Chapitre 10 : Opéra
Le bar situé sous la verrière arrondie de l'Opéra de Bryvas offrait une vue panoramique sur l'agglomération. À cette hauteur, les éclairages et les feux du trafic se fondaient en un réseau luminescent jusqu'à la ligne d'horizon. La masse urbaine semblait illuminée de l'intérieur.
Verre de vin en main, Setsuha observait l'effervescence nocturne. Moulée dans une combinaison dos-nu en fluide crêpe noir, dont le ras-du-cou était enfilé de perles nacrées, elle était montée profiter de la vue au sommet du complexe culturel, avant le début de Myriade, la pièce au succès retentissant qui affichait complet à chaque représentation. Les billets se vendaient à prix d'or, aussi Setsuha comptait-elle bien profiter de la soirée.
Ramenant ses longues ailes derrière elle afin que son plumage n'entre pas en contact avec quiconque, elle se détourna de la baie et balaya les visiteurs du regard. Ses pendants d'oreille et bracelets d'argent ornés de gouttes diamantés – trésors de famille sortis pour l'occasion – scintillaient sous les lumières tamisées.
Une figure accoudée au bar de marbre noir attira son attention. Le châtain bouclé à qui elle avait payé une pomme d'amour se trouvait là, vêtu d'un complet veston aux teintes sobres. Elle jugea que la couleur émeraude de sa chemise de l'autre jour lui seyait mieux. Divertie par la coïncidence, Setsuha se dirigea vers lui, ses talons aiguille s'enfonçant sans un bruit dans la moquette bleu nuit.
— Bonsoir, le salua-t-elle en prenant place non loin de lui. On s'est déjà rencontrés, je crois.
L'homme se tourna posément vers elle, pour l'étudier d'un regard qui paraissait saisir d'emblée le moindre détail. La façon dont ses iris noisette traînaient dans leur examen recelait cependant un compliment flatteur.
— En effet, confirma-t-il, une ombre de sourire au coin des lèvres. Je suppose que vous êtes là pour Myriade ?
Setsuha fit tourner le liquide sombre au fond de son verre. L'Opéra de Bryvas, véritable palais, comptait plusieurs salles de spectacle et de concert, une galerie d'art et un restaurant, ainsi que des espaces privatifs. Elle aurait donc pu s'y rendre pour bien d'autres raisons.
— Qu'est-ce qui vous fait penser ça ? le taquina-t-elle, curieuse.
Il la désigna d'un geste de main singulièrement élégant. Elle s'attarda un court instant sur les gants fins qu'il portait, avant de prêter attention à sa réponse.
— Vêtue comme vous l'êtes, c'était soit ça, soit un rendez-vous galant.
Elle lâcha un rire, puis se recomposa en prenant une gorgée de vin.
— Bien vu. Quoique les deux ne soient pas incompatibles. Et vous ? Vous êtes là pour...?
Un brin songeur, il laissa s'écouler un bref battement avant d'indiquer :
— Myriade aussi.
Setsuha acquiesça, et trempa derechef ses lèvres dans son verre.
— Vous ne buvez rien ? s'enquit-elle, s'avisant qu'il n'avait rien commandé.
— Non, et ne vous avisez pas de m'offrir à boire, plaisanta-t-il en la pointant du doigt. J'étais simplement venu faire un tour à l'étage.
Elle haussa les épaules, avant de rétorquer avec la même légèreté :
— Vous surestimez ma générosité.
Un éclat amusé s'alluma dans le regard de son interlocuteur. Il se redressa avec un soupir de regret.
— Si vous voulez-bien m'excuser, je dois retrouver quelqu'un.
Ravalant une once de déception face à la conversation ainsi écourtée, Setsuha le salua de son verre, comme il l'avait salué de sa pomme d'amour.
— Bonne soirée, alors.
— Et à vous, répliqua-t-il en s'éloignant à reculons avec un semblant de courbette.
✧ ✧ ✧
Quatre jours s'étaient écoulés depuis la visite de Cineád au Baroudeur. Quatre jours sans la moindre trace du pyrocien et pourtant, leur dernier échange travaillait davantage Kaya qu'elle ne voulait se l'avouer. Elle ressassait en boucle ses paroles. La nuit, elle revoyait l'incandescence de ses iris et percevait les réminiscences de ses émotions dès qu'elle fermait les yeux. Chaque fois, sa figure se durcissait et son estomac se serrait d'un indicible mélange de rancœur et d'attraction.
La pièce donnée à l'Opéra de Bryvas arriva donc à la fin de la semaine comme une distraction bienvenue. Grâce à l'influence de Raphaëlle, qui interprétait l'un des rôles principaux, Kaya avait non seulement obtenu une place, mais également les autorisations de la production pour réaliser des clichés de la pièce.
