- 𝑓𝑒𝑟𝑎𝑙










༺ - ༻


F.E.R.A.L.

1999

༺ - ༻

« Durant les moments douloureux, on court après la vengeance. Ami Ayalon »


« Tel un cobra rampant vers sa proie... »

엔*

Désirer*

Désirer

Désirer

L'ardeur immortelle de l'âme








« Se vider ;
jusqu'à ce que cette peine intense le dévorant soit complètement disparue »





Allongé, le corps semblait mort.

Aucun de ses muscles ne bougeait, pas même le petit doigt. Son visage affichait une expression paisible, imperturbable. Comme s'il était plongé dans un profond et réconfortant sommeil, de ceux dont il est difficile d'en émerger. Ce calme, dans lequel il s'enfonçait un peu plus chaque seconde, était consolateur. Une tranquillité pareille ne se trouvait nulle part ailleurs. Pas même dans le vrai monde, ni dans une bibliothèque ou même dans une ruelle déserte. Depuis combien de temps cela durait ? Quelques secondes ? Dix minutes ? Une heure, peut-être ? Peu importait, cette sensation de plénitude, de vide au creux de sa poitrine et dans son esprit réunis le rendaient déjà quelque peu accro. Le désir d'y demeurer, de garder cette sensation au plus près de lui, de la graver dans sa chair s'imposait parmi tout le reste.

Puis vint un drôle d'écho au loin. Un écho semblable à une litanie assourdissante qui l'arracha peu à peu de cette bulle harmonieuse, qui le ramena au douloureux monde terrestre.
Des nuances floues de bleu et de rouge se mirent à danser sous ses yeux lorsqu'il les ouvrit, striées de fissures dans son champ de vision.
Une odeur inquiétante vint soudain flotter dans l'air, oxygène qui peinait à se frayer un chemin jusqu'à ses poumons. Elle se répandait, prenait de la place encore un peu plus, caressait ses narines sensibles... Quelque chose brûlait.

Un terrible événement était en train de se produire.

Ses sens s'éveillèrent peu à peu, au même titre que l'angoisse latente qui le tenaillait par la gorge. Quand il prit conscience de la situation dangereuse dans laquelle il se tenait, il tenta alors de se mouvoir, d'agiter l'un de ses membres. Tout son corps était en arrêt. Ni ses bras, ni ses jambes ne répondaient ; rien. Rien à part une douleur monstre qui lui labourait son être alors qu'il pouvait se sentir écrasé, coincé dans une position des plus inconfortables permises sur cette planète. Il essaya alors de lever la tête dans un geste vif et mal calculé.
Un supplice bien pire lui déchira la moitié du visage, le poussant à la reposer illico.

Dans quel sombre merdier s'était-il fourré ? Que s'était-il donc passé ? Qu'est-ce qu'il foutait là ? Pourquoi lui ?

Il n'eut pas le temps de se poser davantage de questions qu'un bruit de soudure lui parvint sur sa gauche. Il braqua de suite son regard dans cette direction.

- Il est vivant ! hurla-t-on par-dessus le crépitement des flammes.

Des hommes tous vêtus de combinaisons vinrent à lui. On tenta de lui faire la conversation, de le rassurer, de le garder en éveil et de lui expliquer ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Il ne saisit pas tout, comme si on lui parlait dans un langage étranger et difficile à décrypter, manquant toutes les dix secondes de repartir au doux pays des rêves ; bien trop terrorisé par ce qu'il vivait.

Car rien de ce qui se passait n'était normal.
C'était un putain de cauchemar éveillé.

- Nous venons de découper la tôle afin de vous extraire de là. C'est une chance incroyable que vous soyez encore vivant.

Quelques micro-secondes de silence plus tard et l'inconnu casqué reprit :

- On va vous sortir de là, d'accord ? Vous êtes entre de bonnes mains.

À ces mots pourtant prononcés avec toute la conviction du monde, l'homme s'agita, des sons inaudibles tentant de sortir de sa bouche et de la peur visible sur son visage couvert de contusions.
Une peur viscérale : celle de sentir ce martyr décupler dans chaque cellule qui le constituait au moment où on le dégagerait du véhicule. D'éprouver, surtout, à nouveau ce déchirement qui lancinait la moitié de son faciès. De toute cette agitation autour de lui, de ces gyrophares qui ne cessaient de hurler.

- ... Non, baragouina-t-il, un goût métallique sur le bout de la langue. Pas... Pas visache ! Pas tou... cher.

Il fit de son mieux afin d'être compris, mais c'était peine perdue. Sous les mouvements des soldats de feu pour l'agripper sans le briser, la panique grimpa d'un coup en lui. Il supplia encore et encore qu'on ne l'approche pas, qu'on le laisse dans cette maudite bagnole, qu'il était effrayé jusqu'à ce qu'arrive l'extraction...
La sensation de décollement de la peau de son visage contre la surface défoncée et recouverte de débris de verre l'écartela tout entier, le fit crier jusqu'aux larmes et l'extinction de sa voix, à la rupture totale de sa lucidité.

Puis il sombra à une nouvelle reprise, avec cette impression épouvantable de mourir pour la seconde fois en l'espace de très peu de temps.

C'est à ce souvenir plus que pénible que Taehyung ouvre une paupière avant d'être aveuglé par le néon suspendu juste au-dessus de lui. Sa pupille s'empresse d'examiner l'environnement qui l'entoure avec méfiance, comme un besoin de s'assurer qu'il n'est plus sur cette autoroute, prisonnier d'une voiture en proie aux flammes. Des murs roses pâles qui commencent à dépérir, une fenêtre salie par la pluie donnant vue sur le terrain vert entourant le lieu, une minuscule télévision dernier cri accrochée au mur face à lui où deux hommes en costard semblent débattre de l'approche du bug de l'an 2000 et de toute la paranoïa qui l'entoure, des draps blancs le recouvrant...

Pas de doute possible, il est en sécurité, cloué sur l'un des nombreux lits de l'hôpital Severance. Tout va bien, il peut respirer tranquillement et son cœur peut enfin battre à un rythme correct sans frôler l'infarctus, il s'est juste assoupi.
Enfin, Tae sait qu'il est loin, très loin d'être tiré d'affaires et que le pire reste à venir.
Voilà des mois entiers qu'il est hospitalisé ici, à contempler le vide et à se contenter de la nourriture sans saveur de l'établissement. Il ne les compte plus, le temps avance bien trop lentement à son goût, de même que pour sa guérison. Combien de temps encore devra-t-il rester entre ces murs ? Tant de projets l'attendent à l'extérieur. Trop qui ne lui permettent pas d'étendre son séjour dans ce lit immaculé. On lui avait promis un grand avenir, un contrat alléchant qui le projetterait au sommet de sa carrière à seulement l'âge de vingt ans, des collaborations exceptionnelles encore jamais vu auparavant.

Mais ça, c'était avant que la vie ne lui rappelle de la plus vicieuse des manières que l'on ne peut pas tout posséder.
Pas un jour ne passe sans que Taehyung cauchemarde de cet accident qui avait bien failli lui coûter la vie. Chaque nuit, son esprit traumatisé repasse la mélodie macabre des sirènes des camions de pompiers et des ambulances ; une musique qu'il n'est point prêt d'oublier. Chaque nuit, l'odeur de brûlé mêlée à celle de l'essence empeste ses narines au point de lui filer la nausée. Chaque nuit, la déchirure de son derme lui rappelle qu'il avait échappé in extremis à la lame tranchante de la Mort. Chaque nuit, son cerveau rejoue toute cette séquence choquante qui le replonge dans le même état que lors de ce moment tragique : trouble et incompréhension...

Maintenant accompagné par une frustration grandissante, alors qu'il repense à tout ce qu'il a accompli, tout ce qu'il n'aura sans doute plus.

Kim Taehyung, un jeune coréen lambda devenu du jour au lendemain le mannequin que toutes les marques du moment désiraient avoir pour muse. Depuis tout petit, il savait que sa place était sur les podiums, sous les projecteurs, devant les flashs interminables des photographes assoiffés de clichés parfaits et sur la Une des magazines de mode.
Après toutes ces émissions vues et revues sur l'imposant tube cathodique dans le salon familial le soir et les fascicules people qu'il piquait dans le dos de sa mère, Tae avait su qu'il mettrait au service son apparence pour les plus grandes marques. Toute cette admiration à l'égard de celles et ceux qu'il considère à présent comme ses idoles, tous ces mots doux complimentant leurs apparats, tous ces jolis vêtements qui soulignent leurs courbes... C'était ce métier là qu'il voulait absolument exercer et pas un autre. La lumière, les strass, il désirait plus que tout les toucher du bout des doigts.

Plus d'un lui avait rabâché qu'il n'y arriverait jamais. Que c'était de la pure folie, qu'il devait être plus réaliste. Que c'était un milieu fermé et puant la fausseté, que poser devant les caméras n'était pas un vrai métier. D'autres lui avaient ri franchement au nez et ne s'étaient pas empêchés de lui cracher qu'avec un physique aussi disgracieux que le sien, il n'irait pas bien loin. Ses parents étaient les premiers à s'être opposés fermement à ce choix d'avenir qu'ils jugeaient d'un très mauvais œil. Tout ce que madame et monsieur Kim attendaient de la part de leur progéniture, c'était d'obtenir de bons résultats à l'école, qu'ils fassent de grandes études pour ensuite décrocher un emploi stable et de longue durée. Qu'il ait une vie bien rangée, à l'ombre de toute décadence. Ils y avaient veillé au doigt et à l'œil, parfois en utilisant des méthodes peu orthodoxes qui donnent encore des suées à Taehyung, même adulte, rien que d'y repenser.

Malgré leur sévérité et leurs remarques incessantes sur son manque de tenue, de sériosité et tout un tas d'autres choses qui lui étaient un peu passé par dessus la tête en grandissant, ça n'avait pas stoppé les ardeurs de ce dernier. Pire encore : plus l'intransigeance de ses parents s'intensifiait, plus son désir de devenir la nouvelle coqueluche des marques de mode durcissait. Et pour parvenir à ses fins, Tae avait dû songer à des tas de sacrifices.
Des sacrifices qui l'ont conduits dans une chambre aux couleurs mornes, où l'odeur aseptisée typique des hôpitaux empeste l'air et rappelle constamment que la Faucheuse n'est jamais très loin, tapie quelque part sans être vue et attendant de frapper au moment opportun.

On toque alors à sa porte, ce qui l'extirpe de ses pensées. Une femme couverte de blanc de la tête aux pieds entre avec ce qui semble être un dossier dans les mains et s'approche doucement de lui. Taehyung la reconnaît à ses traits délicats, cette petite bouche en forme de cœur et sa longue natte brune. Elle s'occupe de lui depuis son arrivée ici, lui apporte les repas et supporte sa morosité plus qu'évidente tous les jours. Elle est bien courageuse à endurer son apathie et son manque de conversation, ce petit bout de femme.

- Monsieur Kim, c'est le grand jour ! annonce-t-elle avec entrain. Nous allons pouvoir retirer vos plâtres dès aujourd'hui !

Taehyung la contemple en silence, attendant qu'elle poursuive. Il peut sentir ses pulsations cardiaques s'exciter dans sa poitrine à cette nouvelle inespérée. On va enfin le débarrasser de ces merdiers encombrants !

- Vos radios effectuées hier démontrent des résultats très satisfaisants ! Les os de votre jambe et de votre bras se sont remis en place, votre organisme s'est accommodé aux tiges que le docteur Choe a placées durant l'intervention de votre colonne vertébrale - sans parler de la rééducation que vous avez suivi au cours de ces derniers mois ! poursuit-elle, tout en parcourant les documents sous ses yeux. Il n'y a que votre clavicule gauche qui se montre encore capricieuse mais vous êtes sur la bonne voie ! On pense vous garder encore quelques jours de plus en convalescence et vous pourrez enfin sortir.

Tae acquiesce doucement à cet enchaînement d'annonces réjouissantes. Cependant, une question lui trotte en tête. La partie la plus importante de son anatomie n'a pas été évoquée. Est-ce normal ? Cette interrogation lui démange, lui brûle les lèvres comme pas permis. Il doit savoir. Impérativement.

- Qu'en est-il de mon visage ?

La demoiselle répondant au doux nom de Hae, d'après la petite carte sur son chemiser, relève la tête et le regarde longuement. Son expression joviale se fane, perd de sa couleur et ne reflète plus qu'une profonde préoccupation. Elle semble hésiter. Les longues secondes de mutisme qui viennent de s'écouler en sont la preuve. Taehyung le voit bien et cela ne fait que renforcer ce qui l'assaille.

- Monsieur Kim... Je ne suis pas sûr que vous soyez prêt pour cela.

- Pourquoi donc ? Ça fait presque une éternité que je croupie dans cette chambre sans avoir vu une seule fois de quoi j'ai l'air.

Malgré la tonne de bandages qui cache toute sa tête, sa visibilité réduite et les plâtres, Tae n'a pas perdu de son aplomb. Il se redresse du lit, confrontant un peu plus de son œil son aînée. Quand Taehyung veut quelque chose, il ne lâche pas le morceau et l'obtient coûte que coûte. Il l'a prouvé de nombreuses manières, à commencer par ce casting auprès de l'agence Némésis Corporation alors qu'il n'avait même pas la majorité. Il avait bravé la contestation tenace de ses parents, les quelques kilomètres qui séparaient Séoul de Seongnam par les transports en commun et en séchant une journée de cours juste pour cette occasion. Il avait tout donné pour cette audition qui l'obsédait et l'angoissait jusqu'à la moelle épinière sous les yeux des juges experts. Après des jours d'entraînement à défiler en cachette dans sa chambre désordonnée ou dans la cour de son lycée sous le regard de ses copains de classe, à calquer au millimètre près la démarche de ceux qu'il considérait comme de véritables divinités vivantes et travailler son expression faciale devant son miroir, Taehyung s'était dit que ça devrait être simple de décrocher cette place au sein de leur agence.

Depuis ce fameux jour, ils ne peuvent plus se passer de lui. Ses managers demandent toujours un peu plus de sa personne, toujours un peu plus de son regard d'acier qui désarçonne et perce l'âme, toujours un peu de son visage sculpté par on-ne-sait quelle déité qui l'a gratifié dès le berceau. Taehyung a su faire ses preuves et démontrer qu'il mérite sa place au sein de leur entreprise. Poser devant les objectifs en fonction des thèmes imposés, les soirées prestigieuses, les plateaux de télévision ; son train de vie mouvementé lui manque énormément.
Et pour s'assurer de son bon retour sur les podiums, Taehyung devait s'assurer que son visage va mieux. C'est un besoin vital de connaître l'état de cette moitié de faciès momifiée qui avait bien pris cher lors de l'accident. La souffrance ressentie lors de l'extraction de son véhicule en feu, il s'en souviendra pour le restant de ses jours.

- Je veux que vous me virez ces bandages. Si vous ne le faites pas, c'est moi qui le ferai.

Malgré le calme apparent de sa voix, le top model s'impatiente. Un certain agacement commence peu à peu à ruisseler dans ses veines. Il ne déconne pas : si personne ne se bouge pour lui ôter ces affreux bandages, lui-même les enlèvera même si les médecins ne le veulent pas. Ce ne sont pas eux qui stopperont ses ardeurs. Personne n'a à dicter ce qu'il doit faire.

- Je comprends votre impatience, mais...

- Hae. Ma gueule, c'est ce qui me permet de vivre, se défend le plus jeune. C'est mon putain de gagne-pain. Sans ça, je ne possède rien et je ne suis que dalle. Alors pour l'amour du ciel, enlevez-moi ces trucs. J'en ai marre de ressasser les mêmes questionnements encore et encore dans mon crâne et de remettre en doute mon retour chez Némésis Corp'.

La plus âgée le sonde quelques secondes du regard. Un ange passe puis elle finit par soupirer, signe qu'elle abdique. Cela ne sert à rien de tergiverser avec un homme aussi têtu que Kim Taehyung. Il sait ce qu'il veut et n'en démordra pas.

- Très bien. Je vais chercher l'appareil de découpe et reviens. Heureux ?

- Amplement satisfait, même, répond-il avec un sourire en coin.

