise ne parvenait à lui arracher aucun frisson. Une petite flamme résistait avec ardeur au creux de son corps. Tout était calme, d'un vide qui pouvait paraître lugubre lorsqu'on en connaissait la cause. Il salua les quelques gardes encore présents. Les chemins terreux s'enfonçaient entre les petites maisons basses et les murs, serpentant adroitement au milieu de chacun d'eux.

Taehyung aurait pu se contenter de repartir, de revenir sur les hauteurs où se trouvaient les grandes bâtisses et leur cour intérieure de l'aristocratie. Mais la lueur d'une flamme attira son attention, un peu plus loin, presque engloutie par les maisons alentour. Une curiosité vorace s'empara de lui et il s'avança doucement. Chacun de ses pas lui paraissait alors atrocement bruyant mais il parvint jusqu'à la source de la lumière sans encombre.

Elle provenait d'une petite maison, dont la porte entrebâillée laissait apparaître les vives mouvements d'un âtre brûlant. On distinguait des voix à l'intérieur.

- Il n'y aura pas d'autres occasions. Il nous faut la saisir !

- Nous manquons encore d'informations ! La plupart des soldats sont partis à la guerre...

- Qu'importe les informations ! Fonçons dans le tas, ces nobliaux ont la vie si facile qu'ils s'enfuiront aussitôt que nous apparaîtrons au loin ! Au pire, nous nous occuperons des courageux !

Des rires accueillirent sa remarque. Taehyung sentit son sang battre ses oreilles, abasourdi, tandis que progressivement, son esprit se remettait à travailler. Il tenta de se persuader que ce n'était là que des racontars de paysans, que son imagination débordait encore des vasques de la réalité.

- Calmons-nous, intervint alors une voix forte et bourrue. La désorganisation ne mène à rien.

- Bien dit, restez couchés bande de chiens ! ricana aussitôt un autre.

Des sifflements s'élevèrent qu'un profond cri fit taire. Le même homme qui avait réclamé le silence reprit, teintant ses syllabes d'une solide détermination.

- Le roi et son armée sont partis. Ceux qui sont restés ne pourront pas nous résister.

- Mais tous nos jeunes hommes sont partis ! fit remarquer quelqu'un, plus loin de l'entrée, semblait-il à Taehyung.

- Nous avons été jeunes un jour, rugit alors celui qui semblait être le meneur de tout ce beau monde. Nous ne sommes pas encore finis ! L'organisation est déjà mise en place. Faites tourner le message. Dans trois jours, nous prendrons la ville.

Il y eut quelques acclamations et il termina avec assurance :

- Bientôt, nous tiendrons le roi entre nos mains.

Taehyung sentit son sang se glacer dans ses veines, comme un tourbillon glacé dont il ne pourrait se défaire. Révolution, révolution, révolution... Ses pensées n'étaient plus qu'un amas d'angoisse, alors que son cœur accélérait encore, son atrocement sourd dans sa poitrine.

Il n'avait pourtant rien vu venir. Comment les hauts-fonctionnaires et les fonctionnaires avaient-ils pu ignorer une idée, qui derrière ses aspects brouillons, semblait être prête depuis des mois ?

A moins qu'ils s'en fichent... Que cette révolution ne soit qu'un nouveau moyen pour affaiblir le nouveau roi, pour affaiblir Changsu...

Il porta sa main à ses lèvres, les yeux exorbités.

Il trouva tout de même la force de glisser un coup d'œil à l'intérieur, pétrifié par la perspective d'être découvert, lui qui faisait partie de ces « nobliaux ». Lorsqu'il aperçut le visage de l'homme qui encourageait les acclamations de forts mouvements de mains, celui qui réclamait le silence avec tant d'autorité, celui qui paraissait à l'origine d'un tel soulèvement, son corps parut se disloquer et s'écrouler au sol.

Le père de Jungkook.

의심

Impossible, impossible, impossible...

Un maigre chuchotement qu'il lui paraissait entendre, surgit des tréfonds de ses doutes et de ses interrogations. Tout cela lui paraissait impossible.

