Vengeance - Partie 1
Shiganshina, Mur Maria, 27 mars 853
Pourquoi Diable Marion lisait-elle désormais la lettre de Leah au petit matin ? Elle ne semblait pas même remarquer qu'Antoine venait de se réveiller, et la regardait allongée sur le ventre, ces feuilles étalées sur son oreiller. Seule la partie entaillée de sa face se présentait à lui, et le reste était caché par son carré en bazar ; il ne voyait rien de son expression, et ne parvenait pas même à la deviner. Était-elle tranquille ? Mélancolique ? Brisée ? Son comportement changeait de plus en plus depuis qu'elle avait inspecté le système de Titans Muraux de la cave des Jäger.
Des souvenirs... ?
Tout ça lui échappait complètement. Elle ne lui disait rien, et il respectait ce choix ; néanmoins, il ne pouvait pas ignorer la part de lui souhaitant en savoir plus. Le lien ? Je n'en sais rien... Et elle ? Le départ d'Isaac ? Le départ d'Isaac. Le départ d'Isaac...
Il se redressa d'un bond ; la chercheuse bondit dans un hoquet. Ils s'étudièrent avec stupéfaction, la bouche entrouverte. La timide lumière du soleil naissant daigna éclairer son visage balafré, et étendre l'ombre du Chaillot sur le reste de la double-paillasse qu'ils partageaient depuis le nouvel an.
« Tu m'as fait peur », chuchota-t-elle enfin. Elle se mit sur ses genoux, se frotta l'œil et bailla un coup. Derrière, Isaac dormait encore ; Annie et Livaï, eux, gardaient la porte. Oh. On est seuls, hein... Un petit rictus s'étala sur son visage. Marion, après avoir réarrangé son cache œil noir, haussa son sourcil.
« Tu planifies quoi, encore ?
— Absolument rien, répondit-il illico.
— Je suis fatiguée..., énonça-t-elle alors. »
Elle baissa le regard, puis le menton, puis les épaules.
« Marion... ?
— Annie... Je ne sais pas ce qu'elle a. Si. Non. Je n'en suis pas sûre. Depuis les morts de Reiner et Mikasa... »
Long soupir.
« Je crois qu'elle ne veut plus de cette guerre, souffla-t-elle.
— Pourquoi ?
— Car on perd des gens. Son père a déjà été tué. Elle se battait pour se venger...
— Elle se bat pour toi aussi, la coupa-t-il. »
Elle releva subitement le visage, les paupières écarquillées.
« Antoine, tu as toujours été nul là-dessus. Comment tu pourrais en arriver à une telle conclusion ?
— Il suffit de voir la façon dont elle te regarde, sourit-il avec faiblesse.
— Oh, c'est vrai. »
Antoine s'étrangla avec sa salive : Marion avait balancé ça comme si c'était déjà évident pour elle. Évident, depuis bien longtemps.
« Si tu a noté qu'elle a le béguin, comment tu peux dire qu'elle ne continue que pour son père ? s'étouffa-t-il.
— Car il n'y a pas de raison qu'elle se batte pour moi. Je te le dis : elle perd des gens. Je ne suis pas son monde entier.
— Vous êtes déjà ensemble, ou quoi ?!
— À quoi ça servirait... ? Je m'en vais au vingt-et-unième à la fin de cette guerre, à quoi bon briser des cœurs ?
— Qu'est-ce que tu veux y faire ? questionna-t-il de but en blanc. »
Elle le gratifia d'un air surpris.
« Retrouver notre siècle d'origine, et ma famille.
— Tu as dit que c'était impossible.
— Je ne vais pas les rencontrer. Je vais aller en 2001, me tuer enfant, tuer mon alter-ego, détruire les machines à voyager dans le temps et tout document dessus, sauver le futur, et... »
Elle se figea, le souffle court. « Et je ne sais pas », énonça-t-elle d'un timbre rauque. « Je veux juste me racheter... Je pense... »
Le jeune homme la scruta longuement, l'air sombre. De penser qu'il l'avait démolie à cause de ses erreurs. Il la considérait toujours comme un monstre, mais ce mot-ci avait désormais deux connotations : un monstre tant inhumain que fidèle. Elle n'avait pas eu l'air d'avoir grand-chose à faire du sort du monde, en construisant ces machines. Néanmoins, elle n'allait pas trahir ceux qu'elle aimait. Le regard qu'elle offrait à la lettre de Leah en était la preuve.