Hae lève les yeux vers le ciel puis s'éclipse un instant de la chambre. Un silence religieux plane à nouveau dans la pièce tandis que Taehyung jubile, toujours en position assise. Cependant, son excitation se retrouve vite balayée par cette appréhension lui labourant les entrailles, le cerveau avec. Cette angoisse qui a germé en son sein depuis son premier jour à Severance et qui n'a cessé de fleurir jour après jour, nuit après nuit, cachée derrière son fidèle masque d'impassibilité. Il l'a bien entretenu en se torturant mentalement, en se créant des scénarios qui le dépassent et imaginant le pire qu'il puisse lui arriver.
Ses questions tournent en boucle tel un disque rayé, s'entrechoquent entre les recoins de son esprit. Elles gagnent en volume sonore. dansent en ronde de leur sabots maléfiques, s'imposent un peu plus que les aiguilles du temps passent...

À quoi vais-je ressembler ? Est-ce que la chirurgie réparatrice aura eu son effet escompté ? Toute trace de ce jour-là aura-t-elle disparue ? Plairai-je encore aux yeux des autres ? Peut-être que je n'inspirerai que la répulsion... ? Est-ce que mon existence prendra fin dans quelques minutes ?

Est-ce normal d'être obsédé et effrayé à ce point à l'idée de perdre sa beauté ? De voir un reflet qui nous est étranger chaque matin ? De douter du jugement d'autrui ?

Le « clac » familier de la porte de sa chambre retentit alors. À ce son, Taehyung chasse ses voix intrusives, secoue la tête et masque une nouvelle fois son visage de sa fidèle imperturbabilité. Celle qui le rend inaccessible, mystérieux, qui fait barrière à ses émois les plus profonds : ce que toute l'industrie et ses fans désirent de lui. Moins expressif il est, plus l'idolâtrie sera grande. Et Taehyung avait désespérément besoin de cette attention constante rivée sur lui. Pour toujours.

Hae s'avance vers la table face au lit, un petit appareil posé contre son calepin avec une paire de ciseaux et une grande pince. Elle pose le tout avant de se diriger vers lui.

- Je vais vous aider à sortir du lit. Accrochez-vous bien à moi.

Avec cette perpétuelle douceur à son égard, elle le guide jusqu'à la chaise face au lit, non sans qu'il ne manque de chuter à cause du plâtre imposant ceinturant sa jambe gauche.
Taehyung ne tient plus en place. Dans quelques minutes, il sera enfin libéré de toute cette merde qui l'empêche de bouger comme il le souhaite depuis des mois entiers. Comme il a hâte de retrouver son train de vie !

- Je vais commencer par la découpe de celui de votre bras, explique l'infirmière alors que la machine émet un bruit semblable à un rasoir électrique. Je vous rassure, ça ne coupe pas la peau.

Lorsque son bras est étendu à plat sur la surface en bois, cette dernière fend en deux avec concentration le plâtre sous son regard attentif et à la fois troublé. Il ressent des vibrations un peu partout dans son corps, l'impression est étrange mais pas au point d'être dérangeante. Ensuite munie de la pince, Hae écarte le plâtre puis vient le couper avec la paire de ciseaux. Puis vient la délivrance. Quand Taehyung tente de lever son bras, il exécute ce geste avec une facilité qui était encore impossible quelques semaines auparavant. Il le tourne, agite son poignet dans tous les sens, comme s'il testait la tenue d'un objet acheté dernièrement en magasin. Malgré le manque de force apparent dû à une longue absence d'action et une peau asséchée, la sensation de pouvoir être de nouveau libre de ses mouvements est euphorisante.

C'est au tour de sa jambe gauche d'être extraite définitivement de son plâtre. Taehyung répète les mêmes mouvements, ravi de retrouver sa mobilité d'antan. Bientôt, il pourra de nouveau parader sur les podiums sous les yeux pétillant d'adoration de ses admirateurs.
Hae se met derrière lui puis pose ses mains sur ses épaules. Elle les presse doucement comme s'il s'agissait d'un geste de soutien silencieux à son égard.

- Vous êtes vraiment sûr de le vouloir ? Vous pouvez encore changer d'avis, monsieur Kim.

Un minuscule miroir sur pied trône sur la table juste en face de lui. Il lorgne ce visage enveloppé de bandages médicaux, qu'il peine à reconnaître ; le palpitant commençant sa symphonie infernale. Ce visage inconnu, qui ne lui dit trop rien, qu'il esquive dès qu'il le peut depuis qu'il a ouvert l'œil quelques heures après son accident de la route. Accident qu'on avait conclu à une défaillance de sa part et qui avait été rapidement classé par les forces de l'ordre, lors de l'enquête lancée.

Conclusion qui avait laissé Taehyung avec un goût amer.

Il est certain que ses freins étaient parfaitement fonctionnels avant cette effroyable collision sur l'autoroute et les tonneaux engendrés alors qu'il se rendait au photoshoot prévu ce jour-là. Avait-il manqué de vigilance ? Cela ne fait qu'un an qu'il a passé le permis de conduire, mais tout de même. Il était un minimum vigilant et loin d'être con à propos de la sécurité routière. Mais oublier de vérifier un détail, ça peut arriver parfois. N'est-ce pas ? Alors pourquoi, au fur et à mesure que les jours passent, voit-il le mal partout ? Ça relève de la paranoïa, il doit se rendre à l'évidence.

- Finissons-en maintenant, prononce-t-il froidement sans quitter des yeux son reflet.

Hae se penche pour prendre la paire de ciseaux et démarre alors l'attente la plus interminable et stressante de toute son existence. Un silence pesant s'invite dans la chambre, ponctué par les coups de ciseaux minutieux de l'infirmière. Chacun d'entre eux le rapproche de la révélation, intensifie cette appréhension qui lui noue l'estomac. Il ne peut s'empêcher de trépigner sur sa chaise, de se masser la mâchoire et la gorge avec insistance de sa main valide. La nervosité est là, resserre son étau ; plus imposante que jamais. Les pansements tombent un à un, la peau se révèle peu à peu. Le résultat semble passer pour le moment. Ses cheveux châtains ont bien poussé, un tour chez le coiffeur ne lui fera pas de mal. Quelques cicatrices peu profondes apparaissent doucement juste au-dessus de la naissance de son cou. Puis d'autres, plus marquées, oscillant entre le rouge et le blanc. Les muscles de Taehyung se tendent à cette vue. Cela n'augure rien de bon. Quand un autre morceau de peau se retrouve découvert, tous les sens du mannequin s'agitent et ce dernier regrette de suite sa décision. Son entêtement le perdra, un jour. Il puise alors dans ses ressources pour ne pas perdre pied face à cette image d'horreur qui lui fait lentement face.

Le dernier morceau de pansement est retiré. Ce portrait dans la glace est difficilement supportable. Ce portrait qu'il devra assumer à partir de maintenant est une honte, une laideur sans nom. Une ignominie dont il vaut mieux que personne ne voit.
Ce visage - s'il peut encore le désigner ainsi - déformé, suintant, couvert de balafres...
Ce bout de chair qu'il ne sent plus, qui ne ressemble plus à rien avec ce trou gorgé de sang là où se trouvait son œil...
Aucun fond de teint, aussi épais soit-il, ne pourra camoufler cette monstruosité.

- Voilà pourquoi je voulais vous ménager et éviter toute déception de votre part. Votre derme, épiderme et hypoderme ont été sévèrement touchés lors de votre accident à cause des nombreux débris de verre et de métaux qui sont rentrés dans votre chair. Nous avions voulu tenter en premier lieu une autogreffe pour reconstruire la partie détruite de votre faciès. Malheureusement votre peau est bien trop fine, vous n'avez pas assez de matière pour le permettre. On a donc opté pour un plan B pour réaliser la greffe de peau totale : l'allogreffe. Tout ne s'est pas déroulé comme prévu et c'est ce qui est à prévoir dans ce genre d'opérations. Votre corps a rejeté la greffe et-

Accablé et agonisant. Ce sont les bons termes pour désigner l'état d'esprit de Taehyung dont la vue se brouille seconde à après seconde, dont l'intérieur des joues se fait broyer entre ses molaires tant il se retient de hurler. Tous ses rêves viennent de partir en fumée, son avenir et son ego avec. Il n'écoute plus les explications de l'infirmière, ça n'a plus d'importance. Tout ce qu'il y a à retenir est que cette tentative de sauvetage pour préserver sa beauté fut un fiasco total et qu'il n'y a plus rien à faire pour sauver cette partie si chère à son cœur de son anatomie.
Assis sur cette chaise, l'âme en vrac, Tae se sent mourir pour la troisième fois. C'est une souffrance, bien plus forte comparée à celle ressentie lors de son accident, qui se répand en lui, qui lui monte à la gorge au point de l'enflammer. Qu'a-t-il fait pour mériter ça ? Lui, l'étoile montante de Némésis Corporation ? Lui qui ne possédait rien au départ et qui était prêt à conquérir le monde entier pour qu'on retienne son nom ? Lui qui s'apprêtait à décrocher ce contrat somptueux pour la marque italienne Versace ?

- Sortez, ordonne faiblement le top model, l'œil larmoyant.

Tous ces efforts en vain...
Rien ne se passe comme lui le souhaite. Comme un rappel au fait qu'il n'arrivera jamais à atteindre son but. Comme si le hasard donnait raison à tous ces gens, surtout ses exécrables géniteurs, qui n'avaient cru à aucun moment en lui.

- Monsieur, je suis désolée...

Et cela le met particulièrement hors de lui.
La façade de Taehyung se fend pour de bon. La carapace est brisée, son mal-être déployé.

- Quittez cette chambre tout de suite !

Tout en tonnant ces mots de sa voix grave, dans un geste incontrôlé, il saisit le miroir et l'envoie valser sur le côté dans un fracas retentissant qui fait fuir Hae en trombe de la chambre. Des insultes peu fleuries fusent dans sa tête tandis que sa douleur grandit, que sa colère prend trop de place et peine à être contenue. C'est un cocktail d'émotions contradictoires et ingérables qui le submerge, le cloue net sur son siège. La tempête s'évapore, le silence reprend ses droits au son des sanglots de Taehyung.
Le clap de fin imaginaire de sa courte carrière dans le mannequinat retentit et Tae se dit qu'il aurait préféré qu'on le laisse s'éteindre sous la carcasse de sa voiture, quelques mois plus tôt. Car son avenir, qui semblait tout tracé, est désormais criblé d'incertitudes et les voix malfaisantes dans son crâne anxieux prennent déjà un plaisir sadique à le torturer.
Celui dont les journalistes de mode surnomment « L'Adonis des Podiums » peut tirer sa révérence et enterrer ce surnom qu'il n'est plus digne de porter.

Miroir, très cher miroir brisé... entonne-t-il dans sa tête, la pupille braquée sur les morceaux de glace brisés jonchant le sol. Assure-moi que je suis et reste le plus radieux de l'empire Némésis, même avec cette disgrâce pour éternel portrait !


- Ils vont vraiment t'virer pour un truc dont t'es pas fautif ? T'es sûr de c'que t'avances ?

- J'en sais rien honnêtement, Jimin. Mais je suis sûr que c'est ce qui va se passer.

- Némésis Corporation a l'air d'être une boîte ouverte d'esprit et en avance sur son temps. J'pense pas qu'ils vont te jeter pour ça, ça s'rait injuste de leur part.

Taehyung soupire tandis qu'il voit le paysage urbain de Séoul défiler, pas très convaincu par les propos de son meilleur ami. Il a envie d'y croire et de partager le même enthousiasme que lui, mais le moral n'est pas là. Il s'en est allé depuis des jours, délaissé dans l'une des nombreuses chambres aux murs rose pâle de l'hôpital Severance.
Ses derniers jours furent compliqués à gérer pour lui. Il avait encore du mal à assimiler cette nouvelle apparence qu'il trouvait et trouve encore abominable avec laquelle il devra vivre le restant de ses jours. Ses journées s'étaient résumées à pleurer, regarder les murs, pleurer à nouveau, se convaincre que sa vie est un échec, penser à un moyen d'abréger sa souffrance et ainsi de suite. Le Taehyung sûr de lui au maquillage impeccable et à l'apparat renversant n'est plus qu'un lointain souvenir. Le nouveau Taehyung a l'allure d'une épave humaine, l'œil bouffi à force d'avoir trop versé de larmes et s'est vêtu les premiers vêtements qui passaient que Jimin lui avait apportés quelques semaines plus tôt durant sa convalescence.
Méconnaissable et ombre de lui-même : il ressemble à un véritable mort vivant, à quelqu'un résigné face aux aléas de la vie.

Quelques heures plus tôt, il avait signé les papiers administratifs pour sa sortie de l'institut. Taehyung avait préalablement appelé son ami pour que celui-ci vienne le chercher et les voilà côte-à-côte dans la vieille Hyundai Pony bordeaux de ce dernier, roulant en direction de l'immeuble où vit le châtain.

- J'ai annoncé à Seokjin-hyung que tu sortais enfin par texto, il propose qu'on fête ça autour d'un verre samedi qui arrive si tu te sens d'attaque. Ça te dit ?

- Je sais pas... Je t'avoue que je suis pas très serein de me balader dehors avec cette merde sur la gueule, avoue Tae tout en pointant le fin bandage qui recouvre la moitié de son visage.

Son ami détourne le regard de la route pour lui jeter un regard plein de compassion envers lui. Malgré son look mi-punk mi-grunge qui choque les plus arriérés, ses bijoux cloutés, ses incalculables anneaux aux oreilles et en plus de celui à la lèvre inférieure, ses cheveux décolorés et son make-up charbonneux : Jimin rayonne par sa bonté et sa bonne humeur contagieuse. Au-delà de son apparence marginale, se dissimule un garçon qui a le cœur sur la main et qui n'a jamais cessé d'encourager Taehyung depuis les bancs du lycée. Et Taehyung avait toujours veillé à lui rendre la pareille, à croire pour deux en ses ambitions.

- Même venir à mes futurs concerts, tu voudras pas ? demande Jimin, sur un ton faussement triste tout en tirant la moue.

- Tu sais très bien que je raterai ça pour rien au monde, Blondie. Même malade comme un chien, je viendrai te voir !

- T'es chou, Tae-tae. Faudra que je te fasse écouter le son qu'on est en train de bosser pour notre prochain album avec les gars. Les radios vont s'entretuer pour nous inviter sur leur plateau, moi je te le garantis.

Les lèvres de Tae se retroussent en un doux sourire. Un vrai, qui ne dissimule rien de nocif.
Il avait vu Jimin répéter pendant des heures et des heures à s'en détruire les doigts contre les cordes de sa guitare électrique, jusqu'à ce que sa voix soit éteinte. Le petit blond est un bosseur acharné qui cherche toujours à se dépasser, à voir plus grand. Déjà lors du concours de groupes organisé par leur établissement scolaire, Jimin avait illuminé le public par son charisme naturel et son âme de leader. L'aura qu'il dégageait à cette époque n'avait pas changé. Mieux encore, elle s'est magnifiée avec le temps. Il avait pris de la valeur comme un bon vieux vin.

Jimin et ses camarades voulaient être la nouvelle relève du Rock, suivre le chemin de grands groupes comme Nirvana ou Soundgarden. C'était un pari risqué et pourtant, ils l'ont fait malgré les difficultés du début rencontrées. S'ils ont pu y arriver, c'est parce qu'ils avaient toujours cru en eux-mêmes et en leur créativité, depuis le jour où leur groupe s'est formé. La presse locale s'était emparée de ce nouveau phénomène musical qui sortait des sentiers battus. De petites scènes dans les cafés de Séoul, on parle désormais de tournées dans de plus grandes salles et pourquoi pas dans l'ensemble du pays. Leur musique saturée aux paroles pleines de poésie dont les rapports humains sont le sujet principal a su conquérir le cœur de personnes de tout horizon et ils espéraient, une fois la Corée du Sud tout entière séduite, voyager dans le monde entier et rallier de nouveaux fans.

- Les Æon vont conquérir la Terre !

- Et comment, on va tout faire pour !

- Et je suis convaincu que vous y parviendrez !

Jimin lui saisit délicatement la main et exerce une pression légère dessus en guise de remerciements face à ses encouragements. Soudain les yeux de ce dernier se transforment en soucoupe, comme s'il était frappé d'une illumination. Sa réaction suit son geste, la pression sur sa main se renforce.