Jungkook était forcément au courant, son père était à la tête apparente de cette coalition, il ne pouvait ignorer de telles manigances dans l'ombre. Peu importait le temps que cela durait, il lui avait menti, caché volontairement des choses, avec une sincérité telle qu'il n'avait rien remarqué, en bon aveugle qu'il était. Il comprenait sa tendance à fuir les questions désormais, dans le but de couvrir son géniteur qui complotait contre le royaume et la tyrannie qu'il se figurait pouvoir abattre.

Mais jamais il ne lui avait paru véritablement hostile. Même lorsqu'il lui confia son nom de famille, sa lignée.

Alors quoi, se préparait-il à devoir me passer une épée au travers du corps ? Imaginait-il déjà la satisfaction qu'aurait l'image de mon cadavre exsangue ?!

Une profonde colère fit ses griffes sur son corps et son cœur blessé. Une colère telle qu'il n'avait jamais pu en ressentir même envers les hauts-fonctionnaires qui passaient leur temps à mentir et transpiraient d'hypocrisie. Tant de sentiments néfastes qu'il avait tenté de fuir sans savoir qu'il en serait plus proche que jamais.

Et Jungkook le savait, Jungkook le savait.

Mais après tout, ce dernier était à la guerre, il n'était peut-être au courant de rien. Lui qui était si prompt à l'analyse ne devait pas raisonner trop vite.

Souviens-toi de son regard, de ses yeux bruns... mentaient-ils vraiment ?

Mais comment s'en assurer, alors qu'il était si loin désormais ? Que valaient donc ses souvenirs ébréchés ? Que devait-il croire ? En qui devait-il avoir confiance ?

Sa méfiance revenait toujours, comme un insecte désagréable toujours présent pour partager sa piqûre. On la lui avait enseignée avec tant de constance qu'il ne parvenait plus à s'en défaire. Mais ne lui fallait-il pas des preuves, des paroles, des actes ?

Il a menti, il a sûrement menti... Son père encourage des paysans à mettre leur propre ville à feu et à sang, il ne peut en être ignorant, il savait, il savait...

Il préparait cette manigance dans l'ombre, au creux des images de mer qu'il cherchait à instaurer. Taehyung n'avait pas choisi sa naissance mais il complotait pour la lui retirer. Et si son dédain était fondé, il n'aurait pas dû le laisser s'approcher aussi près. Après la colère, ce fut la cuisante trahison qui vint l'achever. Une trahison profonde dont son esprit ne cessait de se convaincre, avec irrationalité.

Il m'a trompé, il m'a trompé, il m'a trompé...

Comme un parfum entêtant qui ne cessait de revenir. Peut-être se trouvait-il aux confins de la folie. Bientôt, une nouvelle idée obsédante naquit au creux des cendres de ses pensées.

Vengeance.

의심

Il s'agissait d'un petit convoi, composé d'une dizaine d'hommes environ. Il revenait à Gungnae porteur de bonnes nouvelles comme de mauvaises. Le siège de la cité prise pour cible était déjà bien entamé ; le roi Changsu donnait encore un bon mois aux défenses adverses avant qu'elles ne craquent. On apportait le nom des morts, qui s'accompagnèrent de larmes et de louanges. Ils avaient été enterrés dans l'urgence, aux frontières de leur patrie. Ceux qui revenaient alors étaient des blessés suffisamment graves pour être congédiés. Maintenant que le siège s'accomplissait et que les affrontements se résumaient à quelques escarmouches bravaches, on les renvoyait se faire soigner, avec une considération qui avait valu au souverain quelques regards agacés. Pour les plus hauts placés, les soldats ne sont que des armes, qu'il n'est jamais gênant de sacrifier.

Et parmi eux, il y avait Jungkook.

Il s'en était fallu de peu pour qu'il ne se vide de son sang sur une terre marquée par les cadavres et le fer. On lui avait transpercé le ventre de part en part en ne faisant qu'effleurer ses points vitaux. Il boitait également, souvenir d'une longue estafilade qui peinait à se refermer. Une des raisons pour laquelle il faisait partie du petit convoi.

