— À qui la première part de crumble aux pommes ?

Mamie se tourne vers nous. J'ai l'impression que nous sommes des enfants. Sagement assis autour de la table, elle se penche par-dessus et nous fixe derrière ses binocles.

— Moi ! hurle Rewind.

— Tu n'as pas besoin de crier, souffle Bianca en dépliant sa serviette.

— Non, moi !

Ander lance un regard moqueur à Rewind en tendant son assiette vers Mamie. Sauf que Rewind tend aussi les bras avec des yeux de chiot battu.

— Mamie, je suis ton petit-fils préféré. À moi le crumble !

— Pourquoi ça serait Rewind ? lance Ander. Pourquoi pas moi pour une fois ?

— Parce que toi, tu n'es pas assez beau pour recevoir la première part de crumble. Et en plus, tu pactises avec les lézards !

— Arrêtez de vous chamailler ! Pour la peine, je donnerai la première part au plus silencieux de tous.

Et Mamie prend l'assiette d'Erkel avant d'y déposer une part. Erkel ricane et pivote vers Rewind.

— Ça a des avantages d'être silencieux, t'as vu.

Mamie saisit ensuite celle de Morgan. Au bout de quelques minutes, nous sommes tous servis. Mamie s'assoit en face de moi, et déguste avec lenteur sa préparation.

Ander et Rewind engloutissent le crumble, si bien qu'à la fin, le dernier commence à lancer sa serviette sur le premier.

— Touché.

Ander lui renvoie sa serviette qu'il lance en boule et Rewind esquive. La serviette vient s'étaler contre le sol derrière moi. Je vois Eileen rouler des yeux et Bianca dévisage son époux comme s'il avait quatre ans d'âge mental. Ce qui est peut-être le cas.

— Loupé.

— Tais-toi, siffle Ander.

— Nul. T'es nul, Ander.

— Et pourtant, je suis ton meilleur ami, non ?

Rewind ouvre la bouche, outré et réplique :

— Mes mots ont dépassé ma pensée quand j'ai dit ça.

— Tu sais, tu peux l'avouer que tu m'aimes, ça ne te fera pas de mal.

Il retient un ricanement. Morgan, elle, se tourne vers Rewind et lui lance d'une voix pleine d'empathie :

— Tu veux en parler, Rewind ? Tu veux te confier à Momo ?

— Ça va aller, je n'ai pas besoin d'une sorcière pour m'aider. Ander, je te l'annonce officiellement : tu n'es plus mon meilleur ami. Plus depuis que tu ne m'as pas laissé la première part de crumble.

— C'est Mamie qui a décidé, pas moi, se défend mon frère.

Tout le monde se tourne vers Mamie. Celle-ci lève les yeux de son assiette et nous fusille du regard.

— Qu'est-ce que vous avez tous à me regarder ? J'ai donné la première part au plus sage.

— Vous l'avez entendu, je suis le plus sage, jubile Erkel.

— Mais pas le plus beau, peste Rewind.

— Je vais finir par croire que tu souffles d'un terrible manque de confiance en toi, soupire Bianca en s'essuyant le coin de la bouche.

— Moi ? Un manque de confiance ? Bee, tu insinues que je ne suis pas aussi beau que je le laisse paraître ?

— Il faut se dire la vérité, Rewind, tu es aussi laid qu'un pou en état de décomposition, ricane Ander.

Rewind plisse les yeux et se penche pour le menacer :

— J'ai envoyé un mercenaire tuer Patrick. Tes piques auront assez duré, Ander, je ne peux plus supporter ces affronts permanents.

Je manque d'éclater de rire à la tête que fait mon frère. Malheureusement, mon sourire se fige. C'est mon corps entier qui se fige quand je vois deux silhouettes à l'entrée de la porte.

Mon cœur loupe un battement. Je croyais, je pensais sincèrement que j'étais prête à le revoir.

Mais je ne le suis pas.

Eros s'avance, Willa à son bras. Elle porte une robe fleurie et un diadème. Elle a l'air rayonnante. Si bien que je me mets à la jalouser secrètement.

Les deux s'avancent jusqu'à notre table. Mes yeux cherchent ceux d'Eros mais il m'ignore. À aucun moment donné, il ne m'accorde la moindre attention.

— Tu n'es pas invité à notre table, siffle Ander en se tournant vers lui.

Eros baisse les yeux pour le regarder, et sa pomme d'Adam tressaute. Il intime quelque chose à Willa qui opine avant de tourner les talons.

Mon souffle se bloque dans ma gorge. Je vais fondre en larmes. Il ne me regarde pas. Il ne me regarde pas. Il ne me regarde pas. Qu'est-ce que je lui ai fait pour qu'il me haïsse de la sorte ? J'ai été blessée, j'ai failli mourir et il m'ignore, il ne me...