- En parlant d'concert, l'autre con a joué au KBS Hall Arena la semaine dernière. Il chante bien pour un connard d'son espèce. Au vu d'sa gueule de dur à cuir, j'aurais pas deviné qu'il est du genre à jouer les popstars en dehors des caméras.

- Il y a trop de monde que tu trouves con, Jimin, ça m'aide pas. Tu parles de qui, là ?

- Mais si, celui qui est fort musclé et qui a des tattoos partout sur le corps ! renchérit le blond. Il est dans la même agence que toi !

Après quelques secondes de réflexion, Tae comprend de qui parle son ami et un certain malaise commence à le submerger.

- Ah, ce con là...

- Jungkook, c'est ça son nom, hein ?

- Ouais... répond Taehyung de manière évasive.

- Rassure-moi, il t'emmerde plus ? Sinon, j'm'occupe d'son cas.

- C'est du passé, il a compris qu'il devait se calmer...

Les souvenirs de ses débuts chez Némésis Corporation sont encore tout frais. Trouver ses marques au sein d'une agence de renom alors qu'on est novice s'avère compliqué. Cette étape fut loin d'être simple pour Taehyung lorsqu'il a intégré cette équipe qui voulait faire la différence entre toutes les agences de mannequinat déjà existantes.

C'était encore plus difficile face aux railleries incessantes de son aîné, Jeon Jungkook.

Neuf ans les séparent et pourtant, à l'époque, son comportement était digne d'un collégien. Taehyung avait bien compris qu'il n'était pas le bienvenu à ses yeux car plus le temps passait, plus les piques de Jungkook devenaient cruelles et le rendaient malade. Croiser le noir de jais entre les couloirs de l'agence ou poser à ses côtés lors de shootings l'angoissait, lui refilait des noeuds d'estomac douloureux. Certains ont vu cela comme de la taquinerie, d'autres comme du harcèlement bête et méchant guidé par ce sentiment hostile qu'est la jalousie. Cependant, personne n'avait eu le cran de le dénoncer et c'était évident que Némésis Corporation ne virerait pas l'une de ses personnalités phares.
Jungkook était l'un des mannequins les plus influents du moment et si ce n'est le plus controversé : son allure de mauvais garçon qui faisait craquer hommes et femmes réunis, les multiples dessins gravés à l'encre qui parcouraient son corps tout entier et les quelques piercings qui décoraient son visage défrayaient la chronique. Les mentalités se bousculaient et chaque fois que ses photos étaient dévoilées, c'était la même effervescence qui secouait toute la Corée du Sud et les mêmes débats qui revenaient sur la table. Et Némésis Corporation aimait jouer avec le feu et la provocation et Jungkook était leur carte maîtresse dans ce domaine.

L'un de ses photoshoots, qui a créé un véritable raz-de-marée, avait fait la Une de la presse coréenne et fait l'objet des pires rumeurs possibles. Des clichés noir et blanc où l'on avait fait revêtir « L'Apollon Séditieux » de vêtements en cuir, de boucles et de clous de la tête aux pieds, où l'on avait utilisé du corpse paint pour couvrir ses yeux et ses lèvres de noir et son teint de blanc qui lui donnait une expression inhumaine, voire démoniaque après avoir plaqué ses cheveux vers l'arrière pour dégager son visage et faire ressortir sa machoire saillante. On l'avait également accessoirisé d'une guitare électrique Harley Benton couleur nuit à la forme dite « Warlock » qui valait une fortune et on avait pris soin d'illuminer un pentagramme derrière lui pour le rendu final avant de le photographier.
Une poignée de jours à peine écoulée, le public non réceptif à cette série de photos accusa Némésis de faire la promotion du satanisme, de pousser les jeunes à vouer un culte au Diable et d'écouter du Métal. Parce que c'est bien connu que tous les metalleux sacrifient à chaque pleine lune des innocents avant de se baigner dans leur sang à la gloire du démon cornu et que, par conséquent, il faudrait bannir cette musique barbare des ondes radiophoniques pour que personne ne finisse comme eux : corrompus jusqu'à la moelle épinière. Et les idioties de cet acabit s'enchaînèrent encore et encore, pendant que ses détracteurs en revenaient à Dieu, à l'implorer pour sauver les pauvres mannequins sans défense de son emprise perverse qui les conduiraient en enfer. Ces accusations étaient même remonté jusqu'aux oreilles de l'Outre-Atlantique, c'était pour dire.

Titre racoleur, titre mélioratif ou péjoratif : peu importe le résultat tant que l'on parle de cette agence qui rime avec « chaos ». Celle qui tire les ficelles du royaume Némésis avait joui de toute cette attention portée, qu'elle était bienveillante ou non. Et Taehyung est persuadé que dès qu'elle le pourra, elle réitérera l'expérience.

Par ailleurs, Tae avait observé Jungkook et prêté attention à différents détails le concernant. Dans les loges, loin du tumulte du public, loin des œillades curieuses, hors de la scène. Taehyung avait tout vu de ses propres yeux, non sans éprouver un pincement dans la poitrine lorsqu'il avait découvert cette autre facette de son aîné.
Derrière cette image rude qu'il renvoyait, c'est une personne mal dans sa peau, qui charcute son visage devant la glace quand il se retrouve seul dans les loges, qui étire sa peau le plus possible jusqu'à ce qu'elle cède sous ses doigts tatoués, un faux air joyeux qui finit toujours par s'effondrer. Cet homme est complètement terrorisé du qu'en dira-t-on et d'être éjecté de l'industrie, comme on éjecte un pion d'un échiquier. Et les retombées de cette séance photo aux airs diaboliques, les critiques qui le visaient, n'ont fait que le condamner un peu plus à douter de lui-même chaque jour, à supporter une pression supplémentaire qui était déjà trop lourde pour lui.
Il y a toujours une raison qui explique les agissements et le comportement de quelqu'un. Certains sont pardonnables, d'autres ne méritent aucun pardon.

Taehyung avait compris l'aversion que lui vouait son aîné, à force de le côtoyer et d'être témoin sans le vouloir de ses baisses de confiance en lui. Mais il ne pardonnerait pas cela. On ne brise pas l'ego de quelqu'un dans le but de se sentir supérieur. Les intimidations, les moqueries sur son apparence androgyne et ses petites poignées d'amour, les mauvaises blagues...
Non, jamais il ne fermerait les yeux sur cette conduite qui n'avait pas lieu d'être et qui l'avait poussé à se détester sans le vouloir. Tae ne s'était pas gêné pour le lui faire savoir en face à face, après l'avoir surpris pour la énième fois en train de s'apitoyer sur son sort, les yeux explosés, sans doute parce qu'il avait pleuré - ou consommé, qui sait ?
Jungkook avait tenté de s'excuser et de le retenir, de faire comprendre à Taehyung combien il se sentait coupable d'avoir agi de façon infecte avec lui, mais qu'il devait aussi le comprendre. Parce qu'un jour, d'après lui, son tour viendrait. Les doutes horribles qui l'accablaient chaque jour hors des caméras le contamineraient également et il ne resterait plus que ses larmes pour pleurer, une fois que Némésis Corporation en aurait assez de lui.

« Profite de ta jeunesse et de ce joli visage que les cieux t'ont offert en cadeau tant que tu le peux encore. Rien n'est éternel ici bas. Tu le découvriras par toi-même en grandissant ».

Voilà ce que lui avait dit droit dans les yeux son aîné lors de cette discussion qui, au final, n'en était pas vraiment une. Tae n'avait rien voulu savoir et avait regagné sa demeure, sans se retourner. Mais les mots de Jungkook avait réussi à semer quelques soupçons chez lui et voir son aîné aussi démuni avait remué quelque chose en lui.
Cette ultime confrontation est arrivée peu de temps avant son accident de la route et Tae se demande désormais si Jungkook n'aurait pas des dons de voyance. Maintenant, ils ne sont plus si différents l'un de l'autre : ils partagent une terreur commune.

- Jungkook a essayé de me contacter à plusieurs reprises durant mon séjour à l'hosto', tantôt par sms, tantôt en m'appelant. Mais je n'ai pas pris la peine de répondre.

- Je vois. T'as eu des nouvelles des autres ou des visites ?

- Hoseok est venu me voir une fois et inévitablement il m'a parlé de Jungkook, comme ils sont souvent fourrés ensemble. C'était... Bizarre, presque faux. J'ai toujours pas compris pourquoi il est venu, à moins que je sois bête.

Jung Hoseok environne le même âge que Jungkook, il est même possiblement un peu plus âgé que ce dernier. Aussi loin que Tae s'en souvienne, depuis qu'il fait partie de l'agence, il a toujours vu ces deux-là traîner ensemble. Ils ont l'air d'un couple dépareillé tant ils n'ont rien à voir l'un l'autre, aussi bien par leur manière de s'exprimer que par leurs apparences. À mesure que les semaines passaient, le châtain avait pu noter un détail déroutant qu'il ne pige toujours pas à propos de ce lien qui unit ces deux énergumènes. Jungkook subit la présence d'Hoseok. Aux côtés de celui-ci, il s'efface, se raidit, comme par désir inconscient de disparaître. On l'entend peu, les quelques réponses qu'il donne sont brèves, presque prononcées en un chuchotement, et tout dans sa posture témoigne un embarras plus que visible. Il y a un énorme gouffre qui sépare ce Jungkook du Jungkook harceleur auquel il s'était confronté à son arrivée chez Némésis Corporation. Mais si le noir de jais ne supporte pas la présence de cet homme, pourquoi le laisse-t'il rester près de lui ? Pourquoi ne se rebelle-t-il pas ? Avec son caractère de merde, il aurait pu le rejeter et avoir la paix pour de bon. Alors pourquoi agit-il comme un véritable soumis avec lui ? Question sans réponse jusqu'à présent pour Taehyung, mais son instinct lui souffle que des choses pas très saines doivent se passer entre eux et il préfère ne pas mettre son nez dedans.

Le premier élément que Tae avait remarqué de suite dès sa première rencontre avec Hoseok : sa plastique artificielle. Son visage avait été remodelé à coup de scalpels et d'injections, de son nez en passant par ses pommettes puis par son front lisse ; ce qui lui donne des airs d'homme bionique, de robot humanoïde à la Ghost in the Shell ; sa peau ne présentant aucune imperfection, ni bouton, ni trace du temps qui s'effiloche. Même la couleur de ses cheveux n'était pas naturelle, il avait pu observer ses racines foncées pousser sur sa chevelure platine. Ce qui était un comble aux yeux du plus jeune, qui pensait que seule la beauté naturelle comptait aux yeux des agences de mannequinat. Mais il avait ravalé cette réflexion, son but n'était clairement pas de se moquer ni blesser les autres ; seule sa carrière lui importait et c'était toujours le cas à l'heure actuelle.
Son œil investigateur n'avait pas raté non plus ce décalage entre son expression joviale, qui semblait forcée et faisait ressortir toutes ses modifications apportées par la chirurgie esthétique, et cette drôle d'étincelle qui crépitait dans ses iris bruns. Depuis ce jour, Tae n'avait jamais trop su sur quel pied danser avec lui. Il ne savait pas s'il pouvait compter sur lui les yeux fermés ou s'il devait se méfier de lui. Toutes les fois où ils avaient discuté ensemble, à aucun moment il fut possible pour Taehyung de déchiffrer ce que pensait son aîné. Le décrypter revenait à traduire des hiéroglyphes sans avoir fait d'études en égyptologie : tout bonnement infaisable. Comment reconnaître qu'Hoseok appréciait réellement sa compagnie ou l'exécrait de tout son être ? Comment savoir si ces questions, à la frontière de l'intrusivité - « Ce sont tes vrais cheveux ? J'aurais tant aimé avoir leur volume... Tu as de la famille à Séoul ? J'ai entendu dire que vos relations sont tendus entre toi et tes parents, c'est vrai ? Quel dommage, c'est si triste... Tu dois certainement avoir un copain ou une copine ! Non ? » - relevaient d'un intérêt sincère pour lui ou non ?

Ce malaise, cet inconfort omniprésent, il l'avait ressenti également lors de sa visite à l'hôpital Severance, par ses yeux enivrés par cette curiosité morbide. Ils n'étaient pas assez proches pour se considérer comme des amis, ni assez éloignés pour se considérer comme des inconnus. Mais pourquoi se donner la peine de venir le voir s'il le détestait ? Ça n'avait absolument aucun sens et plus le mannequin y songeait, plus ce micmac lui refilait un mal de tête dont il est difficile de se débarrasser. Pire qu'une énigme à résoudre. En tout cas, ses semblants d'interrogatoires lui avaient appris une chose qu'il ne peut remettre en doute : Hoseok est très, très, très bavard. Et c'est sans doute pour cette raison qu'il ressort souvent de leurs quelques « conversations » avec la tête comme un compteur à gaz.

- J'ai eu par téléphone Lisa aussi, chose surprenante. J'ai été très touché qu'elle prenne de mes nouvelles, je ne m'attendais pas à ça venant de sa part. Elle est grave cool, en vrai !

- Et ta boss ?

Taehyung hausse les épaules, mitigé. Cette femme au carré blond impeccable, madame Cheong, - surnommée « La Porte de Prison » entre collègues ‒ qu'il n'a vu qu'en de très rares occasions, ne sort presque pas de son bureau. Pour s'entretenir avec elle, il faut prévoir des semaines à l'avance un rendez-vous tant elle semble peu disponible. Étonnamment, sa patronne était présente lors de son recrutement. La froideur qu'elle avait dégagé à ce moment-là lui avait fait peur cependant avec le temps, il avait appris que c'était sa manière d'être et qu'en dehors de ça, c'est une travailleuse persévérante qui donne toute son énergie pour faire vivre Némésis Corporation avec son équipe. Après tout, lors de son entretien individuel, elle lui avait confié que des garçons comme lui, elle en voyait vingt ou trente débarquer dans son bureau chaque jour ; tous partageant les mêmes rêves de gloire et venant de bleds paumés, de petites villes autour de la capitale. Sauf que Taehyung n'était pas comme ces candidats. Ils étaient beaux. Lui dépassait la sublimité. Et il deviendrait l'égal des dieux entre les mains de l'équipe Némésis, la vénération de tous à la clé. Voilà ce que lui avait promis cette femme, un sourire confiant sur ses lippes pulpeuses.

- Son dernier appel remonte à il y a six mois. Depuis... Silence radio.

- Tu verras bien dans les jours qui viennent. Allez, on arrive.

Ils passent l'immense portail en fer de la résidence où vit Taehyung, et Jimin trouve sans trop de problème une place pour garer son vieux carrosse. À quelques mètres d'eux, s'étend un immeuble effleurant le ciel tant il est haut. Il respire la richesse, la modernité, le confort de vie, la sécurité ; toutes ces petites choses à la fois que Taehyung peut se permettre et ce dernier a très hâte de retrouver son cocon.

- Tu veux que j't'aide à porter tes affaires ou ça ira ? demande Jimin.

- Ça va aller, t'en fais pas.

- Normalement, t'auras besoin de rien faire en rentrant chez toi. J'ai tout récuré pour ton retour, tes courriers et autres sont posés sur ta table dans le salon et t'as quelques courses de faites dans tes placards et ton frigo. T'as juste à t'reposer, bien t'nourrir et retrouver ta vie d'avant.

Lentement, un grand sourire prend place sur le visage de Tae. Sans son meilleur ami, la vie aurait été bien plus difficile. Il lui sera éternellement reconnaissant pour tout ce qu'il a fait pour lui en ces temps compliqués et pour sa simple présence au quotidien. Tae le sait au fond de lui, il ne trouvera pas plus valeureux ami que lui. Et si un jour Jimin venait à rencontrer des problèmes, il répondra présent sans la moindre hésitation et fera tout son possible pour l'aider.
Avec une douceur qu'il ne témoigne qu'aux personnes chères à son cœur, le mannequin attire le chanteur dans une longue étreinte, étreinte à laquelle ce dernier répond de suite en y mettant plus de pression.

- Merci encore pour tout, t'es le best Blondie.

- Y'a pas d'quoi, chou. Tu sais que j'serai toujours là pour toi, quoi qu'il arrive. Tu m'appelles si jamais t'as b'soin de quoi que ce soit, même si t'as l'impression que ta demande est conne. Tu m'dis quoi pour samedi, hein ?