Il descendit, soutenu par deux camarades avec qui il avait pu sympathiser durant le voyage, avec une certaine réserve cependant. La guerre n'enlevait en rien son côté un peu farouche. Il inspira l'air d'une campagne qui lui avait manqué, lui semblait-il. Cela faisait plusieurs mois qu'il était parti, à peine une centaine de jours, et il lui semblait être revenu de l'éternité. La vue du sang et l'affront de la mort lui avaient appris bien plus sur l'art de combattre que tout ce qu'il aurait pu lire ou écouter. Son esprit le brûlait encore, parfois, sous la fournaise constante des images qu'il avait pu voir.

Il n'avait reçu aucune réponse à ses quelques lettres, esquissées maladroitement sur des morceaux de parchemins jaunis. Il y en avait eu peu puisque les messagers se concentraient essentiellement sur les informations relatives à l'avancée des batailles, afin de coordonner les troupes du roi avec celles des différentes provinces administrées par les fonctionnaires. Sans doute n'étaient-elles pas parvenues à destination. Il en tirait tout de même un peu d'amertume.

Puis au bout de quelques jours à se ménager pour ne pas rouvrir une blessure encore sensible, on lui apporta un petit mot, tout simple, qu'il déchiffra avec beaucoup d'attention.

« Près du moulin. T. »

Ses sourcils se froncèrent aussitôt sa lecture achevée. Un instant, il lui sembla qu'il émanait de ce mot une brutale froideur, qu'il n'avait vu venir. Mais la brève signature le rassura quelque peu. Peut-être même son cœur s'emballa-t-il légèrement. Bien qu'il lui faudrait grimper, non sans peine, il pourrait par la même occasion revoir son père, qui travaillait sans doute sans relâche pour compenser le manque de main d'œuvre. Il n'avait pu le voir depuis son retour.

Alors il se mit alors en route, sous les nuages qui s'amoncelaient en présageant un retour de la pluie. Si sa jambe allait bien au début, sa progression la rendit peu à peu brûlante. Chaque pas se révéla bientôt être une souffrance. Il serra les dents pour s'empêcher d'en grogner. Il n'était plus si loin. Il apercevait déjà le petit toit, entre quelques cimes d'arbres.

Encore quelques pas difficiles et il aperçut une silhouette patientant devant, un peu plus sombre que le décor l'entourant, tournée vers le bâtiment. Plein d'assurance, il s'en approcha.

- Eh ! lança-t-il en guise de salutation.

Il savait déjà de qui il s'agissait mais en se retournant, Taehyung le conforta dans son idée. Un bref froncement de sourcils lui monta cependant lorsqu'il vit qu'il ne souriait pas. Plus il venait à lui, plus il lui paraissait tendu, presque hostile. Son poing se crispa mais il s'efforça de ne tirer aucune conclusion trop hâtive.

- Que s'est-il passé durant mon absence ?

Encore plus près. Un peu plus à chaque seconde. Taehyung ne répondit pas mais il garda son regard noir abysse dardé sur Jungkook. Celui-ci jeta un bref coup d'œil au moulin, certain d'y apercevoir bientôt son père trimant à la tâche. Mais la porte de celui-ci était étonnement fermée. Étrange.

- Tu as déjà vu mon père ? lâcha-t-il lorsqu'il s'arrêta finalement devant Taehyung. Il travaille ici normalement.

- Oui, je l'ai déjà vu.

Rien de plus qu'une phrase à peine soufflée. La pluie n'était pas encore tombée mais il régnait déjà un air d'orage. La méfiance incommensurable qui habitait Jungkook autour de tout ce qui touchait l'aristocratie revint à la charge, avec violence, alors qu'il avait cru réussir à s'en débarrasser en présence de Taehyung.

- Où est-il ?

Il s'attendait à une réponse simple, qui mettrait fin à l'assombrissement furieux de ses pupilles. Mais il n'eut droit qu'à un silence. Son cœur s'emballa alors qu'une mauvaise appréhension nouait solidement ses entrailles. Il se rappela un instant les paroles de son père avant qu'il ne parte, paroles qu'il avait eu le temps de fuir en quelques mois. Que s'était-il passé ?

- Taehyung, gronda-t-il plus sourdement. Où est mon père ?

Le jeune homme croisa son regard. Il ne parvint pas à lire l'émotion indéchiffrable qui l'habitait mais tendait chaque fibre de son corps.