Est-ce qu'elle souhaite aussi la rejoindre ? Ça m'a l'air d'être une bonne motivation, pour retourner au vingt-et-unième, alors qu'elle sera la cible du... Il entrouvrit les lèvres, figé de pied en cap. Du monde entier.
Cette seule pensée lui glaça le sang. Avec le cerveau que Marion possédait, elle n'avait possiblement pu ignorer le danger qu'elle allait prendre. Elle risquait de mourir là-bas, et en avait parfaitement conscience : sa volonté de tuer ses alter-egos en était la preuve. Il était trivial qu'elle n'allait pas pouvoir échapper aux États-Unis, ni à la Russie, ni à la Résistance 2.0 – et ce, même si elle changeait le futur.
« C'est du suicide », laissa-t-il tomber d'une voix blanche. Elle l'étudia, muette comme une carpe.
« Du suicide... ? murmura-t-elle.
— Tu ne peux pas y aller. Ils te rattraperont. Tu le sais.
— Il y aura Kenny, éventuellement...
— N'essaie pas de me berner, articula-t-il. »
Marion ouvrit la bouche, rien n'en sortit. Elle se contenter de le regarder droit dans les yeux, la prunelle tremblante. Il vit très bien ses doigts se crisper sur la lettre de Leah ; mais le tourbillon nauséeux de peine, colère et terreur lui retournant l'estomac le rendait presque aveugle. Presque.
Presque.
« Antoine, posa-t-elle tout bas. Que je meure ou non, dans tous les cas, je ne serai plus dans cette ligne d'univers. D'un point de vue pragmatique, ça revient au même.
— Mon cul, que ça revient au même ! hua-t-il. Si je te disais ça, tu réagirais comment ?!
— Nous ne sommes pas pareils. J'ai des problèmes à réparer.
— Tu vas tourner ça en sacrifice, alors ? Tu n'as pas mieux à me servir, comme excuse ? Comme si j'allais avaler un truc pareil, siffla-t-il.
— J'essaie ! protesta-t-elle entre ses incisives. Je veux trouver une solution, car je pars dans tous les sens, et que je vais perdre la boule ! »
Le souffle du vingtenaire se coupa. Elle s'accrocha à ses épaules, les mains secouées de soubresauts.
« Tu as mieux ? gémit-elle. Comme solution, t'as mieux à me proposer que d'aller réparer mes erreurs ?
— Tu...
— ... « le ferais déjà, en scellant la machine numéro sept ». Combien de fois je vais devoir le répéter... ? Il faut un transfert... ! »
Son timbre brisé lui glaça le sang. Il n'était pas habituel, autre chose le nécrosait. Ce n'était pas de l'ordre de la culpabilité, ni du besoin désespéré de se racheter, ni de quelconques pulsions suicidaires. « Je dois assumer mes responsabilités », souffla-t-elle encore. « Mettre un terme à cette guerre ne me suffira pas. »
Bien pire encore : elle voulait se détruire.
« Je vais perdre la boule. » Il prit une longue inspiration.
« Marion. Pourquoi tu perdrais la boule ? traîna-t-il.
— J'ai déjà rencontré un alter-ego du futur. Elle était devenue complètement tarée, elle avait pété les plombs. Elle voulait m'exterminer, moi, et était prête à blesser les autres pour y arriver. Tu sais ce qui la poussait... ? rit-elle. Ce truc qu'ils appellent l'Instinct. Elle voulait me tuer pour protéger sa propre vie... en se tuant ensuite. Ne me dis pas que c'est un comportement sain.
— Qu'est-ce qu'il s'était passé, avant ? se força-t-il à questionner.
— Tout le monde était mort, paraît-il. »
Timbre vide. Marion s'éloignait. Elle partait. Loin. Si tôt, si loin. Et Antoine était incapable de la laisser faire. Il la rattrapa de lui-même avec urgence.
Non. Elle se rattrapa, à fourrer son nez dans son cou ; à passer ses bras autour de son torse et l'enlacer lentement ; à s'appuyer même sur lui. Aucun tremblement ne la parasitait, rien. Son embrassade était plus simple que jamais.
Elle était si simple qu'il mit un instant à y répondre, le coffre tremblant et le regard bas. Le cerveau humain détestait les paradoxes ; et voici que le jeune homme s'en tapait un, à être tant troublé qu'horrifié.
Il passa sa paume derrière la nuque chaude de son amie et la serra un peu plus contre lui. Il aurait aimé lui jurer qu'il n'allait pas la laisser tomber dans la folie, mais cela aurait été des paroles vides de tout sens. Seule la médecine pouvait se targuer de tenter l'aventure – et encore : car l'Instinct était un phénomène si inédit que Marion deviendrait plus un sujet d'étude qu'une patiente.