- Oui, promis !

- Et s'il y a un seul couillon qui vient t'emmerder, j'le castagne !

Après un au-revoir touchant, Jimin quitte les lieux puis Taehyung entre dans son immeuble avec ses affaires récupérées. Il se dirige vers l'ascenseur, entre à l'intérieur puis appuie sur le bouton correspondant à son étage, à savoir le cinquième. Après quelques secondes d'attente, une voix monocorde féminine lui annonce alors qu'il est arrivé à destination puis il sort. Avec nonchalance, il avance vers sa porte, attrape ses clés et passe le seuil.
Jimin n'a pas menti quand il disait qu'il avait nettoyé l'appartement. Une douce odeur parfumée, fleurie qui rappelle celle de la lessive, flotte dans l'air. Son parquet brille, étincelle de mille feux avec les rayons du crépuscule qui traversent sa baie vitrée et rien ne semble avoir bougé depuis son hospitalisation. Tout est propre, comme si Taehyung ne s'était jamais absenté au cours de cette année. Comme si tout était parfaitement normal. Comme ce crash routier n'avait jamais eu lieu et n'était qu'un simple mirage.

Taehyung part de suite ranger ses vêtements propres dans son dressing-room puis mettre ceux qui sont sales à la machine. Faire ces tâches toutes bêtes lui fait un bien fou. Se dégourdir les jambes, bouger librement sans aucun plâtre pouvant le retenir lui a énormément manqué. Une fois cela fait, il repart dans le salon et s'installe devant sa table à manger ; là où reposent tous ses courriers et quelques magazines de mode que Taehyung suit de près. Alors qu'il feuillette un peu toute la paperasse, un magazine en particulier retient son attention. Il reconnaît de suite cette photo qui apparaît sur la couverture, un sentiment de nostalgie s'emparant de lui.
Il s'agit sans nul doute de l'une de ses séances photos préférées.
On lui avait fait revêtir de nombreux bijoux en or dans le but de faire ressortir le pigment de sa peau crépusculaire et d'inspirer une somptuosité royale, presque divine. Bracelets fins, grosses bagues, plastron et boucles d'oreilles à pinces : aucun détail n'avait été omis et Taehyung ne s'attendait pas à porter autant d'ornements aussi onéreux et qui pèseraient aussi lourds. On lui avait apposé de faux tatouages éphémères représentant des serpents qui partaient de ses avant-bras et remontaient jusqu'à ses mains. Les maquilleuses avaient trouvé le maquillage parfait pour mettre en valeur le bleu gris de ses yeux. Une touche de fard à paupières orangé, un trait d'eye-liner aiguisant un peu plus son regard, un peu de mascara pour agrandir ce dernier... Vint ensuite la coiffure. Les mains expertes s'activèrent de donner du volume à ses cheveux épais, de les boucler. On l'aida après cela à se fringuer de cet ensemble d'habits immaculés qu'il osait à peine toucher, tant il avait peur de les abîmer, tant ils avaient l'air fragiles. Tae n'avait aucune idée de quel tissu ils avaient utilisé pour confectionner ces vêtements, mais il a encore en mémoire le contact exquis de celui-ci contre sa peau sensible. C'était une étoffe agréable, cotonneuse, qui fondait sous la pulpe de ses doigts ; le genre de matière que Taehyung aimerait porter tous les jours tant c'est confortable.

Le photographe l'avait guidé durant les premières minutes de la séance puis Taehyung improvisa, rentra dans la peau de son personnage. Plus de songes ou d'émotions parasites. Rien à part cette concentration dont il faisait preuve et que tout le monde appréciait, rien à part cette détermination qui grouillait en lui depuis son admission entre les couloirs de Némésis Corporation.
Il y eut alors une prise de vue rapprochée de son visage où il braqua ses pupilles droit dans l'objectif de caméra. Son œillade se voulait intimidante et débordante de sang-froid. C'est cette photographie parmi toutes les autres qui a été retenue pour la Une de Elle Korea et d'après ce qui se disait, cet exemplaire aurait été écoulé à des milliers d'exemplaires et certaines personnes chercheraient encore à l'heure actuelle à se le procurer, suite à une rupture de stock rapide.
Le jeune mannequin est toujours aussi fier du résultat de cette photo et des autres figurant dans le magazine. Maintenant, cet air conquérant qu'il arborait sur la photographie lui paraît lointain.

Il passe une main sur la partie de son visage, qu'il avait pris soin de recouvrir de bandages propres par crainte de traumatiser Jimin avant la venue de celui-ci à l'hôpital. Est-ce qu'il sera capable de reproduire un portrait similaire avec cette déformation faciale qui détient déjà tout l'allure de fardeau ? Cela relève de l'impossible pour Taehyung. Peut-être qu'il est encore trop tôt et qu'il doit se laisser encore du temps pour accepter ce nouveau faciès ? Cela reste à voir.
Ses questionnements s'arrêtent net lorsqu'une enveloppe marron attire son attention. Celle-ci se démarque parmi les nombreux prospectus et les quelques factures qui jonchent la surface de sa table. D'un geste habile, Taehyung s'en empare et cherche le nom du destinataire. La première chose qu'il remarque est le cachet apposé sur l'ouverture de l'enveloppe. À sa simple vue, son cœur loupe un battement et sa respiration se coupe. Les aiguilles du temps se figent. Il ne reste plus que lui et ce qu'il tient dans sa main. Il cligne des yeux rapidement, croyant rêver. L'écriture gravée sur le papier ne s'est pas évaporée. Tae parvient toujours à lire ces mots :

Némésis Corporation
Seoul 01000
Rep. of Korea

La nervosité le submerge tandis qu'il peut sentir ses épaules s'alourdir soudainement. Pourquoi Jimin ne l'avait pas prévenu de la réception de cette correspondance ? Les courriers de son agence se font plutôt rares, en dehors des fiches de paie et des contrats interminables qu'il reçoit. Est-ce ce fameux contrat pour Versace qui se trouve dedans ? Le mannequin avait trimé pour que ce soit lui qui soit choisi et personne d'autre. L'attente d'un accord entre les deux agences est si longue et inespérée. Des mois entiers se sont écoulés sans que Taehyung n'ait de nouvelle à propos de ce contrat qui relève plus de l'imaginaire que du concret.

Son cerveau turbinant à plein régime, Taehyung succombe à la panique et ouvre à la hâte cette enveloppe dont le contenu sera soit de très bon ou alors de très mauvais augure. Il le parcourt alors rapidement de son œil encore fonctionnel, une boule désagréable se formant peu à peu dans sa gorge à mesure que son inquiétude prend possession de ses sens. Plus il avance dans sa lecture, moins il est rassuré et moins il parvient à tempérer les doutes qui éclatent un à un dans son crâne. Puis arrive cette ligne. Cette unique phrase qui fait éclater son monde, qui ruina tous ses espoirs d'avenir glorieux dans cet univers qui le faisait rêver.

C'est avec un immense regret que moi-même et l'équipe avons pris la décision de rompre votre contrat au sein de Némésis Corporation ainsi que tous les autres en cours pour motif non disciplinaire.

La lumière aveuglante des projecteurs devient obscurité effrayante, les strass se transforment en boue. Et l'objectif des caméras ne sont plus que le reflet d'un échec cuisant.

- ... Quoi ? sanglote Tae, l'emprise sur cette lettre se renforçant au point de rendre le papier moite.

Il relit encore et encore ce maudit papier, plus affolé que jamais, ne comprenant rien à ces formalités. Non, dans le fond, Taehyung ne veut pas comprendre. Il ne veut rien savoir de tout ça, c'est insensé que son agence ne veuille plus de lui, après toute la popularité qu'elle avait gagné grâce à lui et son minois qui sort de l'ordinaire, lui et son aura envoûtante qu'il avait peaufiné à chaque séance photo passée. Ça n'a aucun putain de sens.

Les nerfs en ébullition, Taehyung s'empare de son StarTAC dans la poche interne de sa veste et compose le numéro de l'agence tout en priant toutes les divinités existantes que Madame Cheong décroche.
Première tonalité... Il se met à tourner en rond, comme un lion le ferait dans une cage.
Seconde tonalité... L'ongle de son pouce se coince sous ses incisives.
Troisième tonalité... La pression ne retombe pas. Elle ne fait qu'augmenter et le rend encore plus instable. « Décrochez » est le seul mot, l'unique ordre qui s'impose dans ses songes bousculés et se répète tel un mantra.
Quatrième tonalité... Taehyung se fige.
Répondeur.

Alors que la voix robotique et monocorde de la messagerie d'appels passe en fond, l'Adonis des Podiums fulmine, crie avec rage. Son masque inexpressif craquèle à nouveau et cette furie déborde, déborde, déborde ; totalement hors de contrôle. C'est une colère monstre qui sillonne chaque vaisseau sanguin le constituant, qui fout en vrac toute logique encore présente en lui, qui le dépasse. Au Diable les bonnes conduites !
Dans un geste guidé par cette violence qui déferle en lui, Tae compose le numéro de son meilleur ami rock star, tout en mordillant ses lèvres avec acharnement tellement il était énervé. Bien évidemment, il tombe sur son répondeur. Il lui laisse donc un magnifique message vocal rempli de reproches qu'il regrettera sans doute quelques heures plus tard. Peu importe si c'était de l'inattention de sa part ou non, Jimin aurait dû le prévenir de l'arrivée de cette lettre de licenciement, lettre qui date de quatre mois auparavant. Il sait combien cette place au sein de l'agence importe pour lui, combien ce métier lui tient à cœur et fait vibrer chaque cellule qui constitue son être. Alors pourquoi quelle fichue raison, s'il y en a une, son plus précieux allié ne l'a pas mis au courant de l'existence de ce papier ?

Son parcours ne peut pas se clôturer ainsi. Taehyung refusait que cela se passe ainsi, sans explication de vive voix de la part de la matriarche de la maison Némésis. Après tous les obstacles dressés sur son chemin, le châtain avait appris à ne jamais renoncer et se battre jusqu'au bout pour parvenir à ses fins. Que lui seul est maître de ses actions, de son présent ainsi que de son futur. Qu'il est le dieu de sa propre destinée. La preuve : s'il ne s'était pas donné les moyens, s'il n'avait pas bravé les interdictions instaurées par ses parents, il serait coincé dans leur foyer à faire des études qui ne lui plairaient pas, à subir leurs réprimandes, à endurer leurs commandements. Car leurs envies passaient bien avant le bien-être de leur fils unique. Il avait pu échapper à cet enfer grâce à son ambition démesurée et sa volonté.
C'est pour cela qu'il décide de prendre une décision, même si cela mettra à l'épreuve l'acceptation de sa nouvelle apparence en croisant pour la première fois depuis presque un an les visages qu'il côtoyait.
Oui, demain il en touchera deux mots à « Porte de Prison ». Et si elle avait la malchance d'être occupée ou de ne pas avoir de temps à lui accorder, ce n'était pas très grave : Taehyung lui trouvera une date de rendez-vous pour elle, que cela lui plaise ou non, indisponible ou non.

On dit que la nuit porte conseil. Ce n'est pas le cas pour Taehyung. Quelques heures de sommeil ne suffiront pas à apaiser l'orage qui gronde dans sa cage thoracique.
On ne se débarrasse pas de lui aussi facilement et il compte bien le faire comprendre, à sa manière.


Home sweet home.

C'est l'expression qui aurait traversé l'esprit du mannequin à ce moment-là s'il n'avait pas une dent contre la maison mère de la mode ultra moderne, ou plus exactement envers la matriarche de ce royaume prospère, face à ce gratte-ciel aux étages trop nombreux pour pouvoir être comptés. Un gigantesque logo en forme d'épée élégante, dont la lame est entourée par un serpent, décore sa façade. Signe à l'image de cette agence qui aime semer la pagaille dans les esprits les plus étriqués, à l'image de la déesse vengeresse antique.
La nostalgie, la joie des retrouvailles, il n'a pas le temps pour fêter ça. Plus important l'attend et il se trouve au dernier étage de cette tour qui a de quoi donner le vertige, même depuis le contrebas.

Taehyung longe les couloirs vineux de cet antre qui la fait naître, le pas déterminé, la saveur amère de la rancœur sur ses papilles gustatives, la frénésie au ventre. Il n'avait pas su fermer l'œil de la nuit, trop agité, trop en colère pour pouvoir être bercé dans les bras consolateurs de Morphée. Il s'était laissé libre cours à sa rumination jusqu'à l'aurore et durant une majeure partie de la journée, il avait longuement réfléchi à comment se déroulerait cet entretien avec madame Cheong et ce qu'il lui dirait exactement. Sa fureur ne se tarira que lorsqu'il discutera avec elle. Encore faut-il que l'issue de ce face-à-face corresponde à ses attentes. Tandis que Tae répète le scénario qu'il s'est créé dans sa tête, la distance se réduit entre le bureau de la créatrice de l'agence et lui.
Malheureusement, il n'a pas pu échapper aux regards insistants de certains mannequins - dont quelques visages lui paraissaient nouveaux -, ni à l'œillade fuyante de la réceptionniste, ni aux chuchotements des artistes maquilleurs présents, ni aux expressions effarées des stylistes dès son arrivée dans les locaux. Avec un aussi grand bandage qui recouvre la moitié de son faciès, Taehyung ne passe pas inaperçu. Se fondre dans la masse est infaisable tant on ne voit que ce satané pansement blanc, mais il ne se sent toujours pas prêt à affirmer cette déformation faciale qui le repousse à en vomir. C'est à peine s'il ose toucher du bout de son ongle cette partie-là de lui, ne serait-ce que pour administrer les soins cosmétiques à cette chair abîmée.

Si lui-même n'est même pas fichu d'apprécier ce nouvel apparat, qui l'appréciera ? Dans ce monde où le corps joue un rôle crucial d'estimation, où le libre-arbitre est restreint face aux diktats de la beauté ; dans cette société qui implante des complexes chez l'Homme et les transformant de véritables cercles infernaux : qui le rassurera sur son statut attitré « d'Adonis des Podiums » ? Qui pourra confirmer pour lui qu'il est toujours aussi beau qu'à ses débuts dans le mannequinat ? Même le peu de gens sur qui ils comptent en temps normal, comme Jimin, lui mentiront pour ne pas le froisser et entretenir une illusion parfaite. Il n'y avait donc personne. Personne à part lui-même, s'il a le courage d'accepter cette nouveauté définitive dont il se passerait bien.
Cette constatation réaliste casse quelque chose en son for intérieur alors qu'il approche de la porte. Sur cette porte en bois, on peut lire le nom « Victoria Cheong › puis « directrice de Némésis Corporation » juste en dessous ; écrits d'une écriture élégante sur le support en or vissée à celle-ci. Au moment où il s'apprête à toquer après avoir inspiré une grande bouffée d'air frais, Tae suspend son geste. La voix autoritaire de la femme, reconnaissable entre mille, parvient jusqu'à lui. Du peu qu'il entend, cette dernière a l'air d'être en conversation téléphonique.

- ... Oui, il partira dès vendredi prochain prendre le premier avion pour vous rencontrer à Milan. Son billet est déjà acheté. Oui, oui...

Lentement, Taehyung colle son oreille contre la porte, à l'affût de la moindre information qui serait susceptible de l'intéresser.

- C'est une opportunité en or qui s'offre à lui, c'est une occasion qu'il ne faut en aucun cas manquer. Cela permettra d'étendre ses horizons, de lui faire acquérir plus d'expériences encore, en plus de faire de la publicité de l'agence à l'international. Quant à vous, vous en ressortirez également gagnant... Oh oui, je peux vous l'assurer, très cher.

Un rire bref émane du bureau de la cheffe puis elle reprend :

- On parle quand même de l'un de mes poulains qui a fait la renommée de notre agence, ah ah ! Versace fera trembler l'Italie et ses voisins européens grâce à lui.

Taehyung se cramponne davantage contre la surface froide de la porte à la mention de la marque. Ça ne peut être que de ça dont il s'agit : ce contrat qu'on lui avait promis, quelques semaines précédant son accident. Toutes sortes de prières silencieuses sont psalmodiées, sa concentration se renforce d'un cran et l'attente devient vite insoutenable.