Son badge récupéré à l'accueil, elle se présenta en avance dans la salle, afin de procéder au réglage de son appareil et repérer des angles de vue. Vêtue pour l'occasion d'un pantalon et d'une veste tailleur noirs, enfilés par-dessus un tee-shirt, elle arpenta les rangées, l'œil collé au viseur. Un remue-ménage discret lui parvenait de derrière les rideaux.
Lorsque les premiers spectateurs commencèrent à franchir les portes par grappes, elle se recula sur un côté de la salle le temps qu'ils s'installent. Une silhouette drapée d'ailes blanches mouchetées de jais, habillée d'une élégante combinaison, capta son attention. Kaya s'avança vers Setsuha Fukurõ, qui paraissait parfaitement dans son élément parmi la société gratinée de Bryvas. Les yeux onyx de l'hétairie s'animèrent chaleureusement quand elle l'aperçut.
— Oh, bonsoir. Je m'attendais pas à te rencontrer ici !
Quelque chose, dans le raffinement et l'aisance de la Becrux, hérissait quelque peu Kaya. Consciente que son impression ne se basait que sur un faisceau de préjugés, elle l'ignora, et répondit au sourire de la jeune femme.
— Quand on parlait de se recroiser dans des circonstances plus "classiques", j'imaginais pas qu'elles le seraient à ce point, ironisa-t-elle.
Fukurõ lâcha un rire franc avant de s'intéresser au Reflex suspendu à son cou.
— Tu es photographe ?
— En formation, pour le moment, mais c'est le projet.
— Génial. Tu es sur les réseaux, alors ? On peut te suivre ?
Elle n'attendit pas sa réponse pour tirer son smartphone de sa pochette. Un brin décontenancée par sa spontanéité, Kaya lui indiqua son profil díkti ainsi que le lien de son site, tout en étudiant discrètement l'hétairie. Avec sa peau ambrée et les tons contrastés de sa tenue et de son plumage, elle offrait une image superbe.
— Dis, je peux te prendre ? demanda-t-elle en soulevant son numérique.
Fukurõ ne parut pas le moins du monde déstabilisée par sa proposition.
— Avec plaisir, accepta-t-elle.
Ravie, Kaya braqua l'objectif sur sa figure élancée, optant pour un plan tête-épaule, et exécuta une rafale de prises. Devant le naturel avec lequel Fukurõ prenait la pose, elle lui proposa de se rendre avec elle à l'après-spectacle, pour réaliser davantage de clichés. Elles convinrent de se retrouver à la fin de la pièce, et l'hétairie s'engagea dans les rangs, à la recherche d'une place libre. Kaya eut tout juste le temps d'aller se poster à l'avant de la salle avant que la lumière ne s'estompe.
La série de coups traditionnels amena le silence parmi les spectateurs, et le rideau se leva sur un monde en ruine, dans lequel même la lumière se fissurait. Les comédiens, parés de costumes somptueux, y évoluaient avec un magnétisme inouï, nimbés par les feux des projecteurs comme par des rayons astraux.
Quand Raphaëlle entra en scène, Kaya douta un instant de l'avoir reconnue. Elle apparaissait transfigurée au-delà de sa perruque et ses atours évanescents. Ses mimiques et sa voix de figure vengeresse tiraient des frémissements au public. Kaya en eut la chair-de-poule.
Elle se joignit avec enthousiasme aux applaudissements qui crépitèrent dans toute la salle à la fin de la pièce. La troupe fut rappelée trois fois pour saluer, le regard hagard, ivre de sa propre performance. Parmi ses collègues, Raphaëlle exultait. Kaya appuya une dernière fois sur le déclencheur. Elle n'avait jamais vu la Vessarias aussi épanouie que sur scène.
Ce fut avec une collection d'une centaine de photos à trier, son être encore pénétrée par l'atmosphère dramatique, qu'elle se redressa de la position accroupie qu'elle avait conservée pendant la majeure partie de la pièce. Le niveau de luminosité remonta doucement alors que les spectateurs se levaient, et Kaya rejoignit Fukurõ devant les doubles portes conduisant au Grand Foyer.
Dans la longue galerie agencée de baies et de miroirs, toute de lambris blancs et moulures dorés, les talons sonnaient sur le sol de granit. Des lustres de cristal faisaient pleuvoir une lumière étincelante sur les spectateurs qui attendaient de pouvoir rencontrer les membres de la troupe. Un buffet installé d'un bout à l'autre du foyer offrait petits fours et flûtes de champagne. Au milieu des conversations dont le volume prenait de l'ampleur, Fukurõ s'emballait, conquise par la pièce. Comme elle vantait le talent de l'actrice principale, Kaya lui glissa :
— C'est pour elle que je suis venue voir la pièce. C'est mon ancienne coloc.
