Chapitre 12

Le club est situé en bord de mer et la première chose que je me dis en arrivant devant c'est : je ne vais pas survivre. La limousine s'arrête et je suis Bianca en rechignant intérieurement. Peut-être que je pourrais aller m'enfoncer dans les profondeurs de la mer ?

Bianca me sourit, l'air ravi, pendant que moi, je me frotte les bras, frissonnante. Ce n'est pas tout à fait un club de nuit à proprement parlé. Ce n'est pas cloisonné, et même si les gens dansent au rythme de la musique, on a toujours vue sur la mer. Le bar fait assez plage et ses serveurs s'activent pour récupérer la commande des clients.

Quand ceux à l'intérieur s'aperçoivent de notre présence, ou plutôt de la présence du roi d'Imir dans un club aussi fréquenté, certains cessent de danser, d'autres se glissent des mots à l'oreille.

Le patron du club en sort pour saluer Rewind et moi, je tourne la tête pour voir où est Eros. Les mains dans les poches, il est en pleine discussion avec Bendy. Celui-ci porte –pour une fois– autre chose que son veston royal qu'il met tous les jours. Il est vêtu d'une chemise blanche toute simple.

Contrairement à Eros qui en arbore une noire beaucoup plus classe. Mes yeux s'attardent sur la montre à son poignet droit, et je me fais la réflexion qu'il est sûrement gaucher.

Quand je reviens à son visage, je le surprends en train de me regarder et rougissante, je m'empresse d'entrer à la suite de Bianca dans le club.

Elle est sublime. Elle porte une jolie robe rose poudrée éventail.

Je baisse les yeux vers ma robe blanche et me pince les lèvres. Je reste sophistiquée avec mon chignon, mais ce n'est pas non plus la grande classe. Je ne prends pas cette soirée au sérieux. En fait, je n'avais pas envie de venir. Jusqu'à la dernière minute, j'ai cru pouvoir m'échapper de cette soirée forcée. Mes espoirs ont été vains lorsque Bianca est venue me chercher en sautillant presque.

Je prends une grande inspiration. Je vais survivre à cette soirée. Les choses iront mieux au fur et à mesure. À peine avons-nous fait un pas que Rewind passe son bras par-dessus mes épaules, un verre dans l'autre main. Il s'avance vers Eros, me fait tournoyer devant lui comme si j'étais le dernier modèle de poupée disponible et il beugle à travers la musique :

— Alors, comment tu trouves ta dulcinée ?

Bianca s'approche en roulant des yeux alors que Rewind me relâche pour me repousser vers Eros. Il se dandine au rythme de la musique alors qu'Eros lui, ne répond pas. Il hausse juste un sourcil avant d'apporter son verre à ses lèvres. Moi, je me reprends, me racle la gorge et m'éloigne de lui.

Nous pousser l'un vers l'autre ne fonctionnera pas. Je ne le connais même pas ! Je ne sais rien de lui, de ses envies, de ses rêves ou aspirations, et il croit qu'en me tirant par le bras pour m'emmener vers lui, je vais le laisser faire ?

Contrariée, je rejoins le bar et demande un verre poliment. Bianca me rejoint bientôt et s'écrie tant bien que mal :

— Il est idiot ! Mais il ne sait pas comment s'y prendre, ne lui en veux pas Arynn !

— Il n'y a pas à prendre quoique ce soit. Je n'aime pas qu'on me force à faire quelque chose et Rewind le fait depuis une semaine ! Dis-lui de se mêler de ses affaires une bonne fois pour toute !

Elle se chagrine, je le vois, mais je ne vais pas supporter ses manières pour lui faire plaisir.

Mon verre en main, je m'éloigne vers les portes du club. Je laisse mes yeux aller à la décoration, des poutres en bois jusqu'aux banderoles multicolores accrochées aux murs. Sans réfléchir plus longtemps, je sors du club. Et je tombe nez à nez avec deux gardes royaux dans leurs uniformes. Je fais un pas en arrière en plissant les yeux.

Leurs chevaux sont à peine attelés, signe qu'ils viennent seulement d'arriver.

— Votre Altesse Royale, nous avons reçu une lettre importante à délivrer.

Je fronce les sourcils et me retourne une seconde à peine, hésitante.

— Cela ne peut pas attendre ?

— Non, réplique l'autre garde, la lettre a été envoyée par Sa Majesté de Lucrenda. Nous avons reçu des ordres très stricts et...

