chapitre 11

11 : juste une mise au point

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Le silence. Rien d'autre qu'un silence épais, embarrassé et distant. Personne n'ose briser ce silence, comme craignant de faire savoir à tous les autres de sa présence dans la salle de conférence. Les échanges de regard sont timides, un brin penauds et emplis de questionnements silencieux.

Ainsi tous rassemblés dans cette pièce circulaire aux arcades taillées à même la pierre, les élèves ont du mal à rester immobiles sur leurs chaises, disposées en arc de cercle autour d'une estrade ronde en bois. Ce qui est certain, c'est qu'ils se demandent tous ce qui les attend. Enfin tous, pas vraiment. Trois chaises sont vacantes et vont très certainement le rester.

Certains se sont habillés avec la première chose qui leur tombait sous la main, d'autres n'ont pas eu le temps de faire plus d'effort aux vues des tignasses décoiffées ou des pantalons en flannelle à carreaux.

Assise entre Phoebe et Jefferson, Madeline observe le vernis bleu pâle de ses ongles. Plus agité qu'elle, son jumeau n'a de cesse de se trémousser sur sa chaise en scrutant tout ce que ses yeux peuvent voir.

- Je vais finir par croire que tu as un ressort coincé dans le derrière, Zébulon, murmure la blonde
- Tu crois qu'on va tous se faire renvoyer ? lui demande-t-il en se penchant vers elle. Ou qu'on va se faire enfermer dans un cachot ? Ou pire, ils vont nous couper la tête ...
- Tu es vraiment intenable quand tu n'as pas le temps de prendre de petit-déj toi

Jefferson allait répliquer mais des claquements de talons, retentissant dans un couloir tout proche, coupe court à son envie de rébellion. Dès que la porte près de l'estrade s'ouvre, ce seul mouvement accompagné d'un grincement stressant de porte suffit à faire se redresser tout le monde sur sa chaise.

Grace Lington entre dans la salle de conférence, perçant le silence environnant. La directrice de l'Académie Dawson prend place au centre de l'estrade, la posture bien droite. Les deux mains posées sur le pommeau de sa canne, elle balaye d'un regard dénué d'émotions l'ensemble des élèves. Contrairement au jour de la rentrée où son charisme professionnel était adouci d'une sympathie engageante, son avenance est proprement contenu à présent.

- Bonjour à tous, merci de répondre présent à l'annonce que j'ai faite passé ce matin. J'aurais préféré ne pas avoir à vous convoquer de si bonne heure et vous laisser dormir plus longtemps, je regrette que votre premier week-end à l'Académie ne débute pas dans des conditions idéales. Mais malheureusement, je me devais de prendre la parole afin de revenir sur les événements d'hier soir

La soirée de rentrée occupe encore tous les esprits, plus particulièrement la bagarre qui a éclaté entre les frères Lington et Dashton Walcott. Entre le coup de poing de Zadig, la crise de panique de Phoebe et l'attitude odieuse - et les propos tout aussi révoltants - des Walcott, Madeline a énormément ressassé ces quelques heures, à tel point qu'elle a eu du mal à trouver le sommeil.

- En tant que directrice, j'avais nourri beaucoup d'espoir quant à cette soirée de bienvenue. J'espérais qu'un cadre plus libre, moins protocolaire que vos cours, faciliterait les échanges entre chacun d'entre vous. Que ça encouragerait l'ouverture sur les autres, la bienveillance et la camaraderie. Quel bel échec ! Dès la première semaine de cours, une bagarre éclate en pleine salle commune !

Ses traits sont durcis par une colère froide, ses yeux s'embrasent d'une noirceur intimidante. Mais au-delà de ce sentiment bouillonnant, la mère Lington semble éprouvée, touchée au plus profond d'elle par la déception et l'amertume.

- Ne vous méprenez pas, je ne suis pas en train de vous faire subir une généralité injuste. Je me suis entretenu avec les fauteurs de trouble dès hier soir, juste après cette altercation inadmissible. Dashton Walcott, ainsi que Zadig Lington seront suspendus de l'Académie Dawson pendant deux semaines. Tia Walcott le sera pour une semaine. Quant à Julian Lington, étant donné qu'il n'est pas élève à l'académie, je me suis chargé de cette affaire en tant que mère très remontée

Personne n'en doute, il suffit d'entendre son ton aussi tranchant qu'un couteau bien aiguisé. Et, comble de l'ironie, sa voix s'est débarrassée de toute émotion positive pour se concentrer sur une froideur glaciale et dure.

