Chapitre 37

Le monde vire au cauchemar. La valse s'arrête d'un coup sec, presque nerveux. Darren me lâche à l'issue de ces mots et toute la salle se fige devant la figure de l'homme qui vient d'ouvrir les portes comme si le palais lui appartenait. Un silence froid et brutal résonne dans l'immense salle de réception, et lorsque je regarde Darren, je ne lis rien. Pas l'ombre d'une émotion.

— Fils, recule, reprend l'homme.

Darren s'éloigne alors subitement de moi, et se redresse d'un coup vif, les mains dans le dos, comme s'il était en garde-à-vous face à cet homme.

Je me fige. J'ignore comment réagir. Dans mon dos, Père s'est levé de son siège, les traits crispés. Ses yeux inspectent l'intrus qui se tient devant nous.

Mon fils.

J'observe Darren et l'homme tour à tour mais refuse de réfléchir. Ils se ressemblent tellement... mais je nie la vérité au plus profond de moi.

L'homme en face de nous porte un de ces longs manteaux que seuls les plus fortunés peuvent se permettre de porter. Une couronne brille de mille feux sur sa tête, ses cheveux poivre et sel laissent avancer qu'il a passé un certain âge et sa barbe est parfaitement coupée. Dans ses yeux, scintille une lueur de mépris totale. Il a placé sa main sur son fourreau, prêt à dégainer à tout moment. Et un sourire mauvais se dessine sur ses lèvres.

— Qui êtes-vous ! rugit Père dans mon dos.

Il s'avance d'un air serein, très solennel, mais aussi très supérieur. Ce type se croit dans son propre palais. Et la foule n'a jamais été aussi silencieuse. Je suis au centre de tout et je commence à avoir peur pour ma vie, surtout lorsque Darren ne m'adresse plus aucun coup d'œil.

— Darren, murmuré-je. S'il te plaît.

Ma voix sonne tellement triste. Je jurerais le voir ciller. Mais il ne bouge pas. Ne tourne pas la tête pour me regarder. Ses yeux ne sont que froideur et déshonneur. Son profile serait presque parfait sans ce regard si peu empli d'émotions qu'il arbore.

J'ignore ce que je veux dire à travers mon s'il te plaît, peut-être suis-je en train de le supplier de me regarder, de me faire un signe, n'importe lequel, quelque chose qui m'indiquerait qu'il ne tient pas avec cet homme, quelque chose qui m'inciterait à croire en lui. Mais je n'ai plus aucune foi en l'homme froid qui se dresse devant moi.

— Votre palais est désormais le mien, tonne l'intrus d'une voix magistrale. Vos sujets sont désormais les miens. La terre d'Imir m'appartient dorénavant. Il est temps de changer les choses.

Il lève la main, claque des doigts, et un bruit tonitruant résonne dans tout le palais. Des bruits de bottes. Et d'armures. Jouant en cœur, au rythme de leurs pieds martelant le sol. Des dizaines de soldats accourent jusqu'ici, entrant dans la salle de réception sans une émotion. Deux d'entre eux se dirigent tout droit vers les deux gardes d'Imir postés à la porte. Ils dégainent leur épée mais les soldats ne leur laissent même pas le temps de se défendre : leurs têtes valsent à travers la salle sous les cris d'horreur de la cour.

— Cette terre de vous appartiendra jamais, s'écrie Père en dégainant son épée. Imir a appartenu à ma famille depuis des dizaines de générations. Je défendrai ma patrie jusqu'à ma mort !

Il tente de s'avancer mais Monroe le retient. Ce n'est que maintenant que je remarque que Freya et Hedge manquent à l'appel.

L'intrus sourit de plus belle et s'avance, d'un pas sûr, vers moi, vers Darren. Je recule d'un pas apeurée, mais l'homme poursuit :

— Vous êtes incapable de défendre votre nation, roi d'Imir. Vous n'avez même pas su cerner la taupe de ce palais : mon fils, Darren, qui a agi en parfait soldat depuis le début. Vous n'aviez aucune connaissance de l'ennemi tapis dans l'ombre. Aujourd'hui, moi, roi de Kelinthos, héritier légitime d'Areena et Maverick, vient venger leurs esprits et les terres bafouées de mon pays !