- Hoseok ne vous décevra pas. Vous pouvez en être sûr et certain.

C'est la goutte qui fait déborder le vase. L'information de trop à encaisser.
Son univers explose une nouvelle fois tandis que son cœur cesse momentanément de battre.
Les morceaux de cet univers si durement façonné, volent, volent, volent, alors que Taehyung prend soudain la fuite. Tout son être est chamboulé par cette nouvelle qu'il n'avait point vu venir. Même en s'y étant préparé quand il était encore coincé à la clinique Severance, apprendre cela lui fait mal. Mal à en crever, mal à s'en fendre l'âme en deux. Le scénario catastrophe qu'il s'était imaginé vient de prendre vie et cela ne lui plaît pas du tout. C'est donc fini ? Que va-t-il faire maintenant ? Où va-t-il aller ? Que va devenir sa vie ? Cette vie qui se résumait à exister à travers le regard des autres.
Parce que c'est ça qui faisait vibrer Taehyung et qui lui donnait l'énergie de se lever chaque matin. Taehyung était quelqu'un aux yeux de tous ces inconnus qui l'adoraient. La réincarnation d'Apollon, l'Adonis des Podiums comme la presse aimait le surnommer. Alors qu'aux yeux de ses parents, il n'était personne, une simple progéniture qui devait se contenter de suivre sans rechigner les règles de ses géniteurs. Toute cette attention recherchée année après année, tous ces sacrifices et obstacles évincés pour obtenir ce job qu'il convoitait, qu'il idéalisait depuis son plus jeune âge... Le rideau tombe, les caméras s'éteignent ainsi que les lumières. Ne reste plus que la solitude et l'obscurité. Une effrayante obscurité qui l'attend à bras ouverts, dont le mirage d'une carcasse de voiture prenant feu continuerait de le tourmenter jusqu'à ce qu'il passe l'arme à gauche. Cette vision d'horreur le tétanise déjà à peine en se l'imageant dans son esprit traumatisé.

Alors que sa vue se brouille et qu'il se rapproche peu à peu de l'entrer pour pouvoir enfin reprendre son souffle, il heurte subitement un obstacle durant sa course effréné qui manque de peu de le faire chuter sur la moquette. Une imposante odeur de cigarette s'imprime dans ses narines. Il relève la tête et déchante très vite en voyant le visage botoxé de son aîné aux cheveux blond platine, qui lui décoche un rictus accompagné de cette œillade qu'il redoute chaque fois qu'il pose les yeux sur lui. Ce n'est vraiment pas le moment, il faut qu'il se tire d'ici et en vitesse...

- Oh, Taetae ! salue son aîné, une vive excitation ponctuant sa voix. Quelle surprise de te voir ici, tu es enfin sorti de l'hôpital ! Il faut annoncer ton retour parmi nous et le fêter dignement !

Cette joie à son égard... Comment peut-il se permettre d'être heureux pour lui alors qu'il l'a dépouillé de son contrat avec Versace ?
Non, finalement Taehyung ne partira pas. Il ne peut pas s'en aller sans en toucher deux mots avec cet hypocrite qui joue sur deux tableaux. Sa peine se mue en agacement.

- Pas besoin, puisque t'as complètement ruiné ma carrière. Ce contrat me revenait de droit, Hoseok ! J'ai trimé pour espérer obtenir d'autres collaborations, de travailler avec de grandes marques ! T'avais aucun droit de me le reprendre !

Ledit Hoseok croise ses bras et procède à un examen rapide de son cadet, toujours avec ce sourire en coin, avant de hausser l'un de ses sourcils.

- Penses-tu sérieusement qu'avec ces affreux bandages qui te couvrent la tête, ils auraient conservé leur choix initial ?

Il se rapproche de lui, diminue la distance qui les sépare lentement, tel un cobra rampant vers sa proie.

- Ils n'ont pas pu sauver ton visage, hein ? Comme c'est dommage... Les choses sérieuses venaient à peine de démarrer pour toi, mon pauvre.

Taehyung ferme les yeux et essaie de faire abstraction à son ton mielleux puant une empathie fausse. Un ravalement de façade ne lui aurait pas fait de mal.

- J'ai une petite question pour toi, Adonis, commence Hoseok, tout en insistant bien sur le surnom de Taehyung. Qui... Dans cette société de merde... Préfère la viande avariée à la chair fraîche ? Hm ? Est-ce que tu as une réponse à ça ?

Le châtain le lorgne quelques instants en silence de son unique iris bleu gris. Toute trace d'euphorie présente sur le visage d'Hoseok s'est envolée, remplacée par cet habituel détachement qui ne laisse aucune émotion percer la surface de son épiderme.

- Regarde-toi... T'es en pleine fleur de l'âge alors que je me flétris à vue d'œil. Mon chirurgien me certifie que j'ai l'air d'un jeune dans la vingtaine avec mes modifications chirurgicales. Que je devrai me stopper là avant de mettre ma santé en danger. Mais ça ne sera jamais assez. Je ne retrouverai jamais ma jeunesse, chaque jour me rapproche un peu plus de ma tombe. T'as tout ce que les agences cherchent... Absolument tout. Et je tuerai pour savoir ce que ça fait d'être toi ne serait-ce que quelques microsecondes.

Taehyung penche la tête sur le côté, ahuri, croyant baigner en plein délire. Ce mec est donc jaloux de lui ?

- J'aurais aimé que ton accident te soit fatal, ce jour-là. Ça nous aurait ôté à tous une épine du pied. Ton existence nous rappellera chaque fois qu'on foulera le podium, chaque fois qu'on sera recouvert de tartines de make-up, qu'on atteindra jamais ta perfection et qu'on ne possédera jamais ton aura qui te distingue de nous autres. Tu es chanceux, Kim. Vraiment, très chanceux. Et ça me dégoûte.

Tae fronce des sourcils, une gêne prenant place dans sa gorge. Pour souhaiter du mal aux autres, il faut vraiment avoir un fond mauvais, pas une seule once d'humanité en son sein. C'est donc de cette façon qu'il est perçu ? Comme un ennemi à abattre ? Une nuisance à exclure ?
On l'avait prévenu bien avant qu'il se décide de se rendre au casting organisé par Némésis Corporation. Que ce monde fait de paillettes et de soie dans lequel il voulait corps et âme s'initier n'est que pures concurrences, viles manipulations et magouilles tordues. Que ce tableau idyllique présenté dans les magazines et émissions télévisées n'était qu'une sombre mascarade où les loups attirent les brebis égarées afin de les voir s'entre-tuer, se briser telles des poupées de porcelaine. Tous les coups sont permis et certains sont inévitables. Que tous ces artifices, toutes ces promesses faites aussi incroyables qu'alléchantes ; tout empestait le faux. Mais Taehyung s'était foutu des œillères et avait foncé tête la première dans ce microcosme prometteur, sans penser aux conséquences ni remettre en doute son choix.

- Pourquoi m'avoir rendu visite à Severance, si tout ce que tu attends c'est que je disparaisse pour de bon ? ne peut s'empêcher de demander Taehyung. Je ne te comprends pas, Hoseok.

L'hilarité submerge Hoseok, son rire gagne en intensité et monte dans les aiguës sous l'œillade mi-impatiente mi-troublée du benjamin. Comme s'il venait de lui raconter la meilleure blague de la Terre. Qu'a-t-il dit de si drôle au point qu'il finisse en larmes et la main sur la poitrine, geste vain pour tempérer son allégresse ? « Logique » et « Jung Hoseok » sont deux termes qui ne correspondent pas du tout ensemble.

- Réponds-moi ! ordonne Tae, tout en tentant de conserver son calme.

Le fou rire du platiné finit par s'éteindre pendant que ce dernier essuie les perles salées débordant du coin de ses yeux à l'aide de son index.

- Ton innocence finira par me tuer un jour, Adonis, commente-t-il. Je voulais m'assurer que je n'ai plus à m'inquiéter pour ma carrière. Que tu es définitivement hors course. Et Dieu merci, tu l'es ! Je me demande quelle sera la réaction des médias en découvrant que le dernier petit protégé de la maison Némésis a été déchu de son titre... Quels seront les gros titres, si les paparazzis venaient à réussir à te prendre en flag sans tes bandages... Tu peux me laisser voir à quel point ton accident a été un succès ?

Lentement, Hoseok approche l'une de ses mains manucurées en direction du visage de Taehyung. Celui-ci, dans un geste habile, repousse sa main. Hors de question de laisser ce détraqué le déstabiliser, même s'il peut sentir son mental faire le grand huit, même si son ego souffre le martyr sous l'impact de ses mots.

- Tu ne veux pas me montrer ton minois ?

- N'y pense même pas.

Des insultes peu fleuries lui chatouillent la langue, mais il se retient avec le peu de patience qu'il lui reste de les prononcer.

- Oh, je vois... Tu devrais songer à te reconvertir dans le cinéma d'horreur. Ils t'accepteraient sans doute pour endosser le rôle de la créature laide à en vomir qui épouvante et écœure les gens... Genre La Mouche ! Ça t'irait comme un g‒

Sans crier gare, Taehyung craque et saisit Hoseok par le col de sa chemise avant de le plaquer violemment contre le mur le plus proche du couloir. C'est une provocation de trop que ni sa rage ascensionnelle, ni son âme sensible ne peuvent supporter. Cet homme haineux mérite une bonne correction pour toute cette méchanceté qui sort de ses lèvres gonflées à l'acide hyaluronique. Un ange passe où ils s'affrontent du regard. Hoseok jubile, nullement impressionné par l'imprévisibilité du châtain.

- Je me disais bien que t'es un faux calme. T'es même bien plus nerveux que je le pensais !

- Tais-toi, nom de nom !

Taehyung encastre encore un peu plus fort son aîné contre le mur, sans mesurer sa force. Le peu de self-control, qu'il conservait encore il y a quelques minutes, se dérobe sous ses pieds. Son indifférence apparente n'est désormais plus que furie débordante.

- Je n'étais pas censé avoir ce contrat au départ, tu sais. Jungkook me l'a gentiment cédé, en toute docilité.

- Quoi ?! ne peut s'empêcher de crier un peu trop fort Taehyung, l'œil écarquillé.

Les surprises s'enchaînent, elles sont bien nombreuses au goût de ce dernier.

- Ça t'en bouche un coin, hein ?

- Mais... Pourquoi ?

Doucement, la pression exercée sur la chemise d'Hoseok diminue, tant Tae est sidéré par cette révélation.

- J'ordonne, il s'exécute. C'est aussi simple que ça. Et il a tout intérêt à m'obéir après tout ce que j'ai fait pour lui, s'il ne veut pas d'ennuis. Ce contrat sera une consécration de plus, une preuve que je suis le plus méritant d'entre vous tous ! Plus que toi. Le monde entier sera à mes pieds, mon nom sera synonyme d'idolâtrie, de canon de beauté à suivre. Tandis que toi, tu t'apitoieras sur ton propre sort tout seul, avec ta hideur pour seule compagnie. C'est tout ce que tu mérites !

Les bras de Taehyung se retrouvent ballants, de part et d'autre de son corps. Entre la quantité d'informations imprévues et la malfaisance plus que manifeste d'Hoseok à son égard, Tae en ressent de la lassitude, de la trahison. Un sentiment de sauve-qui-peut fulgurant qui fourmille dans ses jambes, qui circule dans tous ses vaisseaux sanguins et s'impose parmi toutes ses pensées. Il ne peut pas rester ici. Pas face à cette vipère narcissique sur les bords qui continue de lui parler dans le vide et dont il n'écoute plus les paroles, ni entre ses murs qui semblent l'étriquer, se rapprocher de lui jusqu'à l'asphyxie. Il examine donc une dernière fois ce visage refait aux prunelles dilatées et luisantes de malice tout en grimaçant, sentant cette vague d'émotions ingérables s'élever dans les tréfonds de son âme.
Partir. Fuir loin. S'enfermer dans son appartement. Ne plus jamais en sortir. Pleurer. Se vider jusqu'à ce que cette peine intense le dévorant soit complètement disparue.

- Espèce de sale mégère.

Ce sont sur ces dernières paroles que le châtain tourne les talons et quitte au pas de course les lieux, sans se retourner ni adresser un mot à ses collègues qu'il entrecroise ; obnubilé par l'urgence de sortir de cet endroit et de respirer à nouveau.
Une fois l'air extérieur retrouvé, Taehyung laisse ses émois le consumer, le ruiner de l'intérieur. Les sanglots s'échappent d'entre ses lèvres, les larmes coulent sur sa joue et il ne cesse de regarder tout autour de lui, le crâne rempli d'incertitudes quant à son futur. Il devra trouver un boulot s'il ne veut pas finir à la rue, mais tous les boulots du monde seront d'une banalité affolante contrairement à son métier de mannequin. Il devra vivre avec les stigmates de son accident chaque putain de journée, l'odeur pestilentielle du brûlé hantant parfois encore ses narines et des douleurs fantômes ravageant cette partie défigurée de son visage qui faisait autrefois la renommée de la maison Némésis malgré son jeune âge. Son existence sera d'une monotonie mortelle qui lui donnera envie de se flinguer, personne ne s'intéressera à lui, personne ne l'estimera comme on l'estimait à cette époque. Mon dieu, tout ce merdier lui refile déjà le tournis ; plus il y pense, plus le malaise persiste et plus ses angoisses l'envahissent. Ses parents ne voudront jamais qu'il revienne chez eux, après ce dérapage de trop le jour de son départ pour le casting organisé par l'agence, ils ne le pardonneront pas. Pire encore, ils lui rendront la monnaie de sa pièce pour se venger de son égocentrisme, de ses crises animées par ce rêve qui le bouffait, qui l'obsédait, qui le métamorphosait de papillon fragile à serpent venimeux. Jimin, le malheureux, devra supporter ses sautes d'humeur et-

- Je suis un mec horrible ! pleurniche-t-il alors qu'il se remémore le terrible message vocal qu'il avait laissé sur la messagerie de ce dernier la veille, en plus de ses écarts de conduite dans le domicile familial.

Plus jeune, Taehyung n'était pas le plus attentifs des élèves à l'école, mais ses cours de littérature lui ont permis d'apprendre une chose avérée. La beauté est le miroir de l'âme. Plus le visage est exempt d'imperfections, plus il est signe de bonté et de vertu, de qualités morales plus que positives. Au contraire, un portrait dit « laid » sera associé au Mal absolu. Cette réflexion prolifère dans la majorité des contes qui ont diverti notre enfance, que nous avons lu et relu jusqu'à l'overdose. Le preux chevalier, la gentille princesse ; de véritables modèles de beauté, les plus beaux du royaume dans lequel ils vivent. Quant à la vilaine marâtre, la sorcière recluse au fin fond d'une forêt... En arrachant quelques lambeaux de peau, on pouvait y voir tous les vices, les défauts qui souillaient leurs âmes et qui germaient sur leurs chairs abîmées, sales et immondes.
Finalement Tae n'est pas si différent de ces vilains aveuglés par leurs torts... Et c'est ce qui l'apparente peut-être à Hoseok, malgré lui. La quête de la perfection les enlaidit et les anéantit à petit feu. Quelle sinistre illumination, est-ce là ?


Vidé. Taehyung se sent exténué après cette journée éprouvante. Sa confrontation avec le platiné se rembobine inlassablement dans son crâne comme un film au point de l'épuiser encore plus qu'il ne l'est déjà et c'est à peine s'il avait ingurgité quoi que ce soit à l'heure du dîner tant il est contrarié. Son repas s'était résumé à trifouiller sa nourriture avec sa fourchette et à dévisager cette dernière avec une indifférence totale. Il avait picoré un peu, de minuscules bouchées avant d'abandonner, son ventre était trop douloureux pour pouvoir supporter une portion de pâtes supplémentaire. Le programme télévisé du soir, un drama répondant au nom de First Love, n'arrive pas à le détourner non plus de ses pensées maussades. Il regarde cet écran cathodique sans vraiment le faire, de cet œil explosé à force d'avoir pleuré jusqu'à l'épuisement, n'ayant que faire de ce qui se passe face à lui. Et l'heure défile lentement, beaucoup trop lentement. Le son de l'aiguille des secondes dans l'horloge accrochée sur le mur de son salon rythme ses songes qui vont et viennent, de ce cœur qui bat faiblement et de cette respiration à peine audible. Tout autour de lui semble nouveau et familier à la fois. Réconfortant, mais tout de même morose.