— Raphaëlle Vessarias? s'étonna Setsuha. Elle sait que tu...
— Traîne à Alphecas? Elle a toujours su. J'imagine que si toi, tu le sais, c'est parce qu'Adamer t'en a parlé. Il est bavard, pour un agent de l'URIAA.
Setsuha rafla un feuilleté au fromage sur le buffet.
— Tu serais surprise de tout ce qu'il tait. Mais je suis de Becrux, en plus d'étudier la crimino. Mon point de vue peut lui être utile.
Adamer savait décidément s'entourer, nota Kaya sans se risquer à lui en faire la remarque. Elle s'apprêtait plutôt à lui proposer d'entamer leur shooting improvisé, quand une voix masculine emplit la galerie, roulant avec aisance à travers l'espace.
— Mesdames et Messieurs, bonsoir !
L'assemblée pivota d'un mouvement interpellé vers la silhouette masquée, en gilet de costume cuivré, qui se profilait au bout du foyer. Le regard de Kaya bondit vers les autres issues. Une énopière dissimulée sous une aura fuligineuse aux contours félins barrait l'accès au salon tandis que d'autres Asters cagoulés se postaient devant chaque porte.
— Je suis le Charlatan, reprit l'homme. Et voici mon associée, Cestes !
Kaya prit la mesure de la situation avec la violence d'une claque. Un poids tomba au fond de son estomac. L'aile de Fukurõ s'étendit devant elle, la masquant à la menace d'un mouvement dont elle ne parut pas avoir conscience. Autour d'elles, les convives, pour la plupart non-Asters, commençaient à saisir ce qu'il se produisait. Certains esquissèrent des mouvements de recul, prêts à se rapatrier dans la salle de théâtre.
Derrière Kaya, le battant pivota de l'intérieur. D'un coup d'œil par-dessus son épaule, elle découvrit Raphaëlle, qui pénétrait dans le foyer, les cheveux moites d'être restés sous sa perruque, les pans scintillants de son costume flottant autour d'elle. L'espace d'un instant, un élan de pugnacité la convainquit que la Vessarias s'apprêtait à s'opposer aux Rigel, forte de la suprématie de son Arété cultivé sur des générations. Puis, elle avisa la mine tendue de Raphaëlle, ses yeux embués par la peur et le tremblement de ses mains.
Derrière elle s'avança Elias Marcardgent, la main rivée à la nuque de la Vessarias, à la façon d'un spectre attaché à l'objet de ses représailles. La simple vue de l'aratós, figure et chevelure dépigmentées par son usage corrompu de l'Essence, retourna l'estomac de Kaya. À moins que son Arété ne la rende plus sensible à ce qu'il dégageait.
Putain, il a Raph !
L'inquiétude lui monta à la tête comme un hurlement. Les jumeaux thaumaturges étaient réputés pour siphonner l'Essence de ceux qui tentaient d'utiliser leur Arété contre eux. Elias avait absorbé et gangréné l'Ether le plus délétère qui fut, dans les catacombes des Achernar. En comparaison, l'Essence de Raphaëlle ne serait que de l'eau de source pour lui.
La mâchoire crispée, l'anticipation circulant à flots dans ses veines, Kaya ramena son attention en amont du groupe.
— Je vous demanderais de tous placer vos mains sur vos têtes, les enjoignit le Charlatan. Suivez exactement mes instructions et vous serez très vite dehors sains et saufs.
Cestes mima l'action, et tous s'exécutèrent. Doigts croisés sur son crâne, Kaya se surprit à être soulagée par l'absence de Cineád. Elle n'était pas certaine de vouloir découvrir comment il se comporterait vis-à-vis d'elle en présence des autres membres de Rigel.
— Je vais à présent passer parmi vous. Je vous prie de me remettre vos effets de valeur : bijoux, abraxas, montres et porte-monnaie. Vous pouvez garder tout ce qui est numérique.
N'ayant rien de tout cela sur elle, Kaya tourna son regard vers Fukurõ, aux oreilles et poignets parés du rutilement liquide de l'argent et des diamants. L'hétairie affichait un calme impassible.
Un instinct grégaire fit se resserrer la troupe, alors que l'homme au Fedora s'avançait posément vers eux. Main tendue, il récolta perles, broches, chaînes d'or fin et montres mécaniques. Chaque ouvrage précieux déposé dans sa paume était englouti par une bulle cuivrée, qu'il faisait éclater d'un geste.