À ses mots, ses soldats hurlent en cœur en tapant du pied. Il crée un tel soulèvement qu'il se doit de lever la main pour calmer son armée. Parce qu'il est venu avec une armée. Les mots doivent être mis sur cet affront.

Cet homme, qui se désigne comme étant le roi de Kelinthos, attaque Imir en tuant ces deux soldats. Il a déjà bafoué nos terres en envoyant... Darren en espion.

Darren est la taupe depuis le début.

Ces mots font enfin écho en moi. Je recule d'un pas, titubante. Il sait que tout vient de s'effondrer. Ce « tout » au final, n'existe plus. Il n'a jamais existé. Je le regarde, et c'est mon monde qui s'écroule, mon cœur bat tellement fort que j'en ai mal au ventre, j'aimerais que les derniers instants s'effacent pour nous ramener à cette danse, cette danse qui signifiait tellement pour moi, et rien pour lui.

— Comment as-tu osé...

Il bouge enfin. Il se tourne vers moi, l'air impénétrable. Son visage ne trahit aucune émotion. Le mien dit tout. Les larmes perlent aux coins de mes yeux, pas de tristesse, non, de rage, de fureur.

Sans réfléchir, je me jette sur lui, le martèle de mes poings en hurlant comme une cinglée :

— Tu n'es qu'un traître ! Tu m'as menti pendant tout ce temps ! Et dire que je pensais que ce que nous avions était réel !

Ma voix se brise. Littéralement. Son visage ne bouge pas. Il me fixe comme si je ne signifiais rien pour lui. Il me dévisage comme si je n'avais jamais été quelqu'un d'important. Il reprend son vrai visage. Celui de l'homme qui n'a jamais aimé. Et qui n'aimera jamais.

Il me repousse sans faire le moindre effort mais sa force me fait reculer de quelques pas en arrière.

Son père semble jubiler de cette situation. Au loin, Père m'ordonne du regard de revenir vers lui car je suis très clairement en territoire ennemi. Je vois qu'il ne sait pas comment gérer la situation. Il ne l'a jamais vraiment su. Parce que comme Freya l'a dit, il porte lourd sur ses épaules depuis bien trop longtemps.

— Comme c'est touchant, lance son père en s'esclaffant. La petite princesse s'était enamourée de mon fils.

Il s'approche alors de moi, menaçant. Ses pas sont fermes, impitoyables. Tout le monde retient son souffle dans la salle, les prétendants et ma famille y compris. Mère est en train de sangloter car nous savons tous ce qu'il va se passer : je vais mourir.

L'exécution ratée sera perpétuée ce soir. Et le roi de Kelinthos en personne tuera la fille aimée du roi, pour le punir d'avoir remporté la guerre trente ans auparavant. Peut-être même tuera-t-il Anthos et Nethan pour tuer notre lignée à tout jamais.

Il me fait maintenant face. Je garde la tête droite lorsqu'il m'inspecte comme si j'étais une marchandise. Il tourne autour de moi, insaisissable, et je ne fais que bouger mes yeux, les mâchoires serrées. Derrière lui, Darren m'observe avec un mépris et une froideur inégalée.

— C'est dommage. Tu aurais pu faire une bonne épouse. Mais les enfants d'assassins doivent mourir. Tous ceux ayant causé le malheur de mon peuple mourront. Tous ceux qui ne s'agenouilleront pas ce soir devant moi mourront.

Un temps d'arrêt. Ses yeux perçants s'ancrent dans les miens. Il est vieux, peut-être plus de cinquante ans, et ses iris sont de la même couleur que ceux de Darren. Je reconnais sur son visage les traits de celui qui m'a trahi.

— À genoux, m'ordonne-t-il.

Il ne le dit qu'à moi. C'est un défi. Je le vois dans ses yeux. La princesse d'Imir s'agenouillera-t-elle aussi facilement face à l'ennemi ? Il sait que si je ne le fais pas, il me tuera. Il sait aussi que ma mort sera le début d'une grande guerre. Une guerre qui ne laissera pas ma famille indemne.