- En revanche, il me semble inévitable de préciser une chose. Ce genre de conflit, quel qu'il soit, n'est pas souhaitable au sein de cette académie. Il est intolérable d'assister à des règlements de compte aussi violent, comme si toute civilité avait déserté ce monde. Si je me suis battue avec tant d'ardeur pour rouvrir cette école, ce n'est pas pour laisser des comportements aussi primaires s'établir sous mon toit ! Mes objectifs étaient de vous former, de vous préparer à ce qui vous attend, ainsi que d'encourager la cohésion, la solidarité, l'unité entre les lunaires. Nous sommes tous les mêmes, nous ne pouvons pas accepter de nous tirailler de la sorte. Ensemble, nous sommes la face d'une même lune et c'est main dans la main que nous devons avancer

Grace attire l'attention de toute la pièce à elle, tel un aimant, sans avoir même le besoin de bouger. Elle n'esquisse aucun geste, seule la dureté de sa voix suffit à se faire écouter et respecter.

- Je compte sur vous pour que de telles choses ne se reproduisent pas. Au quel cas, si de tels comportements déplacés se reproduisent, je serais obligée de sévir bien plus durement. Nous devons rester soudés et ne pas laisser les rancœurs amères et les opinions venimeux déliter notre équilibre. Avant d'être des « un », nous sommes un tout

Ses paroles planent dans la salle de conférence, comme une promesse scellée, une ligne de conduite à suivre pour le bien de tous.

- Je vous remercie pour votre attention, vous pouvez y aller, leur dit-elle en hochant la tête

Les élèves se relèvent de leur siège, prêts a quitter la pièce pour vaquer à leurs occupations.

- Et bien, on a intérêt à se tenir à carreaux maintenant, souffle Jefferson à sa sœur
- J'imagine que Zadig et Dashton ont eu un discours plus musclé que nous, ça m'étonnerait qu'ils aient envie de bastonner tout de suite, dit cette dernière
- Je ne sais pas vous mais tout ça m'a donné faim, dit Phoebe
- Ne dis pas ça à Jeff, il va t'épouser sur le champ sinon, rit la blonde

☽⁂☾

C'est donc autour d'un porridge préparé par les soins de Phoebe - et accompagné d'un redoutable ingrédient secret qui a éveillé un vif intérêt chez Jefferson - que la petite bande se retrouve. Rassemblés dans la vaste cuisine disposant d'un îlot central suffisamment large pour les accueillir tous, ils savourent leur petit-déjeuner en partageant un sujet de discussion bien vite trouvé.

- Et les Walcott ne s'étaient pas comportés comme ça jusqu'à maintenant ? demande Andrea
- Comportés comme des connards tu veux dire, complète Madeline
- J'aurais plutôt dit comme des fumiers étroits d'esprit ... mais connards, c'est bien aussi, s'amuse l'irlandais
- Sans être particulièrement chaleureux, ils n'avaient pourtant pas tenu des propos aussi affreux qu'hier soir, répond Kleo
- Ce qui n'est pas vraiment compliqué quand on reste la bouche fermée pendant une semaine à bombarder les autres d'un regard qui les font se sentir tellement importants, ironise Phoebe

Les mots cinglants que Tia lui a balancé au visage la veille sont encore trop frais dans l'esprit de la métisse qui en porte encore les stigmates. Sa mine sombre à l'évocation du frère et de la sœur Walcott ne ment pas, ça n'échappe pas à Madeline.

- On se fiche de ce qu'ils pensent, on a tous notre place ici, déclare-t-elle

La fermeté avec laquelle la blonde a prononcé cette phrase tend à défier quiconque de la contredire. Elle qui a longtemps douté de sa légitimité à entrer dans une école pour personnes extraordinaires, entendre les discours ouverts, emplis d'une inclusion accueillante, de ses professeurs et de la directrice a fait taire tous ses trouments. Ce n'est pas pour rien qu'une place lui a été dédiée, qu'un dortoir n'attendait qu'elle. C'est bien parce qu'elle est en droit d'être là.