— Donnez-la-moi, je les coupe d'une voix tendue.

Si cela vient d'Ander, c'est forcément important. Je leurs arrache presque des mains la lettre et leur ordonne de partir. Je suis tellement anxieuse que le papier se froisse sous mes doigts. Quelques petits morceaux tombent à terre tandis que mon cœur lui, bat plus fort dans ma poitrine.

Je sens que quelque chose ne va pas. Je le sais, c'est instinctif. Il ne m'aurait pas envoyé une simple lettre de courtoisie pour le plaisir. Ander est mon frère, et il ne communique jamais par lettre.

Les larmes me montent aux yeux. Je crois que je panique. Non, c'est même pire que ça. J'angoisse.

Je déplie le papier, les jambes en compote, le moral à zéro. Mes yeux se perdent sur les mots, sur ces phrases confuses, sur la signature d'Ander, et je relis la lettre une fois, deux fois, et puis une fois de trop. Je crois que je fonds en larmes une fois le papier broyé dans mes mains.

Arynn,

Je ne sais pas par où commencer... J'ai peur de dire les choses trop franchement. Mais si je ne le fais pas, je ne serai jamais capable de te les expliquer.

Le médecin est passé il y a quelques jours. Le verdict est tombé : Maman est gravement malade. Les poumons sont touchés, elle a de plus en plus de mal à respirer. Elle passe ses journées au lit à tousser. On lui conseille juste de se reposer mais rien n'y fait.

Rien n'arrangera quoique ce soit.

Ils lui donnent trois mois. Peut-être moins. Peut-être plus.

Je suis désolé, Arynn. Je suis aussi triste que toi. J'aimerais pouvoir faire quelque chose. Eileen m'épaule, mais il y a des jours compliqués. Je vais la faire venir sur Ecclosia pour le tournoi, pour passer le plus de temps possible ensemble.

Tu me manques,
Prends soin de toi

Ander

Je déchire le papier en boulettes de morceau, la rage au ventre, la détresse me prenant aux tripes tellement fort que j'ai l'impression que je vais exploser. Je lève les yeux vers le ciel noir, vers les étoiles et je me mets à maudire ma vie.

Trois ans que mon père n'est plus là. Trois ans que Sebastien est mort. Tout allait si bien avant. Et tout s'envole en fumée aujourd'hui.

Les larmes roulent sur mes joues et je me sens... impuissante. Je voudrais faire quelque chose, je voudrais me rendre utile, je voudrais serrer fort ma mère contre moi, mais je ne peux pas. Je suis coincée ici, à Imir, alors qu'elle, elle est là-bas, loin de moi, seule, sans ses enfants, et ça me rend folle.

Je retiens un sanglot en essuyant rageusement mes joues humides et d'un pas nerveux, je retourne à l'intérieur. La musique m'assassine les oreilles et c'est tant mieux. On pourrait me perforer le cœur maintenant, je ne sentirais rien. Je me dirige vers le comptoir, les jambes flageolantes.

Je me rends compte que j'ai commandé un verre seulement lorsque celui-ci atterrit dans ma main. Je calme ma crise d'angoisse comme je peux, à l'aide de ce verre, puis d'un autre et encore un autre, jusqu'à ce que la pièce se mette à tanguer, jusqu'à ce que le visage de Bianca me paraisse flou devant moi.

— Arynn, tu pleures ?

Je secoue la tête. Son diadème brille de mille feux, et il me brûle mes yeux. Je vois Rewind au centre du club, sautant comme un feu follet, impossible à calmer, je vois les lumières m'aveugler, les étoiles danser sous mes yeux et je ne me sens pas très bien.

Mais je finis mon verre et l'alcool me brûle la gorge, et je réalise que cette fille, ce n'est pas moi, ça n'a jamais été moi, mais j'ai mal au cœur, j'ai mal à l'âme, je veux juste disparaître et ne plus jamais exister. J'aimerais que les murs m'engloutissent, je veux que le sol m'arrache à ce club insignifiant.

Et dans ce chaos infernal, Eros se dessine devant Bianca. Nos yeux se croisent mais je me détourne pour commander un autre verre, aussitôt servi. Bianca est là, la bouche ouverte, comme si elle ne comprenait pas mon attitude. Elle ne comprend pas. Elle ne comprendra jamais.

— Je prends le relai, lance Eros dans son dos.