Pendant qu'il était occupé à dépouiller un à un les spectateurs, les ailes semi-reployées de Fukurõ s'arrondirent avec légèreté autour d'elle, le plumage n'émettant pas un bruissement. Kaya la vit abaisser les mains, et devina qu'elle retirait ses bijoux. Lorsqu'elle ramena sa livrée de plumes derrière elle, l'hétairie éloignait les doigts de son décolleté, dans lequel les pendant d'oreille et les bracelets s'étaient volatilisés.
Puis, ses yeux s'écarquillèrent insensiblement et sa posture se raidit. Le masque du Charlatan était tourné vers elle. Kaya sentit son pouls s'emballer. Rigel semblait vouloir exécuter son coup sans effusions, mais rien ne disait que des actes contrevenants ne les feraient pas changer d'avis.
La panique croissant dans sa poitrine, elle capta le regard bleu glacé de Raphaëlle. Elles se surveillèrent à distance, incapables de s'apporter un autre secours qu'un soutien silencieux. Une promesse informulée de s'en sortir.
Elias Marcdargent observait les déplacements de son acolyte parmi la foule docile. Lorsque ses yeux livides rencontrèrent ceux de Kaya, elle se pétrifia. Jamais auparavant n'avait-elle autant regretté les limitations auxquelles son traitement soumettait son Arété. Si elle avait pu le développer à sa guise, elle n'aurait pas eu besoin de contact pour sonder l'aratos. Pas eu besoin d'attendre des années supplémentaires avant d'être capable d'envoyer son esprit à la rencontre de celui de Raphaëlle. Elle aurait pu rivaliser avec l'esthésive de Rigel, qui soumettait les mânes à sa volonté.
Le Charlatan poursuivit sa collecte sans manifester la moindre réaction quant au manège de Fukurõ. Cependant, au fur et à mesure qu'il progressait entre les spectateurs, il devenait manifeste qu'il se dirigeait droit vers elle. Immobile, silencieuse, l'hétairie redressa le dos, le regard rivé sur le masque miroitant.
Kaya demeura à ses côtés, rongée par sa propre impuissance. Enfin, le Charlatan s'arrêta devant Fukurõ, ne la dominant que de quelques pouces, et pourtant la surplombant par la suprématie tranquille qu'il exerçait. Seule sa poitrine se gonflant au rythme de sa respiration rapide trahissait l'appréhension de la jeune femme. Le Rigel laissa s'écouler quelques secondes de silence saturé de tension, puis inclina la tête de côté.
— Rien à déclarer ? s'enquit-il d'un ton laissant sous-entendre qu'il connaissait déjà la réponse.
Fukurõ étira un sourire faussement poli, imprégné de bravoure anxieuse.
— Comme vous le voyez, osa-t-elle.
Le Charlatan se tapota songeusement le menton de son doigt ganté, puis ouvrit les bras et haussa les épaules de façon théâtrale.
— Tant mieux pour vous.
Là-dessus, il se tourna vers le voisin de la jeune femme. Les ailes reployées de cette dernière se serrèrent sur ses épaules pour lui faire une cape protectrice. Kaya expira le souffle qu'elle retenait, ses nerfs se relâchant. Elles échangèrent un vague sourire d'émotion, qui fit à peine frémir leurs lèvres, mais inonda leurs prunelles.
Le Charlatan dépouillait les derniers des spectateurs. Kaya n'avait pas besoin de sonder Raphaëlle pour deviner que son stress montait en flèche. Sous le maquillage, son faciès se rigidifiait, contracté par une résolution glaciale. Elias Marcargent n'aurait bientôt plus besoin d'elle pour soumettre la foule et elles n'avaient aucune garantie que Rigel la libérerait sans encombre une fois le butin empoché. Telle que Kaya la connaissait, la Vessarias se préparait à défendre sa vie.
Les derniers diamants disparus dans l'apothêque du Charlatan, celui-ci fit signe au Marcdargent, avant de claquer les doigts. Vers Kaya.
Obéissant à son signal, Cestes se dressa dans son dos. Le foyer disparut derrière l'étoffe sombre qu'elle lui passa sur la tête. Raphaëlle poussa une exclamation furibonde, puis un glapissement de douleur. Le cœur martelant ses côtes, Kaya ne distinguait plus que des points de lumière entre les mailles serrées. Son souffle affolé rendait moite la toile contre sa bouche. Son poignet fut ramené dans son dos pour la maintenir.
— Comme promis, Mesdames et Messieurs, retentit la voix du Charlatan. À l'exception de cette jeune personne qui va simplement nous servir d'assurance, vous êtes libres de retourner à votre soirée.
Rigel passe à l'action !
Et comme je le disais dans le résumé : au choeur du chaos, les existences s'entrecroisent ~
Avec un cliffhanger pour faire bonne mesure x)
PS : coucou à ma maman qui s'est lancée dans la lecture de Asters et a dévoré les chapitres disponibles <3
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