Y avait-il seulement de l'espoir, pour elle ? Être incapable de lui creuser le moindre futur lui labourait la poitrine. « Je suis désolé », souhaitait-il désormais répéter. Mais ce n'était pas à lui de dire ça. Il n'y pouvait rien, après tout.
« Je t'aime. »
Mots tombant sur eux comme des rocs. Antoine se heurta lui-même, avec son sérieux tombal. La châtaine, elle, resta immobile un instant : elle ne s'écarta pas, elle ne se rapprocha pas non plus. Elle répondit simplement quelque chose... en russe. S'il se figea un instant, il relâcha bien vite ses muscles. Bof. Je suis habitué. Elle me traduira ça un jour.
« Se lever », souffla-t-elle ensuite. Elle se détacha de lui, lui ébouriffa les cheveux, et partit derechef mettre ses bottes et ses lanières d'équipement tridimensionnel. Elle ne l'avait pas laissé voir son expression ; et lui resta là, en tailleur sur leur matelas, les joues rouges et le cœur triste. Il faisait froid, d'un coup.
Puis, elle enfila sa veste du Bataillon et étudia un Isaac toujours endormi. « Tu sais, Antoine, je pourrais dire que moi aussi... », chuchota-t-elle subitement. « Et j'en suis désolée. »
***
Le soir même
Qu'est-ce qu'il lui arrive ? pensa Annie, ses prunelles glace posées sur Antoine. Le soir était tombé ; et, toute la journée durant, le bougre était resté plongé dans ses songes. Chacun de ses gestes avait été raide, ou maladroit, ou distrait, au point qu'il se fasse réprimander par Livaï. Et le pire était qu'il n'avait pas même protesté.
Elle savait au moins que c'était lié à Marion, car celle-ci avait été distante avec tout le monde après s'être levée. Elle avait toutefois proprement dit au-revoir à Isaac ; retrouvé ses esprits durant le déjeuner ; continué de s'entraîner, de peaufiner la défense de Shiganshina, d'expérimenter un protocole pour qu'un Résistant précis se charge d'aller activer la cave des Jäger.
Annie avait suivi, s'était entraînée, avait servi de punching-ball à un Eren déterminé, et c'était tout. Terriblement plat. Elle revivait de plus en plus la mort de Reiner, et trouvait de moins en moins de raison de persévérer dans cette guerre. S'il n'y avait pas de futur pour elle, que pouvait-elle faire ? À quoi bon ? Marion n'allait peut-être pas suffire.
Je n'en sais rien.
Cette Marion soupira d'ailleurs longuement à côté d'elle. Elle venait de finir sa bouillie, son pain, et son eau dans laquelle Livaï avait déposé ses gouttes. Elle se tournait désormais vers lui ; alors, la semi-géante étudia sans grande conviction le réfectoire et ses poutres brunes. Père mort, camarades morts... Je suis née pour vivre ça, sérieusement... ?
« C'est possible, de durcir mon entraînement ? demandait distraitement Marion.
— Dans ton état ? lâcha le caporal-chef. T'iras pas bien loin.
— À quoi bon me filer des exercices de base, alors ?
— Pour te défendre. Aller plus loin, c'est dangereux pour ton œil.
— Il va mieux.
— Il n'est pas entièrement refermé.
— Pierre-feuille-ciseaux ?
— C'est toujours mauvais présage, articula-t-il d'un ton lugubre. Je passe. »
La chercheuse laissa échapper un court rire. Un rire. Annie cligna des paupières sous la confusion ; Antoine se réveilla d'un coup ; Livaï ne broncha pas. Ce type arrive à la faire rire. À côté, elle...
« Annie, bougonna Marion. Pierre-feuille-ciseaux ?
— D'accord. »
Le visage de la balafrée s'éclaira ; la blonde cacha de justesse son sourire ténu. Dans quinze minutes, elle sera sous l'influence de ses gouttes. Et ce fut naturellement la châtaine qui gagna trois contre un. Antoine étudia sa soupe à demi finie, et probablement déjà froide.
« Dis, Annie », marmonna alors Marion en anglais. L'intéressée termina son verre d'eau, en prenant le temps de conserver sa lenteur routinière. Son cœur avait encore raté un battement : à chaque fois que la bougresse parlait en anglais, ce qui allait suivre pouvait tant causer de mariage que d'élevage de chèvres.
