Chapitre 32
Je n'ai aucune réaction lorsque l'épreuve commence. Je fixe un point au sol, totalement sous le choc des derniers mots qu'a eu Freya à notre encontre. Même Anthos ne prononce pas un mot. Il se contente de croiser les bras, renfrogné. Son attitude m'indique clairement que Freya disait vrai sur toute la ligne.
D'aussi loin que je me souvienne, cette fille n'a jamais été une menteuse. Petite, elle n'hésitait pas à dire la vérité à tout bout de champ, quitte à se montrer parfois cruel vis-à-vis des autres. Sa mère ne la retenait jamais, prétexant qu'elle s'exprimait et qu'il fallait la laisser libre de dire ce qu'elle voulait.
Quoiqu'il en soit, au moment même où mes pensées divaguent sur elle, Freya se lève en fronçant les sourcils.
— Qui est ce type ?
Elle a l'air déstabilisée. D'un signe de tête, elle désigne... eh bien, je ne sais pas. Il y a tellement de gens que je peine à voir qui la rend aussi peu maîtresse de ses émotions.
— Qui donc ? soupire Anthos.
— Le type en armure. Aussi grand qu'un congélateur.
Le seul type en armure, c'est... Monroe. Mais j'ignore ce qu'il a à voir avec Freya. Je plisse les yeux. Monroe ne semble même pas l'avoir vu. Il patrouille, la main sur le fourreau en cas de danger. Il se pavanerait presque, et j'ignore pourquoi il n'assure pas la sécurité de mon père en ce moment même.
— Tu le connais ? s'étonne Anthos. Il est arrivé à Imir l'année dernière et depuis, ne lâche plus notre père.
— Non, mais son visage m'est familier.
— Tu ne penses pas qu'il serait le traître potentiel ?
— Aucune proposition n'est à écarter, souffle-t-elle.
Et elle s'en va. Elle traverse les gradins, mais non pas pour se diriger vers le maître d'armes, mais pour simplement quitter l'endroit. Hedge, qui n'a pas bronché depuis le début, hausse les épaules.
— Elle est juste bizarre. N'essayez pas de comprendre quoique ce soit.
À ses mots, l'épreuve est lancée. Au loin, Mère m'indique d'un signe de tête de la rejoindre. Je n'objecte pas, me lève de mon siège et descends les gradins d'une démarche souple. Arrivée en bas, je rejoins la tribune.
Mère porte une de ces robes aux sous-tons violet, et je trouve que cette robe va avec ses cheveux à merveille. Elle les a noués en chignon au-dessus de sa tête et ses mèches argentés se fondent dans l'ancien blond. Je l'observe avant qu'elle ne parle. Ce n'est que maintenant que je remarque la peau distendue de son cou, les rides creusés sur ses joues et ses paupières tombantes. Elle m'offre un sourire resplendissant, et j'ose parfois me rappeler les portraits d'elle plus jeune, lorsque ses cheveux blonds formaient des grandes boucles autour de son visage, que sa peau était si lisse que je l'enviais à mes heures perdues, et quand je la regarde, quand je la regarde j'y vois mon propre reflet.
Car j'ai les mêmes cheveux qu'elle, et si j'ai hérité des yeux de Père, je vois en elle mon moi de plus tard, je me vois et cela me terrifie, de vieillir, de voir le monde rester jeune autour de moi, de savoir que des bébés naîtront encore et encore quand j'aurai un certain âge et que moi, je ne retrouverai plus jamais ma jeunesse.
— Tu devrais attendre les prétendants à la sortie du labyrinthe, et accueillir le gagnant.
— Où est Père ?
Ses mains sont posées sur ses cuisses, tandis que Monroe se tient un peu plus loin, suivi d'autres gardes pour assurer la sécurité de Mère.
— Dans ses affaires. Tu le connais, toujours occupé.
Son ton de voix est bizarre. Je fronce les sourcils mais ne dit rien et quitte la tribune, pour me diriger vers le labyrinthe.
Mes pas m'emmènent naturellement vers l'endroit alors qu'au fond de moi, j'aimerais tout sauf être là. Je traverse le jardin, jusqu'à l'endroit le plus reculé, là où ils ont organisé le labyrinthe et mis en scène depuis des jours.
Je dépasse le champ de coquelicots mais quelque chose m'indique de tourner la tête.
Père nous racontait souvent l'histoire de ce champ lorsque nous étions petite. Grand Mamie l'avait planté en l'honneur de son premier amour, et ce champ avait connu bien des épreuves. Une de mes grandes-tantes y avait mis feu, laissant en rogne Grand Mamie. Depuis, Père l'avait fait repousser et y passait souvent du temps.
Lorsque je m'avance dans le champ, une silhouette se désigne à l'horizon. J'avance, prudente. Je reconnais la carrure de Père. Debout, devant une tombe, son dos est voûté.
J'arrive à ses côtés et il ne tourne même pas la tête. Un silence s'écoule, alors que je lis inscrit sur la tombe :
EN L'HONNEUR DE DANÏA
CELLE QUI VIT
CHÉRIT
ET AIMA DE TOUTE SON ÂME
— Quand j'étais plus jeune, j'avais deux chiens.
— Tu ne me l'avais jamais dit.
Il hausse les épaules et répond :
— Ils sont morts de vieillesse. Je les avais appelé Tic et Tac.
— Des noms dignes de leur maître, me moqué-je doucement.