Et puis, savoir que deux prétentieux tiennent à voir partir une bonne partie d'entre eux lui donne encore plus envie de revendiquer sa place au sein de l'Académie Dawson. Il ne faut jamais mettre à l'épreuve le côté rebelle de Madeline !

- C'est bien vrai, on a été invités au même titre qu'eux non mais ! renchérit Jefferson
- On ne va certainement pas baissé la tête parce qu'ils se croient meilleurs que nous, continue Andrea en hochant la tête, plein de convictions
- À eux de partir si notre présence leur est tellement insupportable, nous on n'a pas l'intention de bouger, termine Arnie

Cette vague de soutien, d'entraide, donne du baume au cœur de tout le monde. Même Phoebe cesse de douter et esquisse l'ombre d'un sourire rassuré.

- Par contre quelqu'un sait pourquoi les Lington et les Walcott ont l'air de deux gangs rivaux depuis la nuit des temps ? interroge l'irlandais
- Je n'en sais rien mais on ne peut pas dire que la sympathie des Walcott joue en leur faveur, dit Madeline
- Peut-être que c'est une très vieille histoire, qu'ils ne savent même pas pourquoi ils se méprisent autant ? suggère Kleo
- Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne peuvent pas faire de soirée pyjama ensemble si les Walcott n'arrêtent pas de remuer le couteau dans la plaie à propos du père Lington, renchérit Andrea

Il lève sa cuillère de porridge et l'apporte à sa bouche avant d'interrompre son geste, penchant la tête sur le côté avec les yeux plissés.

- D'ailleurs, de quel couteau et de quelle plaie on parle ? demande-t-il
- Vous qui connaissez les Lington depuis un moment, vous savez quelque chose à propos de leur père ? poursuit Kleo en regardant les jumeaux et Arnie
- Et pourquoi c'est le sujet qui a fait perdre les pédales à Zadig ? conclut Phoebe

La blonde fouille dans sa mémoire et replonge des années en arrière, trouvant vite une réponse potentielle.

- Leurs parents ont divorcé quand on devait avoir six ou sept ans je crois, se remémore-t-elle. Ça a été assez soudain, je me souviens que Zadig a été absent pendant une semaine à cause de ça
- En grandissant, des rumeurs se sont mises à courir sur les raisons du divorce. Ça a surpris pas mal de monde, ils formaient un joli couple avec trois beaux enfants. La famille parfaite en somme, se souvient Jefferson
- Pas si parfaite que ça apparemment. Ce qui s'est répandu le plus, c'est que lui avait trompé Grace. Et pas qu'une fois, rapporte Arnie. Quand elle a appris ça, elle l'a flanqué dehors et a demandé le divorce. Il a mis les voiles on ne sait où et ça n'a rien d'étonnant. Je n'aurais pas envie de croiser madame Lington si elle avait un motif pour me découper en morceaux

Si Grace a su se montrer accueillante le jour de leur arrivée à l'Académie, elle n'en reste pas moins redoutable et impressionnante. La réunion de ce matin en atteste, elle peut être d'une fermeté glaçante.

- Donc leur père a trompé leur mère, plusieurs fois ? interroge Kleo, outrée
- Dur, souffle Andrea
- Pas étonnant que Zadig n'aime pas qu'on lui parle de son paternel, ajoute Phoebe
- Aucun des Lington n'apprécie, ils ont refait leur vie sans lui et se portent mieux de cette manière, dit Madeline
- Je comprends, ça m'étonnerait qu'on puisse pardonner un truc pareil. Moi, je ne pourrais pas en tout cas, confit Arnie

Parler du passé des Lington fait naître une réflexion dans l'esprit de la blonde. Si l'histoire des Lington et celle des Harvey ont des points communs, elles ont aussi des divergences essentielles. Les deux fratries ont subi la perte du père de famille et n'ont eu d'autres choix que de se reconstruire avec un siège vide autour de la table. Par contre, les raisons de ce manque sont très différentes. Madeline et Jefferson ne possèdent aucun contact possible avec leur père mais ils ont eu la chance de voir entrer Peter dans leur vie, prenant ainsi le relais. Julian, Zadig et leur grande sœur Blair peuvent établir une connexion avec le leur mais choisissent de ne pas le faire, quand bien même Grace n'a jamais refait sa vie avec un autre homme pouvant faire office de père de substitution.

