𝐏𝐚𝐫𝐭𝐢𝐞 𝟏
Elise avait le regard dur et les sourcils toujours froncés.
C'est la première chose qui me vient à l'esprit lorsque mon regard se pose sur cette photo. Pourtant, si je plisse un peu les yeux, je peux encore apercevoir ses fossettes et ses joues d'une douce teinte rose. Un sourire idiot collé au visage, je me laisse glisser sur une chaise et replonge dans de vieux souvenirs. Mon esprit s'envole loin de Paris et son empressement pour retrouver les montagnes de mon enfance.
La première fois que j'ai rencontré Elise, j'avais dix ans et des rêves plein la tête. Bien que cela remonte à plusieurs années, je me souviens de cette journée dans les moindres détails. Mon premier appareil photo à la main, j'entreprenais de grimper la montagne. J'emmenais également ma canne à pêche et mon panier pour pêcher dans la rivière glacée. Je l'avais déjà fait plusieurs fois avec mon père, mais ce jour-là, je voulais m'y aventurer seul. Après avoir passé quelques heures à déambuler dans ce paysage magnifique, prenant en photo n'importe quel champignon et fougère, je m'étais enfin décidé à rentrer, fatigué par cette après-midi chargée. J'avais essayé de pécher, mais aucun poisson ne s'était décidé à repartir avec moi. Un grand sourire aux lèvres malgré cet échec, les joues rouges et le cœur léger, je marchais tranquillement dans la forêt en pensant aux délicieuses gougères qui m'attendaient à la maison. Au détour d'un chemin, de légers piaillements ont attirés mon attention. Curieux, je me suis empressé de chercher leur source et suis tombé nez à nez avec un aiglon magnifique, aux douces plumes foncées et au bec éclatant. Il ne devait pas être né il y a plus de quelques jours. Je me suis alors approché, les mains tremblantes d'excitation sur mon appareil photo. Il me fallait immortaliser cette bête.
M'efforçant de ne pas faire craquer les brindilles sous mes baskets, je me suis avancé doucement, toujours un peu plus près de l'aiglon. La langue légèrement tirée pour me concentrer, j'ai appuyé sur le bouton en m'efforçant de bien cadrer. Le flash a éclaté soudainement, aveuglant le pauvre aiglon qui a piaillé de plus belle. Il a cherché à s'envoler, mais ses petites ailes ne pouvaient pas le porter bien loin. Il s'est enfuit en boitant sur ses jeunes pattes et je me suis élancé à sa poursuite.
—Non, reviens ! ai-je haleté. Je ne voulais pas te faire peur...
Je l'ai poursuivis à travers les buissons et les rochers, essayant de rattraper l'aiglon qui s'enfonçait de plus en plus profondément dans la forêt. Je faisais attention à ne jamais trop m'approcher, afin de ne pas l'effrayer encore plus. Il fallait juste attendre que celui-ci s'arrête de son plein gré. Mes jambes s'engourdissaient à force de courir et mon cœur battait à tout rompre, mais j'étais décidé à ne pas le perdre de vue.
Après une course effrénée, je me suis finalement retrouvé au bord d'une petite rivière. L'aiglon se tenait là, sa frêle silhouette tremblant de peur. Je me suis approché lentement, en veillant à éteindre mon flash cette fois-ci.
Une voix a soudain résonné.
— Qu'est-ce que tu fais là ?! Ne touche pas à mon aigle.
Sursautant, j'ai relevé la tête et capturé inintentionnellement le portrait d'une jeune fille à la tresse auburn et à la robe colorée. J'ai pris des millions de clichés d'Élise par la suite, mais celui-ci reste mon préféré : il retrace l'essence même de notre rencontre, dans sa parfaite imperfection.
Je me suis éclairci la gorge et j'ai tiré sur le bout de mon pull, légèrement gêné.
—Hum... Je m'appelle Alexandre.
Les bras croisés, elle me toisait de toute sa hauteur. Elle devait avoir le même âge que moi, peut-être un an de plus.
— Sors de ma montagne, fils de mouette !
Elle m'a expliqué par la suite que Fils de mouette était une insulte inventée par sa famille signifiant tout simplement « personne qui prétend être libre mais est en réalité enchainée. » J'ai mis des années à comprendre la phrase, et je ne vois toujours pas le rapport avec mouettes. Avec Elise, j'avais vite appris qu'il ne fallait jamais chercher trop loin. Si elle avait décidé de t'appeler mouette ou bien corbeau, rien ne pourrait la faire changer d'avis.
— Je suis désolé si je t'ai effrayée, ai-je balbutié. Je ne voulais pas te déranger.
Elise m'a fixé un instant.
— Tu ne m'effraies pas. Les Forains n'ont peur de rien.
Les forains ? La fête foraine s'était installée quelques jours auparavant sur la place du village. Je rêvais d'y aller, mais Maman disait que c'était inutile de dépenser mon argent dans ce genre de chose. Cette fille était donc une foraine.
— Puisque tu es là, je suppose que je peux te laisser prendre des photos d'Orion, continua la jeune fille. Dépêche-toi, et n'oublie pas de me prendre en photos aussi. J'aime beaucoup ma robe d'aujourd'hui.
Abordant un sourire fier, elle a fait un tour sur elle-même pour me montrer sa tenue. Avec ses rubans multicolores et ses tissus déchirés, je la trouvai franchement affreuse, mais ne dit rien. J'ai légèrement reculé pour avoir un meilleur angle tandis qu'elle dansait devant moi avec de grands mouvements de bras. J'ai cliqué plusieurs fois sur le déclencheur, capturant chaque geste, chaque expression de la jeune fille. Elle semblait si vivante, si énergique. Je me demandais si elle n'était pas la véritable essence de cette montagne, plus vivante que tous les paysages que j'avais photographiés jusqu'à présent.
Une fois qu'Élise eut décidé que je l'avais assez prise en photos, elle a attrapé le petit aigle dans ses bras.
— J'ai trouvé Orion dans la forêt ce matin. Il me considère déjà comme sa maman.
Elle sourit de toutes ses dents en me montrant l'aiglon. Avec ses yeux révulsés et ses tremblements incontrôlés, il paraissait plus traumatisé par Elise qu'autre chose mais se laissait faire. Encore une fois, je n'ai rien dit. J'ai discuté longuement avec la jeune fille avant de me rendre compte que l'heure de rentrer avait été dépassée depuis bien longtemps. Après de brefs au revoir, j'ai couru à travers la forêt pour regagner ma maison, appréciant la sensation du vent qui me fouettait le visage. Résultat : ce soir-là, j'ai mangé des gougères froides.
Le jour suivant, je me suis à nouveau aventuré dans la montagne dans l'espoir secret de retrouver Elise et Orion. Elle était assise près de la rivière, comme si elle m'attendait et nous discutâmes longuement. Je suis revenu chaque jour m'amuser à la prendre en photo. Je lui avais confié que je rêvais de devenir photographe, et elle s'était exclamée en rigolant qu'elle voulait être mon premier modèle. Elle m'appelait régulièrement fils de mouette pour m'embêter, et je me défendais ardemment : j'étais libre dans mes montagnes, libre comme l'air.
A la fin des vacances, les forains partaient pour d'autres petits villages de France. Ils revenaient chaque été, et je retrouvais ma meilleure amie par la même occasion. Notre petit rituel a duré plusieurs années. J'avais comme l'impression d'être hors du temps quand j'étais avec Elise.
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