— Agenouille-toi devant ton nouveau roi ! beugle-t-il.

Il n'a aucune patience. Je tourne dos à mes parents à mon plus grand regret. J'aimerais lire dans le regard de Père ce que je dois faire. M'agenouiller ou le combattre ? Mais le combattre avec quoi... mes mains ?

Je baisse les yeux. Je sais ce que je dois faire. Ce pourquoi je suis née. Je commence à m'abaisser lentement pour le duper. Puis, sans ciller, je lâche d'un ton amer :

— Il n'y a qu'un seul roi dans cette pièce pour lequel je m'agenouillerais. Et ce n'est pas vous.

Puis, sans perdre une seule seconde, je lui flanque mon genou en pleine entrejambe, comme je l'ai fait pour Adryen. Je ne suis forte qu'à ça.

Il ne m'en faut pas plus pour détaler. Je prends mes jambes à mon cou, et c'est le chaos général.

— Attrapez-la ! Et tuez-les tous !

Des hurlements résonnent et je regrette de jeter un coup d'œil en arrière. Les soldats se jettent sur les membres de la cour. C'est un bain de sang. L'un d'entre eux agrippe une dame par les cheveux, lui tranche la gorge sans sourciller. Un homme se fait transpercer le torse d'une épée. Je retiens un haut-le-cœur.

Mais en un rien de temps, j'arrive aux sièges de mes parents. Père s'exclame sans plus tarder :

— Cours, Reyna ! Cours le plus loin possible. Enfuis-toi d'ici s'il le faut. Anthos, prends Nethan et partez ! S'il vous attrape, il vous tuera.

Anthos ne réfléchit pas. Il est méthodique, comme Père. Il attrape Nethan dans ses bras, et d'un signe de tête, m'indique la porte arrière, qui mène tout droit vers le couloir inférieur du palais.

Avant de passer la porte, mon regard se porte une dernière fois sur la salle de réception. Les larmes coulent sur mes joues lorsque je vois Père s'élancer dans le combat. Il n'est plus aussi agile qu'avant, mais Monroe le soutient et couvre ses arrières. Quand Mère nous racontait des histoires, lorsque nous étions petits, elle le dépeignait comme un héros. Il s'en sortait toujours. Il la protégeait toujours. Mais ce soir, j'ai peur pour sa vie.

Lorsque je vois Darren s'élancer à notre poursuite avec trois des soldats, je referme vite la porte derrière moi. Mon cœur est en miettes, mais je n'ai pas le temps de me remettre de cette trahison.

Je m'élance à la suite d'Anthos qui paraît certain de là où il va nous emmener. J'essaye de ne pas penser à la rangée de gardes qui se vident de leur sang le long des fenêtres. Les morts n'ont jamais été aussi nombreux, et je ne l'avais jamais vu de mes yeux jusqu'à très récemment. L'horreur nous forge, mais pas de la plus belle des manières.

— Avance, Reyna ! Ne te retourne pas !

Mais je me retourne. Darren court trop vite. Et je suis en robe. Il va nous rattraper. Son épée en main, son regard est empli de détermination, rivé sur moi.

Je n'ai jamais compté pour lui.

Il n'est qu'à quelques pas bientôt et Anthos le voit. Il pose Nethan au sol, lui ordonne de s'enfuir le plus loin possible, me tire par le bras pour me ramener en arrière et dégaine une lame cachée dans son étui.

— Laisse-la tranquille, tonne Anthos.

Je ressens son stress. Il n'a jamais dû se battre avant aujourd'hui. En entraînement, oui, mais Darren est expérimenté.

— Livre-la-moi et je ne te tuerai pas.

— Déguerpis d'ici et je ne te tuerai pas, réplique mon frère. Je pensais vraiment que tu serais un bon époux pour elle. Je me suis clairement trompé.

Les trois soldats derrière lui se mettent en position pour attaquer. Darren s'élance sur mon frère.

— Je n'ai jamais eu aucune affection pour ta sœur.