- Et donc, personne ne sait ce qui est arrivé à monsieur Lington ? interroge Phoebe
- Monsieur Smithens, Grace a repris son nom de jeune fille dès le divorce et ses enfants ont suivi sans se poser de questions, précise Arnie
- Mystères et boule de gomme, répond Jefferson. Personne ne sait, il a très bien pu refaire sa vie sur la lune
- Et bien ... ça en fait des dossiers plein de points d'interrogation et d'histoires mystères, dit Andrea en étirant ses bras au-dessus de sa tête
- Je ne sais pas vous mais il est beaucoup trop tôt pour résoudre des enquêtes en mode Sherlock Holmes pour moi, soupire Phoebe

Délaissant son bol de porridge, cette dernière se le fait subtiliser par Jefferson. Les bâillements d'Arnie tendent à approuver les propos de la métisse, qui n'est pas la seule à manquer de sommeil aux vues des yeux fatigués de Kleo.

- Ne me dis pas que tu vas retourner te coucher après le super réveil qu'on a eu aujourd'hui ? rit Madeline
- Un remontage de bretelles express aux premières lueurs du jour ... meilleur début de week-end ever, raille sa voisine de palier
- Je ne vois pas de moyen plus efficace pour commencer la journée dans la bonne humeur ! se marre Andrea

☽⁂☾

À l'évidence, Madeline en a trouvé un : faire un footing pour se vider la tête de toutes pensées encombrantes. Écouteurs vicés dans les oreilles, la blonde se dérouille les jambes tout en profitant du parc s'étalant tout autour du château. Elle a d'abord longé le lac par le moyen des différents pontons en bois, puis a repéré un sentier perçant la forêt juste à côté du gymnase. Bravant le froid grâce à d'épais vêtements de sport faits pour réguler la température du corps, elle foule ce chemin de terre s'insinuant à travers les arbres centenaires du domaine.

Si l'entraînement physique dirigé par Ginger Dofrost et Donovan Elder a mis à rude épreuves ses abdominaux et fait encore souffrir les muscles de ses jambes, il lui a en revanche fait retrouver le goût de la course à pieds. Cette occupation qu'elle aimait pratiquer à l'occasion à travers sa ville natale de Cherryton, elle lui trouve d'autant plus de sens à présent. Courir lui permet d'attraper une bonne suée et de se défaire de tout ce qui lui trotte dans la tête, tout ça dans un cadre plutôt chic, il faut l'avouer.

Mais on ne peut pas échapper au reste du monde bien longtemps.

Après près de vingt minutes de footing, le sentier dessine une courbe et la mène vers un endroit plus dégagé de la forêt. Les arbres y sont moins denses, les rayons du soleil percent plus facilement et atteignent une structure qui se découpe au loin. Madeline ralentit son allure, intriguée par cette forme qu'elle aperçoit à travers les branches. Ses pas font craquer des brindilles sous ses baskets à mesure qu'elle se rapproche d'une sorte de kiosque en bois, abîmé par les années et vermoulu par l'abandon.

Sa respiration, accélérée par son effort, se coupe brutalement. Ses yeux s'arrondissent, stupéfaits par ce qu'ils voient. Cet endroit, ce n'est pas la première fois qu'elle l'observe. Elle l'a aperçu sur l'une des vieilles photos trouvées dans la boîte renfermant les affaires qui appartenaient à son père. Instinctivement et d'un geste devenu machinal, elle fait tourner l'anneau à son pouce qu'elle ne quitte plus.

Sur le cliché d'antan, tout un groupe de personnes s'était assemblé sur les marches du kiosque, à la manière d'une photo de classe, à l'époque où son père occupait le poste de directeur.

L'épreuve du temps est immanquable. Son père a disparu, son portrait ne figure pas parmi la galerie des directeurs de l'Académie Dawson et le kiosque semble avoir été livré à lui-même. De la mousse recouvre en partie l'édifice, des morceaux entiers de bois se sont décrochés des rambardes ou des bas-reliefs, la toiture a presque entièrement disparu bien que certaines ardoises font encore de la résistance. Cet aspect vétuste fait peine à voir, d'autant plus que ce devait être un endroit vraiment superbe il y a des années de ça.

Impossible pour Madeline de ne pas avancer vers ce kiosque, elle retire un de ses écouteurs et laisse Måneskin chanter Supermodel dans le vide. Comme captivée par cet endroit où le souvenir de son père flotte tel un fantome vague et distant, elle manque de ne pas remarquer que quelqu'un est adossé à l'une des poutres encore debout.