La main de Morgan se pose sur la mienne et je reprends peu à peu une contenance. Elle me sourit faiblement et mes pensées s'évaporent.

— Je ne vous dérangerai pas longtemps.

— Alors parle ou va-t-en.

— Si c'est pour se comporter comme ça, tu ferais mieux de ne pas assister à mon mariage demain.

Oh, non. Ander se lève d'un coup et se tourne vers Eros qui ne cille pas.

Il le fixe avec la plus totale indifférence.

— Je suis juste venu dire que le chef des décorations voulait connaître le nombre de convives. Seule Danïa le sait.

Mamie ne répond pas. Elle finit tranquillement son crumble et Ander se rassoit au prix d'un effort surhumain. Moi, je ne quitte pas des yeux mon assiette.

Un silence interminable cloue notre discussion. Mamie finit sa bouchée au bout d'une bonne minute et se tourne vers Eros.

— Danïa ? C'est donc là ce que je suis devenue à tes yeux ? Je suis ta grand-mère, Eros.

— Je ne fais pas partie de cette famille, tu l'as toi-même dit, réplique son petit-fils.

— Parce que tu l'as décidé, rétorque Rewind en l'assassinant des yeux.

— À croire que j'en suis arrivé ici par choix. Est-ce que je peux seulement savoir le nombre d'invités ? Être ici ne me plaît pas plus à vous qu'à moi.

— Quarante-deux couverts, répond froidement Mamie. Tu peux partir maintenant.

Eros pivote et tourne les talons. Mais Rewind se lève d'un coup à en faire trembler la table. Il l'apostrophe :

— Alors c'est tout ? Tu t'en vas comme ça ?

Eros s'arrête dans sa marche en soupirant et se tourne vers Rewind. J'ai l'impression de lire dans son regard une peine infini.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

Rewind contourne la table et je remarque que chacun d'entre nous se fait plus petit. Je fixe un point sur mes mains, tandis que son cousin poursuit :

— Tu ne l'as pas vue pendant deux semaines. Elle a failli y passer, et tu ne ressens rien ? Tu n'as aucune émotion à partager, une excuse à donner pour le comportement de chien que tu as eu envers elle ?

Je lève les yeux. Eros ne me regarde toujours pas. Il fixe un point sur le mur, lui aussi. Je le déteste. Je le déteste tellement que j'en ai mal au cœur.

— Rewind... l'appelle Bianca. Laisse-le partir.

— Non, je suis désolé mais je ne supporte pas ça ! Le type débarque du jour au lendemain, brise un cœur, laisse une presque morte derrière lui et agit comme si de rien n'était après ça.

Je vois dans les yeux d'Ander briller une lueur de fierté. Je n'ai aucun doute sur ces deux-là. Leur amitié existe bel et bien. Et je pense que, si Rewind s'est senti aussi investi dans notre relation depuis le début, c'est peut-être parce qu'il considère Ander comme un frère, plus que comme un meilleur ami.

Savoir ça me remplit le cœur d'une émotion nouvelle. Je ne vais pas pleurer quand même !

— Je n'ai pas fait les choses correctement, avoue Eros. Il est trop tard, maintenant.

Mamie redresse la tête à ses mots mais ne dit rien.

— Trop tard ? Tu peux encore arranger les choses ! s'exclame Rewind.

— Je serai marié demain, qu'est-ce que tu veux que j'arrange ? J'ai accepté la défaite.

— Tu n'as pas accepté la défaite, intervient Morgan. Tu n'as pas cherché à te battre du début à la fin. Tu l'aimes cette Willa, au moins ?

Je vois Eros réfléchir et il finit par hausser les épaules.

— C'est un mariage de convenance.

— Et tu l'acceptes ? s'étonne Morgan. Waouh ! Tu n'as donc aucune hargne en toi ? Personne n'a jamais compté à tes yeux au point où tu t'imagines prendre les armes, te battre pour elle ? Alors j'avais raison, tu n'es qu'un lâche. Tu n'es qu'une coquille vide, sans aucune émotion.

Elle rejette ses cheveux en arrière et je vois Eros brûler de colère.

— Si tu le dis, réplique-t-il. Je peux y aller ou bien mon procès n'est pas encore terminé ?

Rewind le dévisage, un air de pitié dans les yeux.

— J'ai vraiment pensé que tu étais comme moi mais je me suis lourdement trompé. Tu n'es pas si différent de Kereya tout compte fait.

Et il va se rassoir à table. Eros serre les poings et sans un mot ni un regard pour moi, tourne les talons.