Des guerriers et des torchés - Partie 1
Shiganshina, 1er octobre 852
« Comment ça, mon jugement est annulé ? » laissa tomber Marion, stupéfaite. Le brouhaha des bavardages du réfectoire enfin rempli étouffèrent presque ses mots. Néanmoins, son ô imposante interlocutrice qu'était Kwamboka les entendit très bien.
Elle fit tourner sa bière dans sa pinte. Sa frange asymétrique, d'ordinaire bien ordonnée, tombait sur son court front noir. « On a revu nos priorités », expliqua-t-elle. « Voir comment tu vas agir à l'avenir, et décider à la fin de la guerre. Tu peux remercier Okabe. » L'asiatique interminablement impassible ne leva pas le nez de son bouquin. Il ne bougeait que pour remettre en place le long ruban blanc qui nouait son petit chignon haut, et siroter son eau.
Tous les gars ont décidé d'avoir les cheveux longs, dans ce siècle ? songea Marion en observant Jules. Il était assis près de Eha La Soeur, plus loin – les deux discutaient dans une étrange familiarité avec Historia et Ymir, et Isaac leur jetait de nombreux coups d'oeil. Il semblait presque avoir envie de se lever pour aller les voir, mais restait à son poste.
Quoique, Livaï, lui, avait une coupe plutôt courte. Aux antipodes de l'Antoine installé juste à côté d'elle. D'ailleurs, l'albinos également partageait le banc de la scientifique. Elle était encadrée par les deux élites... qui, efin, ne montraient pas constamment leur rivalité ridicule. Pourquoi chacun enviaint-il l'autre, de toute manière ? Pour leurs capacités de malade ?
Elle se reconcentra sur la juge suprême. Elle reluqua un instant sa boisson, puis posa ses prunelles sombres sur elle. Un léger rictus se dessina sur son visage. « Hâte de voir ce que ça donnera. Tu vas aider, pour la stratégie de la base ouest ? » La borgne avala une goulée d'alcool.
« En effet. Mais je vais devoir rattraper Hansi et Antoine, puisque j'ai passé mes deux dernières semaines à étudier la Charte, glissa-t-elle.
— Tout le monde est censé la connaître, répliqua tout aussi amèrement l'autre.
— Elle est passée dans pas mal de mains. Mieux : on a réuni les articles importants pour les envoyer aux journaux. Tous les Murs seront au courant. Superbe, n'est-ce pas ?
— Superbe, vraiment ? lâcha-t-elle. Pour quelque chose qui devait être fait depuis longtemps ?
— Tu as déjà oublié la situation des Murs ? On est la cible prioritaire des américains.
— Et tu crois que nous n'étions pas touchés ? gronda Kwamboka.
— Si. »
La plus âgée plissa les paupières.
« Kwamboka, reprit plus sombrement Marion. Actuellement, nous sommes alliées. Vous allez nous aider dans la bataille ouest, puisqu'on doit affronter nos ennemis ensemble. Alors...
— Bois donc une autre bière, la coupa l'intéressée. »
Et elle lui remplit son verre, sous le regard stupéfait de la borgne. Okabe leva un sourcil, Antoine ne retint pas son rire. « Ça, c'est ce que j'appelle une relation passive-agressive », se gaussa-t-il. « Eh, Marion... » Il passa énergiquement un bras sur ses épaules, les rougies par son spiritueux. « Hâte qu'on bosse ensemble », lança-t-il dans un rictus. « Ça fait un bail. »
La juge d'en face les étudia un instant. Marion lui servit un air un poil désolé, mais sourit tout de même.
« Livaï tient l'alcool, pourquoi tu te retrouves comme ça ?
— Je suis entamé, en effet, songea-t-il. »
Puis, ses yeux bleus s'illuminèrent. « Toutefois, tu me surveilleras, hein ?! » s'exclama-t-il. Non. Cette fois-ci, ce fut un aux-secours qu'elle lança à la membre des Divisions de l'Himalaya. À son grand désespoir, on ne fit que hausser les épaules.
Quel était son dernier recours ? Isaac... ? Elle se tourna vers lui, pour rester pantoise. Le bougre n'était plus là. « Eh, Antoine. Où est Isaac ? » L'intéressé afficha un air surpris, puis fit la moue.