Portable à l'oreille, Priscilla Elder partage une discussion animée avec son interlocuteur en remontant machinalement ses lunettes carrées sur son nez. La superviseure aperçoit du coin de l'œil la présence de la blonde avant que celle-ci n'ait eu le temps d'entendre sa conversation. Dès lors, Priscilla glisse quelques mots dans son téléphone et raccroche. Elle descend les marches du kiosque qui grincent sous ses pas pour rejoindre la jeune femme.

- Tiens donc, ce n'est pas fréquent de voir des élèves s'aventurer jusqu'ici. Surtout de si bonne heure un samedi
- D'un autre côté, ce n'est pas fréquent d'être réveiller aux aurores un samedi matin pour se faire sermonner, réplique Madeline avec sarcasme

Un fin sourire fracture l'expression souvent impénétrable de la superviseure. Elle se plante à quelques mètres de la blonde en tirant sur le col de son manteau long noir.

- C'est tout Grace ... une main de fer dans un gant de velours, n'oubliant pas d'affirmer son autorité simplement parce qu'elle en a le droit

Madeline ignore comment interpréter la phrase de Priscilla, dont l'expression vient de se refermer aussi sec.

- Vous n'approuvez pas ? l'interroge-t-elle

De prime abord, Priscilla semble étonnée par la question de la plus jeune. Ses sourcils s'arquent, disparaissant presque derrière l'épaisseur de ses lunettes.

- Bien sûr que Grace a eu raison de reprendre les choses en main, c'est son rôle. Après la débâcle d'hier soir, il était nécessaire de rétablir un cadre. Qui sait de quelle façon ce conflit aurait pu aboutir si mademoiselle Campbell n'était pas intervenue ?
- Donc vous pensez que madame Lington a eu raison ?
- Bien entendu, une mise au point devait être effectuée

Priscilla penche la tête de gauche à droite, le coin de ses lèvres se retrousse et anime une nouvelle fois ses traits.

- Ceci étant, rien ne l'obligeait à faire bondir tout le monde de son lit aussi tôt. Ça ressemble bien à Grace d'user de son pouvoir pour effrayer un peu les jeunes

Cette fois, sa phrase laisse entrevoir une pointe d'amusement et écarte un possible reproche.

- Vous avez l'air de bien connaître la directrice, constate Madeline
- J'entretiens l'histoire de cette Académie depuis maintes et maintes années, j'ai vu se succéder bien des directeurs et directrices, assister à des conflits suffocants qui ont fait fermer les portes de cette institution ... et à côté de ça, je partage une amitié solide avec Grace Lington depuis l'adolescence

Les yeux de Priscilla se voilent subitement, ce même regard qui semble avoir été le témoin de tant de choses et le gardien d'un savoir profond.

- Ça fait longtemps que vous travaillez pour l'Académie Dawson ? questionne Madeline
- Assez pour avoir vu ce kiosque se délabrer tristement, soupire-t-elle en se tournant vers l'édifice tombant en ruines

La superviseure fait quelques pas autour du kiosque, comme pour évaluer l'ampleur des dégâts avec une expression emplie de nostalgie.

- Vous l'auriez vu à son installation ... il était magnifique, si beau que nous avions fait une photo de groupe à cet endroit pour immortaliser l'instant

La blonde redresse la tête à l'évocation de ce souvenir. Deux pièces s'assemblent dans son esprit, elle comprend soudain pourquoi le nom Elder avait une connotation familière dans sa mémoire.

Ouvrant la bouche, elle n'a pas le temps de poser la question qui lui brûle les lèvres. Le portable de Priscilla se remet à sonner dans sa main, elle baisse aussitôt la tête pour consulter l'écran.

- Quand on parle du loup, on en voit la queue. Veuillez m'excuser, je dois prendre cet appel. La directrice n'aime pas particulièrement tomber sur un répondeur

La superviseure décroche, salue Madeline d'un hochement de tête et s'éloigne pour discuter avec la directrice. La blonde la regarde remonter le sentier en direction du château, plus perturbée que jamais. Bien vite, la silhouette de Priscilla s'efface entre les arbres, engloutie par la forêt.