- Je l'ai fait arrêter, entendit-il soudain.

Sa respiration se coupa alors que toutes ses pires prédictions s'affichaient devant ses yeux.

- Quoi ? articula-t-il en ramenant sa main vers son ventre.

- Lui ainsi que tous ceux qui conspiraient contre la couronne.

Jungkook sentit son cœur s'arrêter de battre alors qu'une colère sourde trouvait peu à peu ses fondements dans les restes de sa raison s'évaporant lentement. Son père, arrêté...

Par Taehyung.

- Tu as arrêté mon père ? fit-il à voix basse, des accents dangereux peuplant sa voix.

Le regard de son ami, du moins le pensait-il, se fit aussi aiguisé qu'un poignard.

- Oui.

Le sang de Jungkook ne fit alors qu'un tour. Il sentit une brusque poussée d'énergie parcourir ses veines, alimentée par le choc et la colère. En cessant totalement de réfléchir, il se jeta sur Taehyung et ils roulèrent tous deux dans la poussière. Un instant, l'adrénaline lui fit oublier toute douleur, qui ne devint plus que fantôme.

Il distribua un premier coup, en plein sur la mâchoire encore douce d'aristocrate de Taehyung, avec une force qu'il retint à peine.

- Pourquoi ? cria-t-il avec rage.

Il songea à son père, ce fort meunier qui l'avait toujours protégé, a fortiori depuis la mort de sa mère, dont la noblesse était responsable. Et maintenant, à cause d'eux encore, il allait perdre un membre de sa famille, une part de lui-même. Il ne pouvait l'accepter.

- Parce qu'il complotait contre le royaume ! répondit Taehyung sur le même ton. Parce qu'il mettait la couronne en danger !

- Il se battait contre cette société injuste !

Des hématomes fleurissaient sur les joues pâles de Taehyung, qui cherchait à se défendre contre ses coups redoublant toujours plus de virulence.

- Il se battait contre ses castes qui contrôle jusqu'à notre manière de s'habiller ! Ils nous placent tout en bas d'une échelle basée sur la naissance et impossible à grimper ! Ce monde est injuste et mon père voulait le changer !

- Donc tu étais bien au courant ?

Le souffle court, Taehyung arrêta son bras alors qu'il revenait à la charge. Tout d'eux avaient les joues rouges, le front humide. La terre avait marqué leurs vêtements de taches plus sombres, plus noires. Taehyung sentit les derniers grains d'espoir s'effriter complètement pour ne laisser plus que des champs ravagés par la rage.

- Oui, j'étais au courant ! cracha Jungkook. J'ai même assisté aux premières réunions, si tu veux savoir !

La situation s'inversa alors. Taehyung le repoussa avec un grognement sauvage, lui décochant un coup dans le menton pour le faire basculer en arrière. Jungkook tomba et sentit ses côtes craquer, grimaçant de douleur lorsque sa blessure au ventre se tendit. Le souffle coupé, se défendre devenait pour lui plus difficile tandis que la colère décuplait les forces du jeune homme au-dessus de lui.

- Tu complotais contre Changsu, contre moi ! hurla Taehyung en frappant sans se retenir, des larmes bouillonnantes sur le visage, perdant définitivement son calme. Et tu venais me réclamer des livres avec innocence !

Un profond sentiment d'injustice s'empara de chacun d'eux. Pour Taehyung, ce fut la perspective de se croire ainsi détesté pour une chose qu'il n'avait pas choisie, la perspective d'avoir été dupé et détourné de ce qui se tramait dans l'ombre, de s'être laissé berner au point de s'y attacher. Pour Jungkook, ce fut cette haine sans nom qui se déversait sur lui venant d'un membre de la noblesse qu'il abhorrait, venant d'un membre qu'il avait cru réussir à considérer comme un ami malgré ce désir de changement.

Peut-être plus.

- C'est le destin des hommes de vouloir être libre ! rétorqua-t-il.

- Au point de vouloir la tête du roi ?!

- Cet homme est la tyrannie en personne !

- Cet homme est mon ami !

Jungkook cracha du sang et repoussa avec plus de violence encore Taehyung.

- Evidemment ! Ta position ne t'a offert que des avantages !