Après un énième soupir depuis qu'il a regagné son appartement, Taehyung décide d'éteindre la télévision, ne voyant aucun intérêt de continuer de mater cette émission qui n'avait pas su captiver la moindre seconde son attention. Les personnages sont remplacés par un trou noir et leurs dialogues sombrent dans le silence le plus complet. Il ne reste plus que Tae, ce « tic-tac » constant et sa conscience bousculée, criblée de bruits parasites qui l'empêchent de voir clair en cette nuit noire.

Il se lève de son canapé en cuir et rejoint sa salle de bain avec nonchalance, avec appréhension. Une fois la lumière allumée, cette pièce carrelée de gris anthracite du sol aux murs, composée d'une douche italienne, apparaît à lui. Dans cette salle de bain, où il adorait passer des heures à se préparer, se trouve un nouvel adversaire à combattre : son reflet. Taehyung avance à pas feutrés, amoindrit les mètres qui le distancent de son évier. Lorsqu'il est enfin tout proche de la glace, Tae reste un moment à se contempler, redoutant les prochaines minutes.
Son souffle devient fébrile, l'anticipation monte en flèche. Ce serait mentir de dire qu'il n'est pas effrayé à l'idée de revoir ce visage déformé, cette difformité qui est sienne et qu'il refuse d'accepter. Pourtant, l'ancien mannequin ose. Un soupçon d'audace s'empare de lui et guide ses gestes, manipule ses mains chevrotantes pour défaire ce bandage imposant. Cette peur viscérale s'épanouit en lui, dans chaque cellule constituant son corps, à mesure que sa chair se retrouve à nu. Taehyung ferme son œil, la terreur à son paroxysme alors qu'il ne lui reste que quelques bandages à ôter. Une fois sa peau entièrement à l'air libre, il attend un peu. Juste le temps que cette crainte redescende, qu'elle soit un minimum tolérable. Une fois ce court laps écoulé, une fois la mer devenue marée basse...

Il ouvre alors son unique paupière.
Sans surprise, Taehyung peine à respirer à la vue de toutes ces cicatrices et boursouflures que présente son faciès. Il ressemble à un être humain qui aurait muté au contact d'un élément radioactif, à une très mauvaise version de la créature de Frankenstein. Ce dernier au moins, il avait gardé ses deux yeux en parfait état. Pas comme lui qui s'en était crevé un en cours de route. Il ne s'était pas raté sur cette autoroute et une fois de plus, cette vision d'horreur lui rappelle violemment qu'il ne pourra plus exercer son métier, ni quoi que ce soit qui se rapporte à l'esthétisme. Le souffle court, il pivote légèrement la tête à droite puis à gauche, tout en scrutant chaque marque, tout en combattant sa répulsion.
Hae, son infirmière attitrée, lui avait confié peu de temps avant son départ de l'hôpital qu'il pourrait par la suite, s'il le souhaite, retenter la greffe s'ils parviennent à trouver un donneur compatible et qu'un oculariste pourra lui fabriquer une prothèse oculaire pour combler le trou béant laissé par l'accident. Qu'il pourra même choisir la couleur de l'iris, s'il désirait la personnaliser un peu pour égayer son visage. Cela avait touché Taehyung malgré l'apathie qu'il lui avait témoigné à ce moment-là, comme s'il s'en fichait de ses explications.
Néanmoins, même si cette solution pouvait réparer légèrement les dégâts que cet incident lui avait causé, l'ex mannequin reste sceptique. Même avec ces transformations apportées, il portera pour le restant de sa vie les marques indélébiles de cette journée traumatisante, dans sa chair et dans son esprit. Absolument rien ne changerait. Il fait juste preuve de réalisme, non de fatalisme et il n'est pas sûr que son avis évoluera par la suite.

Tant qu'il se sent encore capable, Taehyung procède à la toilette de son visage avec délicatesse et prudence à l'aide d'un gant. Cinq minutes plus tard, après avoir rincé celui-ci, il s'empare de sa serviette et sèche sa peau, tout en procédant aux mêmes manœuvres. Délicatesse et prudence. Deux mots d'ordre qu'il devra incorporer dans son vocabulaire et dans ses habitudes dès maintenant, s'il ne veut pas que cette partie endommagée craquèle ou attrape une infection. Il essuie en douceur sa peau, la frotte...
Quand soudain, la léthargie le foudroie. Son corps cesse de fonctionner, paralysé, le nez niché dans le tissu duveteux. Son cerveau, quant à lui, se remet à turbiner, à réfléchir plus qu'il ne le devrait en cette heure tardive. Sa querelle inopinée avec le platiné repasse pour la cinq centième fois dans sa tête, une fois de trop, toute sa capacité de mémorisation se concentre sur cette dernière, sur cet instant avant qu'il parte de l'immeuble où logent les locaux de Némésis Corporation. Sur ces bribes de mots qu'Hoseok lui a crachouillé au visage, l'haleine polluée de nicotine, alors qu'il n'écoutait pas, ou de moins ne le semblait pas.

Le souvenir revient. Clair, net, concret. Impeccablement distinct.
La scène se rejoue sous son œil gris bleu, comme s'il le revivait en temps réel.

« Estime-toi heureux d'en être ressorti en un seul morceau, Adonis. Parce qu'en temps normal, je ne rate jamais ma cible. Ma fureur ne prend fin que lorsque j'atteins mon objectif. Je te le répète : j'aurais aimé que tu crèves. Mais, au vu de ton état... Te voir souffrir est plus jouissif que d'apprendre que ton corps a calciné dans ta bagnole. »

Délicatesse et prudence, il s'était dit. Délicatesse et prudence.
Alors pourquoi ses doigts longilignes s'enfoncent progressivement dans sa serviette ? Pourquoi son visage se compresse de plus en plus entre ses paumes au point d'en avoir mal ? Quelle est donc cette émotion extrême qui se propage en lui, qui embrase sa poitrine ? De la tristesse ? Non, il l'avait déjà expérimenté sous toutes ses formes. De la colère ? Non... C'est un ressenti bien plus acéré qui est en train de l'emporter à contre-courant. La nécessité urgente de tout saccager. De tout ruiner de ses mains. De hurler, encore, encore, et encore, plus fort pour relâcher toute cette énergie mauvaise qui rampe en lui sournoisement. De massacrer le premier venu qui oserait l'embêter jusqu'à ce que le sang gicle pour apaiser son courroux. C'est un émoi bien différent de la colère qu'éprouve Taehyung. De la furie. Voilà donc avec exactitude quelle sorte d'agitation fait vibrer l'entièreté de cet homme qu'on a tenté de tuer par pure jalousie et rancœur. Que cet enfoiré d'Hoseok a essayé d'exterminer de sang-froid. La serviette recueille un premier hurlement du châtain, éperdu et déchirant. Un deuxième s'extirpe de son gosier puis un troisième, qui manque de peu de briser sa voix.

Puis vient le silence. Un silence inquiétant où Taehyung comprend enfin qu'il s'est fourvoyé pendant tout ce temps.

Le mannequinat, cet univers qui semblait tellement captivant et facile à vivre pour lui, ce monde où il avait trouvé toute l'adoration et l'attention dont on l'a cruellement privé dans sa jeunesse, cet univers luxueux où tous les vêtements et produits coûteux sont à portée de main...
Tout ça n'est que supercherie. Un ramassis de conneries. Un milieu où il n'aurait jamais dû mettre le pied et qui l'a condamné.
Lento, Taehyung relève la tête et pointe son regard droit sur son reflet, une perle salée solitaire dévalant sa joue. Il découvre son visage, sans se détourner, sans ressentir d'écœurement vis-à-vis de son propre reflet. Peut-être que Tae porte désormais l'empreinte du Malin sur le visage, mais il s'agit là de la preuve irréfutable qu'il a contrecarré le plan de la Faucheuse grâce à sa soif de vivre. Qu'Hoseok a lamentablement échoué dans sa tâche. C'est une véritable fierté d'avoir survécu. Pas besoin de tous ces prix de beauté et de toute cette myriade de compliments qui, pour la plupart, devaient être faux. Versace, Ralph Lauren, Lagerfeld, Chanel : ces grandes marques de mode qui le faisaient saliver il y a encore quelques semaines l'indiffèrent complètement. Taehyung n'a plus besoin de tout ça, maintenant. Puis, jamais plus il ne retournerait jouer les Adonis sur les podiums. Tout ça est terminé.

Mais il ne compte pas laisser le platiné s'en tirer aussi facilement. Oh que non. Maintenant que la bête frétille, que le papillon a ressuscité pour se métamorphoser en cobra royal indomptable, Taehyung ne va pas se laisser faire. Triompher là où il a merdé. Parce qu'à présent que cette furie ruisselle dans ses veines, elle ne s'épuisera que lorsque vengeance sera faite.

- Une carrière dans le cinéma d'horreur, que tu disais...

Il ouvre le premier tiroir à droite de son évier et en ressort une grande paire de ciseaux, dont les lames reflètent la lumière qui émane du lampadaire juste au-dessus de lui. Il coince entre la pulpe de ses doigts une mèche de ses cheveux puis approche le ciseau de celle-ci, dans un mouvement résolu.

- Attends-toi à avoir un rôle de prestige dans le slasher où nous serons tous deux acteurs principaux, petite mégère. Moi, l'Erinye sanguinaire...

La mèche chute dans l'évier.

- Toi, mon souffre-douleur que je vais envoyer de l'Autre Côté, sans l'ombre d'un regret, conclut sombrement l'ancien modèle.

Le décompte funèbre est lancé. Il lui reste moins de deux semaines pour mettre son plan à exécution. Adonis cède son trône pour une nouvelle souveraine.
Adonis n'est plus. Appelez-le dès à présent Tisiphone et craignez sa fureur démentielle.


Une semaine s'est écoulée depuis l'altercation entre Taehyung et Hoseok et la découverte de sa lettre de licenciement. C'est largement suffisant pour fomenter son projet machiavélique qu'il trépigne de mettre en œuvre. Suffisant pour s'octroyer un petit relooking qui correspond mieux avec son état d'esprit actuel.
Il avait raccourci ses cheveux lui-même ce soir-là puis le lendemain, avait troqué sa couleur châtain contre une teinture noire comme de l'encre reposant au fond d'un encrier. Il avait pris soin de se débarrasser de ses bouclettes en les lissant longuement et en veillant à ne pas se cramer avec le lisseur, outil dont il ne se sert qu'en de rares occasions. Puis sur un coup de folie, il s'est ramené chez un tatoueur le surlendemain. Un salon de tatouages de quartier qui n'attire pas foule à l'étendard daté, répondant au nom de The Skin Canvas. Une partie de son salaire est partie dans deux tatouages de serpent noir, un de chaque sur ses avants-bras. Souvenir du meilleur photoshoot auquel il avait participé, rappel gravé dans sa chair de ce qu'il est devenu et de sa renaissance. Le contact entre les aiguilles et sa peau douillette fut douloureux, Taehyung ne regrette pas du tout de se les être fait tatouer.
Tout comme il ne regrette pas en ce moment même le scénario qu'il s'apprête à réaliser.

Nous sommes la veille du départ d'Hoseok pour l'Italie. Quelques heures à peine avant son décollage pour Milan. Comme il n'avait plus de véhicule, Tae avait pris soin d'en louer un pour deux jours. On est loin du confort de son ancien carrosse, mais ce n'est pas très grave. Au moins, elle roule et peut l'amener jusqu'à sa destination tant convoitée. Reprendre le volant lui a demandé un effort surhumain, tant le souvenir de son crash routier est encore tout frais. Toucher le cuir de ce dernier lui avait ravivé des flashbacks éprouvants, lui avait provoqué un début de crise d'angoisse avant d'appliquer durant plusieurs minutes ses techniques respiratoires avec le psychiatre qu'on lui avait attitré à Severance qui le soulagèrent. C'est avec cette même voiture que Taehyung se gare aux abords de la villa de son aîné aux cheveux décolorés qui se dresse majestueusement dans la pénombre.
Elle se trouve dans un coin reculé de Séoul, en périphérie de la ville. Comme il l'avait constaté en menant son enquête sur un ordinateur mis à disposition par un PC Bang de la ville, incognito. En trifouillant un peu sur le web, en s'enfonçant dans des sites de plus en plus douteux, il avait fini par trouver son adresse postale laissée par des utilisatrices sur un forum. Sans doute des sasaengs, avait songé Tae devant l'écran. En temps normal, l'ex-mannequin déteste de tout son être leur intrusivité et le manque de respect qu'elle témoigne envers leurs idoles et toute cette obsession dont elles peuvent faire preuve. Il n'y avait pas échappé non plus, entre les filatures et les photos prises à son insu dans les rues de la capitale qui l'avaient partagé entre peur et énervement. Pourtant, dans ce contexte-ci, il ressentait presque l'envie de se créer un compte exprès pour remercier cette anonyme d'avoir mis en ligne ces précieuses informations.

Les rumeurs à propos de la baraque dont le platiné est l'heureux propriétaire n'étaient pas une légende finalement. Cette maison ressemble à un palace, au logement typique que tous les riches rêveraient d'avoir tant elle semble gigantesque. Rien à voir avec son appartement. Lentement, Taehyung coupe le contact du véhicule et sort. Pour passer le plus inaperçu possible, il s'était habillé de vêtements noirs de la tête au pied. Bottines en cuir à talons plats, pantalon de costume, col roulé qu'il remonte jusque sous son nez tel un masque, gants en cuir. Spectre déambulant dans les ténèbres, sous un éther sans étoiles.
Il inspire un grand coup. Une dernière bouffée d'oxygène avant de plonger en eaux profondes, avant de laisser cette rage reprendre le dessus sur sa raison. C'est parti, pense-t-il alors.
Il traverse alors la route en vitesse pour aller jusqu'au trottoir d'en face. Puis il remonte le talus recouvert d'herbes et en se cachant discrètement derrière les arbres plantés sur le terrain. Tout a l'air calme. Petit à petit, en se rapprochant de la maison - qui est bien plus impressionnante de près - un clapotement parvient jusqu'à ses oreilles. Puis c'est avec ébahissement qu'il découvre une piscine illuminée, qui rend l'eau presque aussi bleue qu'un ciel d'été. Trois transats aux couleurs secondaires sont disposés autour de cette dernière, avec une petite table basse à côté de chacun d'entre eux. Un robot s'y trouve tout au fond, sans doute pour préserver la propreté du bassin. Sa pupille observatrice quitte cette étendue azurée pour se poser sur la demeure qui se tend droit comme un pic devant lui et qu'il analyse attentivement.
Taehyung note alors que la baie vitrée donnant accès à la pièce principale est mal fermée, une fois rapproché de celle-ci. Ce qui laisse un infime espace pour passer ses doigts et pousser cette large fenêtre en verre. Chose que Tae fait puis entre sans faire de bruit avant de refermer derrière lui, repositionnant la baie vitrée de la même façon qu'il l'avait trouvé quelques secondes plus tôt.

Une odeur désagréable voire infecte monte dans la pièce à vivre subitement. Un étrange mélange entre la senteur typique de la nicotine et... de la majijuana ? Taehyung n'en est pas sûr à cent pour cent, mais il ne veut plus qu'une seule particule de ce relent immonde n'entre dans ses narines. Lui qui pensait abaisser le col de pull histoire de respirer un peu, ce n'est même pas la peine d'essayer. Il le remet illico sur son nez et se lance dans l'exploration du platiné, tâte le terrain pour mieux connaître ce nouvel environnement, mini-lampe torche à la main.
Un certain désordre y règne. Des sacs plastiques contenant des flacons de comprimés aux noms imprononçables et des seringues jonchent le comptoir de la cuisine, des cadavres de bouteilles d'alcool - de vodka, pour être plus précis - sont entassés. Neuf au total. L'évier croule sous une montagne de vaisselle encore sale. Dans le salon, ce n'est guère mieux. Des tas de papiers s'accumulent sur la table basse face au canapé en cuir. Parmi ces documents, on retrouve des ordonnances pour des médicaments en tout genre, des factures d'électricité et d'eau en plus du loyer... Et encore des carcasses de bouteilles en tout genre : du vin - à en croire l'étiquette, ce n'est pas le vin bon marché qu'on retrouve à la supérette du coin - et des bières dont Taehyung ne reconnaît aucune marque, l'alcool ne faisant pas partie de ses péchés-mignons.
Puis un dossier agrafé attire son attention parmi toute cette paperasse, qu'il saisit et lit en diagonale. Un document de plusieurs pages avec ce cachet apposé qu'il peut reconnaître d'entre mille. Cette institution qui a fait de lui l'un des mannequins les plus adulés le temps que quelques années à peine avant sa déchéance, celle qui a modelé l'insecte inoffensif qu'il était en prédateur aux crocs acérés. Taehyung avait pensé que sa colère aurait disparu, qu'il serait passé outre les récents événements qui l'ont conduits jusqu'ici, à la périphérie séoulite.