Madeline en est certaine désormais, cette femme a connu William. Et voilà qu'elle lui glisse entre les doigts, comme tout ce qui touche de près ou de loin à son père.

Le footing n'était pas la solution idéale pour se vider la tête en fin de compte.

☽⁂☾

- Tu sais, j'avais vraiment envie de t'accompagner mais je commence à penser que ça ressemble à un après-midi naze, dit Jefferson
- Je t'en prie, si tu as d'autres occupations, ne te prive pas, réplique sa sœur

Le footballeur tourne vivement la tête vers sa jumelle en haussant les sourcils.

- Ne me retiens pas surtout, râle-t-il
- Je ne veux pas t'obliger à rester, je peux m'en sortir toute seule. Et puis, je sais combien ça peut être difficile pour un sportif de rester à côté d'une rangée de livres, se moque affectueusement la blonde
- C'est complètement cliché et très vilain de ta part de dire ça, se plaint-il. En plus c'est faux, je ne fuis pas les livres comme la peste
- Pourtant, tu as très envie de décamper de cette bibliothèque en triple vitesse. Ne mens pas, je le vois

Jefferson ne peut pas le nier, il a l'air aussi à l'aise parmi les étagères remplies d'ouvrages qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Pourtant, il reste près de sa sœur tandis que celle-ci parcourt les nombreuses allées de la bibliothèque.

- Tu ne m'as pas dit ce que tu venais chercher ici d'ailleurs, observe-t-il

Des réponses, songe-t-elle. Mais impossible pour la jeune femme de répondre ça. Elle ne peut résolument pas avouer à son frère qu'elle est en quête de la moindre trace rapportant la présence de leur père au sein de l'Académie alors qu'elle ne l'a même pas informé que William avait foulé ce sol avant eux. Ce qui ne risque d'ailleurs pas de changer, Madeline sait combien ce sujet a le don de faire se refermer son frère comme une huître.

- Quelle importance ? Ce n'est pas comme si tu allais rester ici bien longtemps
- Je ne veux pas que tu te sentes seule, c'est tout, avoue-t-il

Cette confession touche Madeline, elle pivote la tête vers son jumeau en lui souriant.

- Ne t'en fais pas pour moi, je ne me sens pas seule Jeff. Tu sais, je ne t'en voudrais pas si tu allais passer un après-midi moins ennuyeux que ça, lui assure-t-elle dans un rire
- Tu es sûre ?
- Va vivre un peu ta vie de ton côté, je ne serai pas toujours là !
- Tu sais que c'est faux, frangine, rit-il
- En tout cas, ça ne m'embête pas si tu pars faire ce que tu veux de ta journée. Va te faire des potes. Ou passer du temps avec Jesse, je vous ai vu discuter tous les deux l'autre jour. Ou va jouer le bellâtre auprès des filles

La plaisanterie de la blonde arrache des rires un brin embarrassés à son frère, qui se met à triturer l'ourlet de son sweat vert pastel.

- Ce n'est pas demain la veille que ça va arriver !
- Pourquoi ? J'imagine que Zadig t'a donné quelques conseils bien avisés hier soir pendant la fête, non ? insinue-t-elle en haussant un sourcil
- C'est sûr qu'il a essayé. Tu vois, j'aimerais bien pouvoir être le mec naturellement charmeur, sombre et séduisant. Mais le problème, c'est que je suis gentil, sensible et vite mal à l'aise. Tu vois le souci ?

Ce résumé très juste fait éclater de rire Madeline.

- En quoi c'est un problème ? Toutes les filles n'ont pas envie d'un bad boy
- Peut-être bien. En attendant, je vais sûrement aller dans le gymnase. Ou dans la cuisine, je n'ai pas encore décidé. Bonnes recherches Made !
- C'est ça, profite de ta liberté !

Se retrouvant enfin seule au milieu de cette immense et magnifique bibliothèque sur plusieurs niveaux, aux rayonnages plus nombreux que dans un supermarché, la jeune femme déambule pendant ce qui lui semble être une éternité. Elle navigue entre les couvertures colorées et fleuries de la littérature fantastique, les tons sombres des grands pollars, les thèmes spécifiques aux différents loisirs créatifs et tant d'autres sections distinctes.