Il ne tourne toujours pas la tête. Je l'observe à la dérobée. Ses yeux sont plissés comme s'il avait pleuré fort et longtemps, et son visage me paraît bien pâle comparé à d'habitude.
— Tu es fatigué, papa.
Il relève la tête à mes mots, et croise mon regard. Les larmes perlent au coin de ses yeux et une émotion intense traverse son regard.
Quand était la dernière fois que tu l'as appelé papa ?
— J'ai fait beaucoup d'erreurs, Reyna.
— Je sais, et je ne t'en veux pas.
— Nous n'aurions jamais dû... nous n'aurions jamais dû organiser ce tournoi. Surtout pour toi. J'aurais dû te laisser choisir, j'aurais dû te laisser faire tes propres rencontres, comme j'ai rencontré ta mère sans y être forcé. Je suis tellement navré, ma petite chérie.
Je m'approche et me glisse dans ses bras. Il me garde contre lui, et les larmes menacent de couler sur mes joues à tout moment. Cela faisait une éternité que je ne lui avais pas fait de câlin. Il me caresse le haut du crâne comme il le faisait quand j'étais petite et je me sens bien dans ses bras, je m'y sens en sécurité.
Car il est mon papa, et j'ai laissé le temps mettre de la distance entre nous. J'ai laissé le temps nous séparer alors que nous étions très proches quand j'étais plus jeune.
— Tu seras libre de choisir. Si aucune des prétendants ne te correspond, tu pourras choisir.
Je souris contre son torse, car c'est là que je le retrouve. Il a toujours été un homme sain d'esprit, raisonné et aimant vis-à-vis de ses enfants. Me forcer à épouser un homme que je n'aime pas serait contraire à ses valeurs, et je me dois de donner raison à Freya. Père est fatigué et porte bien trop lourd sur ses épaules depuis un moment.
— Je devrais y aller. Je suis supposée attendre le vainqueur à la sortie du labyrinthe.
Je recule, me hisse sur la pointe des pieds pour lui offrir un bisou sur sa joue humide. Puis sans un mot, je détale dans le champ de coquelicots.
Au loin, les fanfares s'affolent. L'épreuve a l'air d'être bientôt terminé. Lorsque j'arrive à la sortie du labyrinthe, aucun candidat n'y est encore présenté. Je me poste là, dans l'attente.
Au fond de moi, quelque chose espère que Darren y sortira en premier. J'ignore pourquoi, mais j'imagine lui et aucun autre candidat. Certes, j'ai encore du mal à le cerner mais je préfère lui à tous les autres candidats. Excepté Gortus qui faisait un parfait doublon, mais qui a été éliminé à l'épreuve précédente. Enfin, s'il n'est pas de ce bord, je le comprends totalement.
Au fond du labyrinthe, une silhouette se distingue alors. Trapu, et immense, mon sang se glace. J'y vois là Adryen et le contre-jour m'empêche de distinguer clairement son visage. Ce que je vois seulement, c'est des gouttes s'échapper de ses poings repliés le long de ses bras.
Il n'a même pas le temps de sortir, qu'il se fait agripper en arrière par un autre candidats. Quelques secondes plus tard, ce n'est pas Adryen qui sort vainqueur de cette épreuve.
C'est Darren.
Mon cœur s'arrête en le voyant sortir. Son visage taché de sang et de terre, sa chemise autrefois blanche n'est plus qu'un amas de rouge, et ses poings sont écorchés. Ses cheveux ne ressemblent plus à rien mais des gouttes de sang y perlent en abondance.
Un massacre a dû avoir lieu. C'est impossible autrement. J'accours vers lui, mais lorsque j'arrive à sa hauteur, il glisse un bras autour de ma taille pour m'écarter du poing que j'étais sur le point de me prendre.
Adryen sort comme un taureau du labyrinthe, envoie valser sa force dans le visage de Darren. Ébétée, je recule, mais Darren se relève comme une machine.
— Stop ! je m'écrie.
Il saisit Adryen par le col et le plaque aux rangées d'arbustes extérieures, avant de le frapper sans aucune pitié. Il y met une telle force que j'ai presque envie de vomir d'horreur. J'entends un crac signe qu'il vient de briser le nez d'Adryen qui gémit comme un animal apeuré.
Il envoie valser son poing dans son ventre, mais Adryen parvient à le faire plier en le griffant à sang au bras. Darren lâche un grognement, déstabilisé, et Adryen parvient à le frapper au visage. Son nez se met à couler et j'étouffe un cri. Mais que font les gardes de ce tournoi, bon sang !
— Cela suffit ! hurlé-je.
Mais Darren ne se laisse pas faire. Il attrape Adryen par la tignasse comme s'il ne pesait rien. Il a beau être plus petit, il a beaucoup plus de force et d'endurance.
— Ose redire ce que tu as dit là-dedans. Ose seulement l'approcher et je te fais manger le sol jusqu'à ce que les vers viennent bouffer ta carcasse de fils de pute.
Je retiens un hoquet. Il ne s'est jamais montré aussi violent et... Il le relâche et son corps tombe lourdement au sol. Puis sans un mot, il se tourne vers moi. Le sang coule à flot de son nez.
J'ignore pourquoi, j'ignore comment, mais en deux secondes à peines, je fonce vers lui pour le serrer fort contre moi. Il paraît surpris, mais ne laisse rien paraître et m'accueille dans ses bras.
Et un sentiment de sécurité m'envahit.
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