Que nenni.

Sa rage n'avait fait que grandir et s'imposer sur sa raison, grignoter les quelques restes de discernement dont il était encore capable durant cette période. Maintenant, il n'en est rien. Quelque chose de terriblement mauvais a pris éveil au plus profond de son âme meurtrie et trahie, quelque chose qui prend aux tripes, qui vous dévore, vous galvanise au point de vous rendre fou. Sa furie est devenue une cage dans laquelle il tourne inlassablement, dans l'attente d'être libérée. Et la vue de ce contrat qui a lui échappé rédigé par la matriarche de Némésis Corporation, de ce tampon de l'agence et de la signature de ce dépravé d'Hoseok...
Taehyung le déchire encore, encore, encore et encore jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Non, cette rage qui le ronge ne s'est aucunement apaisée. Au contraire, elle s'est aiguisée tel un couteau et il n'a qu'une hâte : l'abattre sauvagement sur Hoseok et récidiver jusqu'à ce qu'il voit son étincelle de vie s'éteindre de ses yeux et que sa dépouille baigne dans une marre vineuse. C'est avec ce nouvel élan de colère qu'il reprend son exploration.

Peu importe la pièce où se rend l'ancien mannequin, le désordre se ressent partout. De l'extérieur, la villa ressemble à ces maisons idéales qui ont l'air presque truquées sur les annonces immobilières tant elles semblent irréelles. À l'intérieur... Le lieu a plus l'allure d'un squat et cela en dit long sur la personnalité méprisable de son aîné.
Taehyung redouble de concentration et de discrétion tandis qu'il monte les escaliers à pas de loup. Son cœur palpite fort et vite, son objectif est tout proche. De là où il se trouve, il commence peu à peu à avoir une vue sur une chambre... Qui semble vide.
Une fois arrivé à l'étage, Taehyung constate avec frustration qu'il n'y a personne dans cette chambre où des pantalons, des chemises et autres parsèment le parquet. Il peut même apercevoir en dessous du lit simple aux draps défaits encore des bouteilles vides de liquides alcoolisés en tout genre, des sacs plastiques contenant des seringues usagées, des flacons à moitié vides de cachetons et - Qu'est-ce donc cette poudre blanche dans ce sachet transparent ?

Le châtain n'a pas le temps de se poser davantage de questions sur cette trouvaille cocasse car un bruit aussi inattendu que soudain le pousse à se redresser aussi vite que l'éclair, ses sens en alerte. Une mélodie saturée parvient jusqu'à ses oreilles et le volume monte, monte, monte jusqu'à devenir inaudible. Cette musique ne vient pas de cette pièce. Elle provient d'une pièce voisine. Il n'est pas seul dans cette baraque et ce simple constat ravive cette excitation morbide chez l'ex-mannequin, le fait sourire à s'en faire mal aux muscles de ses mâchoires. Bientôt, ce seront les cris de détresse de son bourreau qui empliront l'air ambiant, en plus de ces notes de guitare électrique déstructurées. Ce mélange insolite étanchera sa vengeance à la perfection.
Taehyung abandonne cette chambre pour progresser jusqu'à cette porte d'où il peut lire une pancarte en bois où est inscrit dessus d'une écriture élégante « Chambre » ; cette dernière barrière qui le sépare du fantasme au passage à l'acte, ce mur qui l'isole de la vésanie. Ses palpitations cardiaques déraillent, ses pensées chimériques remuent son crâne, ses entrailles se tordent sur elles-mêmes à force de s'impatienter. Tandis que Tae croit reconnaître les paroles de cette chanson aux sonorités Nu-métal ainsi que la voix du chanteur, il s'aperçoit que la porte, tout comme la baie vitrée plus bas, est entrouverte. Un faible faisceau de lumière traverse cette ouverture et se dessine sur le sol obscur, comme une ombre au soleil.

Taehyung longe le mur sur sa gauche, évitant ce rayon étincelant et se cache derrière la porte. Son cœur cogne tellement fort qu'il se demande s'il ne sortira pas de sa poitrine dans les prochaines minutes. Son plan initial se résume à faire la peau d'Hoseok. Le reste, le déroulement en détails de ce projet n'est que pure improvisation et adaptation en fonction de la situation dans laquelle il se retrouve. Puis il attend quelques secondes, réfléchit et-
Il ouïe un gémissement strident qui manque de le faire sursauter. Puis un autre, suivi d'halètements qu'il réussit malgré le volume maximal de la musique à entendre. Taehyung ne comprend pas ce qui est en train de se passer.

I don't know your fuckin' name,
So what ? Let's fuck !

Non seulement, Tae reconnaît enfin la chanson dont la basse émet un tintamarre infernal. Mais en plus de cela, lorsqu'il daigne jeter un coup d'œil à travers l'embrasure de la porte, il tombe sur une scène auquelle il n'aurait jamais dû assister. Une scène qui lui refile juste l'envie de se crever l'orbite qui lui reste et les tympans avec.
Juste face à lui dans cette chambre désordonnée où encore une fois l'alcool et la drogue sont disséminés un peu partout par terre, Hoseok est de dos, s'abandonnant à la luxure, les mains cramponnées sur les barreaux du lit double comme si à tout moment son corps pouvait lâcher, son corps montant et descendant inlassablement, en quête de la saccade finale qui l'amènerait au Septième ciel. Taehyung, avec horreur, identifie sans problèmes les tatouages sur les mains et les bras de cet homme qui empoigne les hanches du platiné avec avidité. Jungkook est là aussi, en train de succomber au péché de la chair; le tout sur le tube entraînant et obscène A.D.I.D.A.S de Korn. C'est quoi ce bordel ? pense Taehyung à cette vue impure.

Leur chorégraphie horizontale semble décousue et désespérée et les lattes grincent, craquent sous leurs poids et leurs mouvements frénétiques. Tae n'aurait jamais cru ces deux-là partager le même lit, surtout au vu du malaise apparent du tatoué en présence de la Mégère. Quelle info a-t-il pu louper ? Pourquoi, en y songeant de plus en plus, tout cela lui paraît extrêmement malsain ? Quelle putain de lien unit ces deux-là ?
Perturbé par la vue de ce spectacle pour le moins singulier, la réincarnation de Tisiphone galère à s'emparer de l'arme de point cachée dans la poche interne de sa veste. Une fois celle-ci attrapée, il pointe son revolver sur Hoseok et essaie de viser sa tête avant d'actionner le chien. Un léger mouvement sur la droite puis un peu plus haut, la cible est verrouillée. L'angle est idéal pour l'achever. Une fois la balle logée dans son crâne, tout sera terminé. C'est le moment de profiter de cette aubaine tendue sur un plateau doré, tant que personne ne le remarque.
Cependant, Tae n'y arrive pas. Quelque chose, une force invisible, l'empêche d'appuyer sur la détente de ce revolver dégotée dans une boutique d'armes au bord de la fermeture définitive. Sa poigne tremble autour du Smith & Wesson, sa poitrine brûle et son cerveau, lui, n'en parlons même pas. Il peut le faire. Il peut le tuer sans éprouver une once de remords, en puisant sa force dans le puits de sa souffrance. Un seul geste peut mener à la libération de l'un, à une perdition dans la Fournaise pour l'autre... De cet homme répugnant, ivre de jouissance et s'ébattant comme un animal sauvage, à la plastique et à personnalité factices ; qui n'a aucun scrupule, ni regret pour actes innommables commis. Un seul coup coup de feu et le calvaire de Tae prendra fin.
Pourtant, rien ne se déroule comme il l'avait prévu. Son doigt reste figé sur cette fichue détente, dans l'incapacité de bouger d'un millimètre. Pourquoi doute-t-il maintenant, face au point de non retour ? Pourquoi a-t-il si peur de ce qu'il s'apprête à commettre ? Pourquoi n'est-il pas fichu de tuer sans en avoir gros sur la conscience ?

Taehyung se mord les lèvres à sang, se bâillonne aussi fort que possible, se retenant d'exploser et de bramer. Dans cet instant d'irritation dirigée vers lui-même, Tae relâche sa concentration et oublie qu'il doit rester à couvert. Il est malheureusement trop tard lorsqu'il s'en rend compte et entrecroise le regard ahuri de Jungkook qui est rivé sur lui et qui hurle à Hoseok de se pousser. Par réflexe et peur d'avoir été surpris, l'ancien châtain braque à nouveau son arme et tire, sauf qu'il manque son coup ; les deux énergumènes ayant réagi plus vite que lui et qui se ruent sur sa personne.
Taehyung se rétracte et court en sens inverse aussi vite qu'il peut. Au moment de descendre les escaliers, il sent une force le tirer vers l'arrière et le plaquer contre le mur, ce qui lui coupe le souffle.
Hoseok le toise, en sueur, quelques mèches décolorées plaquées sur le front, le regard fou décortiquant son visage masqué.

- Mais regardez qui voilà... On entre par effraction chez moi et on essaie de me buter ?

Tae ne dit rien, tentant de retrouver un rythme cardiaque correct.

- Tu m'épates, j'aurais jamais cru que tu franchirais ce cap, remarque Hoseok. Mais t'as l'air d'avoir la mémoire courte alors laisse-moi te la rafraîchir deux petites secondes.

Ce dernier agrippe violemment la trachée du plus jeune, qui se débat comme un beau diable alors qu'il sent l'étau se resserrer, l'emprise de cette poigne puant la sueur et la cigarette se refermer sur sa pauvre gorge. L'oxygène s'amenuise, la panique coule dans ses veines et il observe avec épouvante son aîné approcher la pointe d'une paire de ciseaux près de sa pomme d'adam.

- La différence entre toi et moi, c'est que je ne recule devant rien pour atteindre mes objectifs. Je peux te trancher le cou dans la minute qui suit si l'envie me prend. Je peux également faire de tes prochaines minutes un calvaire. J'ai cette adrénaline, cette fougue qui me permet de concrétiser mes désirs. Tu ne m'arrives pas à la cheville, petit Adonis... Tu as encore beaucoup à apprendre. Regarde-toi, mon pauvre. Tu es à deux doigts de t'évanouir... Tu es insignifiant.

Douloureusement, Taehyung sent la pointe aiguisée de l'objet tranchant s'enfoncer dans sa chair qui le fait grogner. Derrière eux, Jungkook est là, les bras ballants et ses cheveux noirs en bataille, l'air inquiet.

- Jung, lâche-le, tente-t-il d'abord.

- Est-ce que je t'ai causé, mon grand ? demande d'une voix apathique le décoloré, sans détourner son regard vitreux de sa victime.

- Tes conneries ont assez duré. Tu as obtenu ce que tu voulais, non ? Alors relâche-le avant d'envenimer les problèmes.

Dans une lenteur effrayante, Hoseok pose ses yeux sur le tatoué, le visage déformé par une irritation latente.

- Je te rappelle que mes conneries sont aussi les tiennes, que tu le veuilles ou non. Je crois que tu t'es mal regardé dans la glace ces derniers temps, petit conseil : tu ferais mieux d'ouvrir bien grand tes quinquets de camé et garder en tête que t'es loin, très loin d'être blanc comme neige. On peut peut-être te donner le bon dieu sans confession avec ta belle gueule, mais j'ai vu ton vrai visage et il est aussi ignoble que le mien. N'essaie pas de jouer aux rebelles, Apollon. Tu risques de perdre ce petit jeu. Tu m'appartiens, ne l'oublie pas.

- En te dénonçant aux flics, je me libérerai de tes chaînes. Et tu seras là où est ta place : derrière les barreaux, pour tout le mal que tu nous as fait subir. J'en ai assez de tout
ça !

Un rire hystérique traverse les lippes du platiné qui manque de s'étrangler avec sa salive. Pendant ce temps, Taehyung étudie leur « différend » calmement. Sa petite voix intérieure lui murmure que cette discorde pourrait jouer en sa faveur, s'il reste vigilant. Hoseok éloigne la paire de ciseaux pour la pointer en direction de Jungkook.

- Alors tu vois aucun inconvénient de te dénoncer pour le sabotage des freins de la bagnole de notre cher Adonis ici présent, si je suis convoqué chez les flics n'est-ce pas ?

Le tatoué se renfrogne. Hoseok rit à gorge déployée. Taehyung, quant à lui, dévisage Jungkook, la pupille tressautante. Pour une surprise, celle-ci en est une et une belle.

- Tu m'as fait pression ! se défend tant bien que mal l'ébène.

- C'est donnant-donnant avec moi et tu le sais depuis le jour où t'as donné ton accord, Jeon ! Mon ascension dans le mannequinat, ta dose de dope en échange !

- Je suis pas un objet, Hoseok ! tonne Jungkook. Ça suffit !

- Tu joues les rebelles mais tu reviens toujours la queue entre les jambes comme un toutou avec son maître. Vois les choses en face. Tu as besoin de moi, Jungkook.

Tandis que les deux acolytes semblent partis pour une longue querelle pleine de semonces, Tae n'a toujours pas quitté du regard Jungkook, regard qui se métamorphose de seconde en seconde en dague affûtée. Ce mec qui l'a harcelé à ses débuts avant de pleurnicher et de s'excuser lamentablement est donc le véritable auteur de son accident ? Qu'est-ce qui ne va pas chez eux ? Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez ces monstres matrixés par cette industrie inhumaine ? Pourquoi s'être excusé s'il avait la sordide intention de lui ôter la vie en toute âme et conscience ?
Les voix d'Hoseok et Jungkook ne sont plus que des échos lointains, de même pour la musique de fond qui les accompagne. Plus rien n'existe autour de Taehyung. Rien à part ce bourdonnement assourdissant qui retentit dans son crâne, des violons et violoncelles imaginaires qui entonnent une symphonie macabre ; une ode hurlant de leurs cordes « malheur à tous ». Misère à ce monde qui l'a brisé, qui l'a fait renaître et mourir, à ces deux hommes malveillants qui méritent d'être six pieds sous terre.
Alors Taehyung ne réfléchit pas et obéit à cette véhémence, à cet appel de violence déchaînée qui pulse dans son âme et se répand dans ses muscles. Parce qu'il est désormais cette haine colossale, chaque cellule constituant son enveloppe corporelle en est imprégnée et cette fois-ci, il ira jusqu'au bout de son plan. Taehyung ne ressent plus rien à part ce néant cafardeux qu'est sa furie.

À tire-d'aile, il s'extrait de la poigne d'Hoseok et le projette contre le mur d'en face. Son dos et sa tête claquent contre la surface dure, ce qui le tord en deux de douleur et l'ex-mannequin, devenu l'allégorie même de la rage, pointe son canon sur Jungkook. Celui-ci panique, lève les mains en signe de résignation et recule, sous l'effet de cette peur grandissante que Taehyung lit son visage.

- Par pitié, Taehyung, je suis déso-

Une première balle se loge dans le bras, ne laissant pas Jungkook terminer son excuse. Un cri de douleur sort des lippes de ce dernier. Ce n'est pas assez. Il faut que cet homme souffre le martyr, qu'il agonise pour son comportement. Peu importe si Hoseok lui avait fait du chantage ou non, Jungkook n'avait pas contesté et s'était plié à ses exigences. Il n'avait rien fait pour protéger Taehyung, absolument rien. Il n'avait que tenté de précipiter sa date de péremption. Pathétique. Ce mal-aimé est juste pathétique et cette absurdité ne fait qu'accroître les sentiments acidulés de Tae à son égard.