La bibliothèque est si vaste que plusieurs jours seraient nécessaires afin de tout découvrir et d'espérer tenter de s'y repérer. Elle attend désespérément qu'un des écriteaux gravés dans le bois blanc des étagères lui indique « ici se trouve tout ce qui concerne votre père disparu » mais rien de ce genre ne se manifeste. En revanche, c'est tout autre chose qui lui vient en aide.

- Ça fait plus d'une heure que je vous vois tourner et je n'ai pas pu m'empêcher de penser que vous étiez un peu en détresse

Madeline se tourne en direction de son interlocuteur. Il s'agit d'un homme brun, tout juste la quarantaine, au teint joliment doré. Ses yeux sombres en amande la scrutent avec profondeur mais son doux sourire engage positivement la conversation.

- Ne pensez pas que je suis une damoiselle en détresse, ce ne sont pas quelques livres qui vont me faire peur, lui assure-t-elle
- C'est juste, vous êtes plutôt une damoiselle en quête de quelque chose et qui aurait bien besoin d'une carte pour le trouver
- Comment vous-
- Généralement, on ne passe pas plus d'une heure dans une bibliothèque si ce n'est pas pour une recherche très précise, répond-il avec un clin d'œil

L'élève doit s'avouer vaincue, elle hoche la tête en esquissant un sourire.

- Vous êtes perspicace
- Et je suis Luke, accessoirement bibliothécaire, sourit-il
- Madeline, se présente-t-elle
- Alors, comment je peux vous être utile, Madeline ?

D'abord hésitante, la blonde se demande s'il est bien sage d'avouer à cet inconnu pourquoi elle parcourt la bibliothèque en long, en large et en travers depuis plus d'une heure. Et si oui, comment le formuler pour ne pas trop en dévoiler. Sentant la réserve de la jeune femme, Luke penche la tête sur le côté en plissant légèrement ses yeux marrons.

- Vous êtes la première et la seule élève que j'ai croisé aujourd'hui, à l'exception du garçon qui vous a abandonné tout à l'heure. Si vous êtes prête à passer votre samedi après-midi dans une bibliothèque, c'est que vous êtes forcément quelqu'un d'intéressant
- Merci, je le prends comme un compliment, rit-elle
- C'en est un !
- Pour être honnête, je me pose pas mal de questions sur l'Académie Dawson. Tout ça me paraît encore un peu étranger, j'aimerais bien en savoir un peu plus sur l'endroit où j'ai mis les pieds et percer deux ou trois mystères

Intrigué par la curiosité de la blonde, Luke croise les bras en la scrutant sans ciller.

- Quels mystères, au juste ?
- Pourquoi l'Académie a été fermée ces dernières années par exemple ? Ou pourquoi il manque une personne dans la galerie des portraits qui représentent les directeurs, au troisième étage ?

Ce ne sont que quelques questions au milieu d'un océan de points d'interrogations mais ce sont celles qui occupent le plus son esprit. Sans évoquer son père, Madeline a réussi à rendre légitime cette curiosité sans qu'elle ne paraisse motivée par un intérêt personnel. Luke acquiesce lentement, les lèvres pincées.

- Très franchement, je me pose les mêmes questions que vous, admet-il
- Vraiment ? s'étonne-t-elle, à la fois soulagée de ne pas être seule avec ces interrogations et déçue qu'il n'ait pas de réponses
- Cette académie renferme beaucoup de mystères. Je suis comme vous, c'est ma première année ici. Comme pour tous les professeurs d'ailleurs et la plupart de l'équipe de direction. Je n'ai pas connu l'Académie avant qu'elle ne ferme et les raisons de cet arrêt prolongé n'ont pas été divulguées. J'ai l'impression que certains secrets ont été bien enfouis pour que personne ne les découvre
- Alors je n'aurais sûrement jamais de réponses ..., soupire-t-elle
- Pas nécessairement ...

Un sourire en coin soulève les traits de Luke, il fait signe à la blonde de le suivre. Il l'entraîne à travers les rayonnages, une idée derrière la tête.

- Je ne suis pas du genre à abandonner quand j'ai quelque chose en tête. Si je n'était pas curieux, à quoi ça servirait d'être bibliothécaire ?
- Donc vous aussi vous voulez en savoir plus sur l'Académie ?
- Évidemment, moi aussi je veux savoir où j'ai mis les pieds, plaisante-t-il en reprenant l'expression de la jeune femme
- Et dire que le dicton prétend que la curiosité est un vilain défaut, s'amuse cette dernière
- Je ne connais pas plus beau défaut que la curiosité !