« Tu en penses quoi, de l'histoire d'Alma ? Avec Anna, Nathalie... Et tout... », murmura-t-elle. Sa voix déclina sur ces derniers mots. « Et tout. » Et Leah. La blonde baissa légèrement le menton.
« Des affaires étrangères, répondit-elle d'un ton neutre.
— Mais ça me dit quelque chose. Nathalie, Anna... Avec Iris et Isis... »
Des souvenirs ? Leur histoire était certes surprenante, pour les deux premières. Il paraissait qu'Iris ne s'était pas étalée dessus, mais elles se seraient rencontrées au lycée, et étaient tombées amoureuses alors que Nathalie était professeure, et Anna, élève. Après ça, elles avaient rencontré Stéphane Bern, et Anna s'était détachée de ses deux cousines, poussant Iris en dépression... Et lorsqu'elles se sont revues, elle se sont engagées dans la R2.0... et cette rousse a construit les Murs qui nous entourent...
Elle fronça les sourcils. Partie exotique mise à part, l'esquisse que formait ce début de péripéties lui paraissait étrangement familière. Nathalie et Anna...
« Tu veux rire ? laissa alors tomber Antoine, éberlué.
— Vous m'intriguez à votre tour, maintenant, grogna Marion. C'est peut-être des souvenirs, mais pourquoi vous tirez cette tête ?
— Une fiction. »
Les deux amis se tournèrent vers Annie avec stupeur.
« Ça doit être une coïncidence, développa-t-elle, mais ça me fait penser à une fiction. Je ne me souviens plus de son nom.
— C'était dans le manga ? s'étonna Marion.
— Non, non, coupa le noiraud. Je l'avais lu de long en large, et j'ai été transféré quoi... Cinq chapitres avant Annie ? Tu lisais le manga ?
— On le lisait tous, pour savoir ce que les ennemis faisaient. C'était... »
... presque terrifiant. Se voir dessinée sur papier, animée à l'écran, l'avait presque apeurée. Elle s'était sentie espionnée, quand bien même elle était restée en sécurité au Nevada. Hajime Isayama ayant été déclaré mort en fin d'été 2017 ; ironiquement, son dernier chapitre s'était concentré sur elle, Bertolt et Reiner. Reiner. Elle serra les dents. Ce n'était pas elle qui l'avait tué. Elle ne savait pas même si elle en aurait été capable...
Mais son sang est sur mes mains.
« Ce n'était pas sur Wattpad, par hasard ? grommela alors Marion. T'es friand de ça, Antoine.
— Si, en automne 2018 ! s'exclama Antoine. Quelques mois avant mon transfert. Le dernier truc que j'ai lu, c'était une nana qui mettait un pain à un trisomique. Mais c'était y a plus de trois ans, grimaça-t-il. Juste, Anna, ça me dit quelque chose. Mais comment tu sais ça, toi ?
— Je ne sais rien. Je suis partie début juin 2018, expliqua-t-elle. J'essaie juste de comprendre. »
Ça doit être un déjà-vu, conclut Annie. Et sur Wattpad, il y en a, des Anna. Coïncidence, simplement.
« Ah, et sa professeure s'appelait Nathalie ! » s'exclama le Chaillot.
Annie s'étouffa avec son eau ; la chercheuse lui tendit immédiatement un mouchoir. Elle parvint à éviter de s'étrangler ou de vomir sa pauvre boisson, et finit par poser ses prunelles sur son aîné.
« Beaucoup de Anna et de Nathalie, en France, posa-t-elle, l'œil plissé. Si tu as lu une fiction professeure-élève, en français, ça ne m'étonne pas que tu sois tombé dessus. Je ne vois pas ce qu'il y a à spéculer là-dessus.
— Ça ne te dit rien ?
— Je ne parle pas français, et ça fait huit ans. »
Ainsi conclut-elle la discussion, et Marion s'étala-t-elle sur la table, les paupières lourdes. « Temps de dormir », trancha Livaï – en allemand, après l'anglais. Les autres obéirent ; la borgne, elle, se fit ramasser par le caporal-chef. Elle dormait déjà sur place...
Et une détonation retentit dans tout Shiganshina. Annie prit derechef l'épaule de Marion, le pouls emballé. Un titan ?! Tous les soldats se tournèrent vers l'extérieur et s'armèrent sans attendre. On déboula alors dans le réfectoire : Sasha, qui plaqua un poing crispé au possible contre son cœur. Dans ses yeux se mêlaient de l'angoisse, de la stupeur et du farouche.
« Le second titan Femelle, à l'ouest de la ville ! » s'écria-t-elle.
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