Il tente d'abattre son épée en plein sur son épaule mais Anthos esquive, se jette sur Darren et tente de l'atteindre au ventre, un point sensible mais fatale. Darren pare le coup de sa lame, renvoie le coup et pousse un grognement. C'est là un combat de force. Les deux lames s'affrontent mais Darren a plus de force. Or, Anthos retrouve un regain d'énergie. Il crie en rabattant la lame de son adversaire en arrière qui décide le tout pour le tout.

Darren le prend par surprise. Il s'abaisse souplement, et de sa lame, tranche la peau de son bras. Je pousse un cri en me ruant vers lui mais Anthos me repousse de la main.

— Cours, Reyna ! Enfuis-toi !

Je suis partagée. Il va le tuer ! Mais si je reste là, je vais mourir et... Je ne le reconnais plus. Son regard est meurtrier. Il intime quelques mots aux trois soldats avant de se ruer vers moi.

Je prends mes jambes à mon cou. Je ne cours pas assez vite avec ces fichus talons, alors je n'irai pas bien loin avant que Darren ne m'attrape.

Sans réfléchir, je me jette dans la première pièce que je vois. La buanderie. Je referme la porte derrière moi à clef dans un énorme soupir. Je visualise alors mon environnement. Des étagères, et encore des étagères. Des piles de vêtements. Je saisis une grosse caisse que je m'empresse de tente bloquer devant la porte. Je profite des quelques secondes de répit qu'il me reste pour retirer mes chaussures. Les aiguilles de mes talons me serviront d'arme.

Habilement, je les casse avant de les glisser dans les manches de ma robe. Des gros coups sont donnés contre la porte. Il est en train de la défoncer.

Un bruit sourd résonne. Il l'a défoncée.

Et il se rue vers moi mais je ne perds pas une seconde. Je repousse l'étagère sur lui. Si elle tombe sur lui, elle me permettra de s'enfuir. Mais Darren est solide. Son regard est assassin lorsqu'il me dévisage à travers les barres de l'étagère.

— Comment as-tu pu jouer aussi bien la comédie, lancé-je d'un ton cinglant.

— Des années de pratique.

— N'ose pas me dire que ce que nous avions n'était pas réel ! m'écrié-je, presque désespérée.

Je ne peux pas croire qu'il n'était pas sincère avec moi. Il doit exister chez lui une part de sincérité. C'est obligé. Cela ne peut pas être autrement.

— Personne sur cette terre ne peut imiter le sentiment amoureux, Darren. Ose me dire que tu n'as jamais rien ressenti pour moi.

L'étagère cède. Je suis obligée de m'enfuir sur le côté pour ne pas qu'elle s'écroule sur moi. Darren se jette alors sur moi, mais trop bas. Sa tête finit quelque part sur mes jupons et je lui flanque un coup de pied pour qu'il recule.

Cela fonctionne, il pousse un grognement. Mais sa main se referme sur mon mollet. Il se relève, alors que je suis à moitié adossée contre le mur, et je me bats pour ma vie, je me bats pour survivre face à sa cruauté.

Il parvient à se hisser au-dessus de moi et sourit d'une froideur extrême.

— Je n'ai jamais rien ressenti pour toi.

— Mensonges. Ose me dire que ton cœur ne s'est jamais affolé en ma présence. Que tu n'as jamais senti de papillons dans ton ventre. Que tu n'as jamais imaginé de futur avec moi. Ose me dire que tu ne m'aimes pas.

De ses mains libres, il réitère ses gestes mensongers. Ses doigts effleurent mon visage, et j'aimerais tellement ne rien ressentir pour lui, mais mon cœur me trahit.

— Il est très facile de créer des sentiments de toute pièce, chuchote-t-il. Je sais comment plaire à une femme. Tu n'es pas très différente des autres.

Son chuchotement se propage dans mes oreilles et mon cœur se brise en mille morceaux. Il n'a jamais eu l'ombre d'un sentiment pour moi.

— Tu n'es qu'un lâche.

— Je le sais. Mais tes remords ne seront pas éternels, princesse. Ta mort mettra bientôt fin à tes souffrances.

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