Madeline le suit jusqu'à un coin de la bibliothèque où l'angle d'un mur est occupé par plusieurs linéaires de livres. Luke s'approche d'une bibliothèque en trois parties et se concentre sur celle de gauche. Une petite poignée blanche en laiton serait passée inaperçue s'il ne l'avait pas agrippé et tiré. Le pan gauche de la bibliothèque se met à mouvoir et coulisse derrière la partie centrale du meuble, révélant ainsi un étalage caché au derrière.

- Si Jefferson voyait ça, il serait aux anges. Lui qui m'avait parlé de passage secret derrière une bibliothèque le jour de la rentrée ..., pense Madeline en réprimant un rire

Les étagères ne sont pas complètes mais tout de même chargées de plusieurs carnets aux reliures en cuir, de classeurs bien fournis, de dossiers débordant de feuilles volantes et de boîtes à couvercle.

- Avant la réouverture, il a fallu faire du ménage. C'est ici que j'ai rassemblé tout ce que j'ai trouvé à propos de l'Académie. Je n'ai pas encore eu le temps d'étudier tout ça mais si ce sujet vous intéresse, on peut peut-être le faire ensemble ? lui propose Luke

Le voilà enfin, cet espoir qu'elle attendait désespérément. Si des informations à propos de son père doivent être quelque part, ce doit être ici. La seule autre option qui lui paraît possible, c'est de faire la conversation avec Priscilla Elder. Comme elle peine à s'imaginer boire le thé avec la superviseure à l'air austère et aux humeurs changeantes pour lui tirer les vers du nez, Luke lui semble bien plus accessible.

- Avec plaisir, accepte-t-elle en faisant son possible pour ne pas paraître trop impatiente
- Fantastique ! N'hésitez pas à venir quand bon vous semble. La porte de la bibliothèque est toujours ouverte, c'est ma politique

Madeline remercie le bibliothécaire lorsque son portable se met à sonner dans la poche de son jean. S'excusant d'un regard, Luke hoche la tête avec bienveillance. La blonde rebrousse chemin vers la sortie de la bibliothèque et s'empare de son portable. Elle qui s'attendait à voir apparaître sur l'écran le prénom de son frère, l'appelant pour se plaindre de s'ennuyer tout seul, elle est surprise de lire celui de Zadig.

- Allô ?
- Salut Made, ça roule ma poule ?
- Mon dieu, je préférerais oublier que tu viens d'utiliser cette expression des années 80, se moque-t-elle
- Tu sais ce qu'on dit de la mode, c'est un éternel recommencement. Qu'est-ce que tu fais de beau ?

Elle referme la porte derrière elle et s'avance dans le couloir, dont les fenêtres offrent une vue sur les jardins du château.

- Je ne suis pas sûre de vouloir te le dire, tu vas te foutre de moi
- Ce n'est pas du tout mon genre, raille le mannequin
- J'étais à la bibliothèque

Un silence s'étire après les mots de la jeune femme, bien étonnée de ne pas entendre Zadig s'esclaffer ouvertement.

- Qui c'est l'ancêtre maintenant ? réplique-t-il d'un ton moqueur à peine voilée
- La ferme
- Bref, ça te dirait qu'on se voit cet après-midi ?
- Traîner avec un rebelle dans ton genre ? J'ai des réserves, raille-t-elle
- Il faut vivre dangereusement Made ! Sinon la vie serait d'un ennui déprimant ...
- Ta mère ne t'a pas consigné dans ta chambre ?
- Je crois que j'ai passé l'âge d'être privé de sortie. Et quand bien même, tu l'as dit : je suis un rebelle

Bien qu'elle n'entende que sa voix, Madeline imagine parfaitement Zadig prononcer cette phrase accompagné de son sourire en coin et de sa fidèle fossette.

- C'est d'accord, acquiesce-t-elle en souriant. Dans ce cas, bouge tes fesses et sors de ta chambre. Je n'ai pas le droit d'aller dans le dortoir des garçons

Cette fois, Zadig éclate d'un rire mélodique et prend de court la blonde.

- J'ai dit quelque chose de drôle ?
- Oh Made ... tu ne crois quand même pas que les enfants de la directrice habitent là où sont réunis tous les ploucs ? plaisante-t-il

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