Les échanges de coups redevinrent cette fois plus égaux. Ils pleuvaient sur les joues de l'un, la poitrine de l'autre. Des gouttes de sang commencèrent à voltiger alors que chacun perdait son souffle. Leurs corps s'étreignaient avec une brutalité primitive. Jungkook eut soudain l'avantage, son corps plus porté par l'exercice physique que les longs membres de Taehyung. Il le domina de nouveau, le submergea de son poids et le frappa encore et encore, avec toute la rage de savoir son père arrêté, bientôt exécuté, et tout ceci, à cause de l'homme qu'il tenait entre ses poings. Le cœur hurlant de vengeance dans sa poitrine, Taehyung se mit à le repousser encore et encore, sentant sa vengeance apparente lui échapper, se retourner contre lui. Son corps entier était ardent, ployant sous la violence de Jungkook.

Il eut un geste aveugle, une pulsion de celles qu'on ne parvient à réfréner. Il avait pris un sabre avec lui, ne comptant pas s'en servir mais dans l'optique d'une défense plus sûre. Il lui martelait le dos, lui chuchotait sa présence. Il avait glissé sous lui, se rendant invisible pour Jungkook. Il comptait simplement le menacer.

Il le repoussa une nouvelle fois, avec la force du désespoir. Jungkook sentit une vive douleur traverser sa cuisse, lui indiquant la réouverture de sa blessure. Il gronda mais repartit à la charge. Taehyung eut tout juste le temps de brandir l'épée. Il aurait aisément pu l'éviter. Mais sa cuisse faiblit et refusa de le porter. Il tomba.

Comme guidée par le sort, la lame alla s'encastrer dans son cœur.

Un frisson le parcourut et ses yeux s'agrandirent. Il tomba doucement en arrière alors qu'un trou béant s'ouvrait dans sa poitrine, irrigué par des flots chauds et continus. Taehyung observa sa lame, tachée de liquide pourpre. Un affreux vertige le prit, un dégoût pour lui-même si intense qu'il crut mourir. Il observa les joues de son ami blanchir progressivement. Il observa le sang se répandre avec une lenteur atroce.

- Non, non... murmura-t-il.

Il se précipita à la rencontre du corps, sentant des cris monter depuis ses entrailles. Pourquoi avait-il fallu qu'il prenne cette arme ? Pourquoi avait-il fallu qu'il se sente menacé ?! Après le feu vorace, une froideur intense le prit, glacé par la réalité qui le tailladait à chaque nouvelle seconde. Une terreur, une souffrance atroce prit alors le dessus sur toute la colère, tout le désir de réparer cet outrage qu'il avait pu posséder. Le souffle court, presque asphyxié, il posa sa main sur la joue violacée de Jungkook.

- Je leur ai assuré qu'ils couraient à leur perte... articula celui-ci.

Ses paupières cherchaient à se clore. Taehyung sentit ses pommettes ravagées sous une nouvelle vague de larmes. Un tas de sentiments lui montait mais aucun mot pour les décrire. Tout était trop fort, trop intense. Il en hurlerait si sa gorge n'était pas si nouée. Tout lui faisait mal.

- Aucun n'a voulu m'écouter...

Les doigts tremblants de Jungkook effleurèrent la main de Taehyung. Un voile recouvrit ses yeux, encore fixés dans les prunelles sombres au-dessus de lui. Le sang autour de lui teintait les herbes et les fleurs de noir. Doucement, la pluie commença à tomber.

의심

Un haut-fonctionnaire a disparu du jour au lendemain. C'est une rumeur qui court. Le roi refuse d'en dire plus, prétendant qu'il ignore tout de cette histoire. Mais les langues se délient dans l'ombre, l'histoire se répand. On raconte alors qu'il s'en est allé durant la nuit, après être passé au temple. On a fait cette supposition après avoir trouvé toutes les petites fleurs noires qui le bordaient complètement arrachées. Il serait ensuite allé vers l'est, là où l'eau rencontre la terre. Peut-être espérait-il s'y noyer.

Mais de lui, l'on n'entendit plus jamais parler.

Le siècle de la réjouissance éternelle fut aussi celui de sa pire douleur.

C'était à l'an 413.































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par @-mercure-

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