Je la vois hésiter mais il lui glisse quelques mots à l'oreille qui semble la rassurer. Alors elle s'écarte pour le laisser passer et s'en va rejoindre Rewind. Eros me tend sa main. Je la fixe pendant quelques secondes avant d'apporter mon verre à mes lèvres.

Je m'attends à ce qu'il m'empêche de boire mais au lieu de ça, il hausse un sourcil, un air impénétrable au visage.

— Tu te sentiras mieux après ce verre ?

Sa question me perturbe. Il la pose d'un ton si direct que je réfléchis, mais je ne trouve pas de réponse adéquate. Bien sûr que non, je ne me sentirai pas mieux. Mais j'en ai besoin pour évacuer la douleur dans ma poitrine. Celle de savoir que bientôt, ma mère ne sera plus jamais là.

Je secoue quand même la tête. Il tend le bras, saisit mon verre et le pose sur le bar. Il me prend ensuite par la main et nous guide à travers le club, jusqu'à en sortir pour fouler le sol de la plage. Il y a quelques couples qui s'embrassent ici mais l'endroit est beaucoup plus tranquille.

Et je remarque que la plage s'étend sur plusieurs centaines de mètres. Eros me tire toujours par la main mais ça finit par m'agacer.

— Je ne suis pas une enfant.

— Ai-je dit le contraire ? s'étonne-t-il.

— Non, mais tu me traites comme telle. À me traîner ou toi, tu veux bien aller.

— Je ne te traite pas comme une enfant, mais comme une princesse un peu éméchée sur les bords. Si mon idée ne te plaît pas, tu peux toujours en proposer une.

— Je retournerais bien à l'intérieur boire un autre...

Je me détourne mais sa main se referme autour de mon poignet.

— Qu'est-ce que tu as, Arynn ?

Un silence s'écoule. J'entendrais presque le bruit des bouches des deux asticots derrière moi. Je le regarde, puis je baisse les yeux vers mes mains. Je hausse les épaules. La douleur est partie grâce à l'alcool. Pourquoi la raviverais-je pour lui ?

— Allons marcher un peu.

Il change de sujet et me tend sa main. Froide, je la refuse et de le dépasse. Je ne marche pas très droit, mais honnêtement, c'est le cadet de mes soucis. J'ai seulement l'impression que je m'enfonce dans le sable à chaque pas. Si bien que je finis par retirer mes sandales pour les tenir en mains.

Nous marchons depuis cinq minutes quand Eros me demande de but en blanc :

— Comment tu te sens ?

Bonne question. Je médite une minute avant de souffler :

— Triste. Honteuse. Désemparée. Et le pire de tout, terriblement seule.

— Il n'y a pas de mal à être seule, réplique-t-il.

Je lève la tête vers lui. Il est beau ce soir, encore plus que tous les autres soirs. Je crois que la nuit l'illumine. C'est idiot, mais j'ai l'impression de voir les étoiles se refléter dans ses yeux. Il est là, à marcher à côté de moi, comme si nous étions égaux, comme si nous étions sur la même balance alors qu'il atteint les montagnes, quand moi, j'ai dégringolé le ravin.

— C'est facile de dire ça, je rétorque, quand tu n'as pas à subir la solitude à longueur de journée.

— Tu as Bianca, Rewind et Julio. Tu es bien entourée, non ?

— Être entourée ne veut pas dire que la solitude, je ne la ressens pas. J'ai des amis incroyables et j'en suis consciente. J'aime mon petit frère de tout mon cœur, mais il y a des jours durant lesquels j'ai juste envie de disparaître.

Il tourne la tête vers moi et son expression se fige. Il s'arrête même de marcher alors que moi, je continue d'avancer.

— Et qu'est-ce qui te fait penser ainsi ?

— Tout, je murmure comme à moi-même. J'ai été le personnage secondaire toute ma vie, Eros. Je me suis tue, j'ai accepté ce que les autres m'offraient. Je ne me suis jamais plainte –jusqu'à maintenant–, j'ai souri, hoché la tête des centaines de fois, j'ai fait passer les besoins des autres avant les miens. Et aujourd'hui, je ne sais plus qui je suis. Mais ce que je sais, c'est que j'ai mal.

Il me fixe, les yeux brillants, et l'émotion est si forte entre nous que je ne peux m'empêcher d'ajouter, la voix brisée :

— Ma mère va mourir. Et je crois que je n'arriverai pas à le supporter.

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