Taehyung s'approche avec rapidité de lui et lui assène un coup de crosse dans le nez. Un crac affreux retentit, Jungkook tente d'attraper le revolver de Taehyung malgré l'hémoglobine qui commence à s'écouler. Leurs bras respectifs en l'air, le plus jeune administre un coup de pied dans le ventre de son aîné, ce qui l'étourdit quelques secondes. Il saisit cette occasion en or pour lui donner un autre coup de flingue dans le visage avant de tirer, tirer encore, tirer, tirer jusqu'à ce que son flingue soit vide, que Jungkook tombe par terre et ne se relève plus. Quand Tae reprend ses esprits, le souffle irrégulier, il remarque cette carcasse en charpie, couverte de trous vineux, au regard noyé et éteint, à moitié nu. Son revolver n'a plus de munitions et Jungkook vient de trépasser de ses mains.

Il lui jette un dernier regard et pivote de quelques degrés en direction du platiné qui s'est statufié, le regard perdu sur le cadavre de son partenaire de crime, le souffle court. Il se tient au mur derrière lui et semble au bord de l'évanouissement. Une senteur âcre commence à envahir l'air et ne fait que rendre l'atmosphère plus lourde encore. Taehyung jette son flingue par terre, objet devenu complètement inutile, avant de se tourner complètement vers Hoseok qui se fond un peu plus contre le mur, tétanisé. Celui-ci s'abaisse à la hâte pour récupérer sa paire de ciseaux et la pointe d'une main tremblante en direction du noir de jais. Tel un prédateur, Tae marche à pas lents vers lui, prend tout son temps pour se délecter de cette terreur qui distord ses traits faciaux. Hoseok ne peut pas le voir mais sous son col roulé, Tae est ravi, un vilain rictus aux lèvres.

- Jungkook se salissait donc les mains à ta place... Tu es plein de courage, dis-moi.

- Recule, recule ! Si t'approches, j'te plante !

- Où est donc passé le mec bourré d'adrénaline qui ne recule devant rien pour assouvir ses envies ? Parce que, là...

L'ancien mannequin marque une courte pause avant de reprendre d'une intonation sévère et pleine de mépris :

- Je ne vois qu'un putain de lâche qui s'attribue un faux rôle. Tu t'es laissé aveugler par cet amour-propre que tu te voues, par cette folie des grandeurs qui t'habite et cette jalousie mal-placée qui te ronge. Tu te penses supérieur aux autres, mais tu es le plus faible de nous tous. Au lieu de faire tes preuves, tu te rabaisses à manipuler à ta guise, à abuser de la confiance des autres pour qu'ils fassent le sale boulot à ta place et dans l'espoir de rester parmi les meilleurs. La bassesse de l'humanité stockée en une seule et même personne : toi, Mégère.

- Foutaise ! Arrête d'avancer, je vais te tuer ! Je vais tuer, t'entends ?!

- Beaucoup de menaces en l'air, mais très peu d'actes... Comme c'est drôle.

Taehyung finit par encercler son aîné de ses deux bras, toujours sans rater une seule miette de cet affolement maculant les lèvres et les yeux du plus vieux. Sous lui, Hoseok paraît presque aussi inoffensif qu'une mouche. Il tremblote, tente piteusement de faire preuve d'intimidation envers lui mais cette tentative échoue. Comment le prendre au sérieux alors qu'il ne réussit même pas à aligner deux mots sans bafouiller, à tenir correctement son arme improvisée sans qu'elle ne manque de glisser de sa main, le tout en caleçon ?
Dans cette étincelle de peur lanternant dans son regard dilaté, Taehyung se régale. Parce qu'il peut lire au fond de ses rétines qu'Hoseok comprend qu'il est fait comme un rat et qu'il n'aurait jamais dû sous-estimer son jeune camarade.
Quelques malheureux centimètres séparent leurs faciès respectifs. Taehyung fait une action qu'il n'aurait jamais osé faire il y a encore quelque temps.

Doucement, il abaisse d'une de ses mains gantées le col de son pull et rabat ses cheveux vers l'arrière, révélant alors les cicatrices qui zèbrent la partie gauche de son faciès. Hoseok ne bronche pas, contemplant avec effroi le résultat de sa mégalomanie.

- C'est... C'est... bredouille le platiné.

Avec soudaineté, Taehyung frappe de sa main droite le mur, à proximité du visage botoxé du blond platine qui ferme instinctivement les yeux et s'égosille, paralysé par le coup imprévisible de son cadet. Taehyung approche sa bouche d'une des oreilles d'Hoseok et murmure de sa voix grave :

- Te souviens-tu de ce que tu m'as dit ce jour-là ? Qu'avec ma nouvelle apparence, je devrai me reconvertir dans le cinéma d'horreur ?

Hoseok donne pour seule réponse un geignement, ce qui ne plaît pas du tout au plus jeune des deux qui lui écrase l'un de ses pieds de sa bottine. Un énième hurlement de sa part et il se met à pleurnicher, suivi par le bruit de l'impact des ciseaux par terre. Taehyung commence à prendre goût à martyriser son ancien bourreau et se délecte de ses pleurs, de la douleur qu'il lui inflige.

- Réponds-moi quand je te pose une question, c'est très mal poli de m'ignorer.

Il prononce cet ordre tout en comprimant davantage avec sa chaussure le pied non-protégé de son aîné qu'il sent se tendre.

- Oui, oui, je m'en souviens ! finit par répondre Hoseok, tout en peinant à respirer.

- Tu vois, tu sais obéir toi aussi. Ça tombe bien que tu t'en souviens...

Taehyung recule, contemple avec insensibilité son ancien tourmenteur et dit, la menace enguirlandant ses cordes vocales :

- J'espère que tu aimes frissonner parce que mon visage sera la dernière chose que tu verras et je compte bien tourmenter tes rêves, même dans l'au-delà...

Hoseok, pris de soubresauts, secoue de gauche à droite la tête et va jusqu'à proposer à Taehyung de faire tout ce qu'il voudra, en énumérant une liste non-exhaustive de propositions qui ne font ni chaud ni froid chez le nouveau tortionnaire. Ce changement radical de comportement chez son aîné fait rire intimement Taehyung.
On est prêt à faire beaucoup de choses pour que l'on soit épargné, même à se retrouver humilié, par instinct de survie. C'est dans la nature même de l'être humain et c'est exactement ce que fait Hoseok : marchander sa vie contre des trucs insignifiants, dont Tae n'a que faire. Tout ce qu'il désire est que ses mains soient colorées de la sève vermillon du faux blond. Ses baragouinages insensés l'emmerdent plus qu'ils ne le passionnent alors, juste parce qu'il en a assez et qu'il ressent cette pulsion folle de mettre à feu et à sang son aîné, Taehyung le balaye de sa jambe.
Hoseok chute brutalement, Taehyung l'empoigne par ses cheveux, tout en n'omettant pas la précieuse paire de ciseaux qui repose non-loin d'eux, et le traîne au sol sous ses cris paniqués. Ils passent alors devant le corps inerte de Jungkook, dans lequel Tae shoote dedans pour se frayer un chemin dans la plus grande indifférence sous les mirettes horrifiées de son aîné face à son geste cruel, face à ce « crac » dégoûtant suite au coup donné. Jungkook ne mérite ni son pardon, ni son empathie. Juste d'être bouffé par les vers jusqu'à la moelle osseuse. Taehyung aurait pu offrir une mort rapide au commanditaire de sa mort, comme c'est le cas pour le tatoué. Cependant, Tae a un tout autre programme en tête. Un dessein plus fun, plus jouissif, plus... Sanguinolent.

Combien de temps peut tenir un corps sous la torture ? C'est avec cette question tournoyant dans son crâne désaxé que Taehyung jette comme un malpropre Hoseok dans cette chambre où il l'avait découvert quelques minutes plus tôt avant de fermer à clé derrière lui. Hoseok n'a plus aucun moyen de s'enfuir. Le seul moyen pour y parvenir est d'emprunter la porte que Taehyung vient de refermer, étant donné qu'il n'y pas de fenêtre donnant vue sur l'extérieur. Tae frissonne d'avance de bonheur.
Tandis que le platiné essaie sans succès de se relever, se cognant au passage dans une bouteille de whisky vide, Tae retire son manteau et le laisse tomber par terre.

- Au départ, j'ai détesté ces marques et ce renfoncement béant quand on m'a enlevé les bandages à l'hôpital, conte-t-il. J'étais déprimé et je ne voyais pas comment je pourrais supporter ça, ni comment les autres pourraient tolérer une difformité aussi effrayante. Mon quotidien chez Némésis Corp', c'était la plus belle chose qui me soit arrivée. Parce que j'avais toute cette attention, tous ces encouragements dont j'ai été privé quand je vivais encore chez mes parents. Ils ont essayé de me retenir pour aller à ce casting organisé, ce jour-là... Je n'ai pas eu le choix.

Avec lenteur, Taehyung s'accroupit tout en relevant avec délicatesse les manches de son pull, dévoilant alors les reptiles noirs serpentant ses avant-bras. De la partie tranchante de la paire de ciseaux, Tae relève le visage d'Hoseok et plonge son œil gris-bleu dans ses yeux marron, toujours illuminés par cette crainte qu'il lui voue.

- Qu'est-ce que tu as fait ? ose interroger le platiné, d'une voix incertaine.

Taehyung lui offre un sourire énigmatique avant de doucement pencher la tête sur le côté.

- Tu sais ce que m'ont dit ma mère et mon père ce jour-là ? C'était un reproche bien différent de tout ce qu'ils ont pu me cracher à la figure.

Il fait semblant de cacher sa bouche et dit à voix basse, comme s'il s'agissait d'une info que personne n'avait le droit d'entendre à part son interlocuteur :

- Ils ont dit que je suis dangereux. Finalement, cette qualification n'est pas si fausse que ça... Et ces marques, que je trouvais hideuses, sont ma fierté. Ma renaissance. Ma revanche sur ta scélératesse.

- T'es complètement malade, Adon-

Ni une ni deux, la pointe du ciseaux s'enfonce dans sa chair et par automatisme, Hoseok recule la paume faisant pression sur sa gorge et se met à hyperventiler quand il remarque la quantité astronomique de sang tâchant ses doigts.

- Je ne veux plus entendre ce surnom sortir de ta satané bouche. Est-ce que je suis bien clair ?

Le platiné a l'air de ne pas l'avoir écouté, obsédé par toute cette quantité de vermillon teintant sa peau hâlée. Ses yeux sont à deux doigts de quitter leurs orbites tant il est sous le choc.

- J'ai été clair ou pas, espèce d'abruti ?! tonitrue Taehyung, l'air menaçant.

Son hurlement est tel qu'il fait bondir le platiné. En arrière-fond, la petite chaîne-hifi continue de diffuser de la musique dans cette atmosphère pesante. Un autre morceau démarre. Des tapotements contre un objet métallique. Les accords saturés de guitare qui débarquent peu à peu, puis les notes lourdes d'une basse. Le rythme d'une batterie. Une voix masculine instable et chevrotante, un narrateur qui témoigne d'un déséquilibre notable dès les premières paroles.

Play doctor for five minutes flat,
Before I cut my heart open... And let the air out.

Pas de doute, c'est bel et bien Scissors de Slipknot.

Une chanson inquiétante, perturbante, glauque à souhait, qu'il a découvert grâce à Jimin qui est un habitué des genres musicaux dits extrêmes avant de le télécharger sur son ordinateur et de le transférer sur son baladeur mp3 et qui est devenue l'une de ses chansons préférées. Cela met du baume au cœur disloqué de l'ex-mannequin. Ce moment va être génial. Persécuter son ennemi numéro un sur sa chanson favorite, quoi de mieux ?
Toutes les ombres les plus viles dansent en rond dans le crâne de Taehyung. La ligne entre stabilité et folie est complètement franchie et il n'y a plus de retour en arrière possible. Bientôt, ce sont les supplications affolées et la profusion de cruor du platiné qui ponctuent cette soirée lugubre, qui font la joie de Taehyung - qui embrasse de tout son souffle cette partie longtemps réfréné de lui-même, ce remous dévastateur à la hauteur de la déesse Tisiphone.
Parce qu'à force de fréquenter des monstres, on finit par en devenir un nous-mêmes et les dégâts causés sont irréversibles.
Plus de lumière au bout du tunnel, ni d'échappatoire envisageable. Juste ces ténèbres affriolantes que Taehyung absorbe et savoure avec appétit.

Un grand sentiment de vide, de n'être qu'un pauvre élément dans le décor s'empare de l'ex mannequin. Toute trace de colère s'est envolée définitivement. Ce rituel mortel a su apaiser son âme et le libérer de sa rancœur. Il est un peu plus de quatre heures du matin lorsqu'il regarde avec accablement ses œuvres sépulcrales. Les dépouilles de Jungkook et Hoseok sont entassées l'une sur l'autre au beau milieu du corridor de l'étage de la villa de ce dernier. Elles sont dans un état lamentable, quasi méconnaissables. Le pire est celui du plus vieux. Taehyung s'est acharné durant de longues minutes sur le visage d'Hoseok qui n'est plus que chair à vif avant de s'amuser à lui asséner des coups, de le fouetter et le poignarder ici et là. En analysant la chambre de ce dernier, on peut vite réaliser que ses dernières minutes furent un véritable calvaire. Un massacre. C'est ce qui résume le mieux le crime auquel s'est adonné Taehyung avec un sadisme infini.
Maintenant que cela est fait, Taehyung peut partir. Plus rien ne le retient ici. Et il ne se voit pas franchir les rues et prétendre que rien ne s'est passé. Il refuse de mentir, jouer un faux rôle pour les beaux yeux de son entourage. Cette nuit de barbarie l'a métamorphosé, l'a fait basculer d'ancien top modèle meurtri par les aléas de la vie à un criminel assoiffé de sang. Sa place n'est plus dehors, mais derrière les barreaux. Puis très honnêtement, après son parcours spectaculaire au sein de l'agence Némésis Coporation, Tae ne se voit pas retrouver une vie normale et monotone après cela.
Résigné et sûr de sa décision, Tae s'assoit sur les macchabées - même morts, ces deux-là ne méritent pas son respect, selon lui -, lui-même couvert de leur sang et compose un numéro avant de le coller à son oreille. Le souffle fébrile, sa vie défile sous son unique œil encore fonctionnel, maigre en succès, abondante de déceptions. Les premières tonalités arrivent et Tae attend son châtiment.

- Police nationale, bonjour.

Et dans ce mutisme assourdissant, où l'effluve étouffant de l'hémoglobine imbibe les murs et ses vêtements, Taehyung vient de signer sa fin et de trouver son salut. En bon monstre qu'il est devenu, il est temps d'être puni pour ses meurtres commis. On ne retiendra pas de lui son parcours sous le doux sobriquet « d'Adonis des Podiums ». Non, les journalistes se chargeront de lui trouver un nouveau surnom digne des atrocités qu'il a commises et qui le poursuivra jusqu'à sa mort, tout en grossissant l'ampleur des événements passés.
Le sensationnel, les faits divers chocs font toujours vendre. On veut comprendre comment un citoyen lambda a pu basculer du jour au lendemain dans la folie, l'acheminement jusqu'à ce jour ultime de déraison ; guidé par la curiosité morbide. On veut voir jusqu'où l'être humain est capable d'aller quand le vice macère sa conscience et fout en vrac sa morale. La population entière du Pays du Matin Frais se rueront sur les journaux dès le lendemain et lira en gros titre « Boucherie dans la banlieue séoulite : rivalités, secrets, machinations... La terrible vengeance de "l'Adonis des Podiums" ! ». La patronne de la maison mère Némésis Corporation s'étranglera avec son café chaud en lisant l'article, Jimin se morfondra tant l'incompréhension sera grande et ses géniteurs seront persuadés que c'est ce microcosme faits de paillettes et vêtements de luxe qui l'ont menés à sa perte.

On ne retiendra plus que ça sur lui. Que sa morale est à l'image de son faciès : dégueulasse et monstrueux...
Qu'il n'y a jamais vraiment eu d'Adonis et que Tisiphone, déesse vengeresse, était là sous leurs yeux depuis le début, grimé sous un masque de splendeur fabriqué de toute pièce et cachant bien son jeu tordu.

F. I. N.






























༺ - ༻

par ciriice

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top