« Quoi, tu le préfères à moi ? grogna-t-il.
— Pas spécialement.
— Donc tu m'aimes ?!
— Ça ne veut rien dire.
— T'es embêtante ! se plaignit-il. Kwamboka a raison. Bois.
— Ce n'est pas bon, avec les médicaments.
— Oh. Oui. En effet. Ne bois pas. S'il-te-plaît »
Il lui arracha un petit rire. « Oui, je m'arrêterai à ce dernier demi-litre. » Ces seuls mots suffirent à Antoine pour lui ébouriffer les cheveux, sans se détacher d'elle. On ne va pas lui en tenir rigueur, pensa-t-elle. Il est pompette. Elle chercha Annie du regard. Était-elle de garde ? Et Livaï, où était-il passé ? Plus loin, repéra-t-elle. Néanmoins, il gardait l'œil sur elle : elle leva le pouce en l'air, un poil grimaçante.
S'il-vous-plaît, apprenez-lui à boire. Il haussa un sourcil, mais hocha tout de même la tête. Ensuite mima-t-elle une bague pour demander où se trouvait la semi-géante : il désigna le rez-de-chaussée. Une fois cet échange silencieux fini, il continua de s'adosser contre son poteau, tout équipé. Il surveille la salle, comprit-elle. Salle dont la température commençait à sacrément s'élever.
Ou était-ce l'alcool ? Elle le sentait, qu'elle ne percevait pas les choses aussi clairement qu'auparavant. Elle y réfléchit un instant, tandis que les longues mèches du résistant glissaient sur sa chemise. Il avait défait sa queue-de-cheval depuis un moment, expliquant que, s'il devait participer à une beuverie, il préférait se sentir encore mieux dans ses bottes.
Annie n'est pas là, hein... Elle se remémora ses iris glace, le coffre serré. Celui-ci se contracta un peu plus lorsque le visage de Leah fit son apparition. Cette soirée où la chercheuse avait gagné Marcel en arrivant à égalité avec Erwin, et où la jeune femme était toujours vivante... Si ses dents se serrèrent, elles manquèrent de se casser lorsque son iris vert remarqua qu'Alma allait prendre l'air.
Elle ressemblait trop à Leah. Une Leah avec des cheveux courts, et des prunelles noisette. Personne ne la suivait : et cela faisait des lustres que Marion voulait tenter d'engager la conversation avec elle. N'était-ce que pour savoir comment elle vivait les théories sur sa famille...
« Je vais m'absenter un instant », annonça-t-elle, le coeur battant. Antoine lui jeta un regard surpris, mais acquiesça tout de même, et la laissa se lever.
« Je dois venir ?
— Non, ne t'inquiète pas. Annie est de garde, Mikasa aussi.
— Ça marche. Traîne pas trop, hein. »
Elle lui tapota le haut du crâne, et vit tout juste Isaac donner rapidement une lettre à Ymir. Puis, elle avança lentement vers le corridor assombri. Chaque pas l'éloignait un peu plus du bruit du réfectoire ; lorsqu'elle se retrouva enfin dans le couloir, son froid la heurta pour de bon.
Elle observa les alentours, la gorge nouée. Elle pouvait reconnaître la silhouette de la nouvelle recrue entre mille. Et cela arriva, puisqu'elle était postée juste au bout opposé du long espace, à l'extrémité de l'aile administrative. Adossée contre les vieilles pierres, le regard vers le haut. La lumière des flammes eut beau danser sur sa face, la chercheuse ne put distinguer son expression.
La nervosité la rongea petit à petit. Leah, elle ne voyait plus que Leah. Leurs silhouettes se ressemblaient bien trop. Mais... Leah est partie depuis longtemps. D'elle, il ne restait plus que sa lettre... et cette adolescente qui semblait rêvasser, loin du boucan du restaurant militaire.
À défaut de se mettre deux baffes, la borgne inspira un coup, et marcha vers l'autre. Cette dernière manqua de sursauter ; elle se reprit néanmoins vite, et baissa la tête sur la plus âgée. « Alma », l'appela celle-ci. L'intéressée cligna des yeux avec surprise... pour les plisser bien vite, et les détourner la seconde d'après.
« Oui ? demanda-t-elle platement.
— Je voulais savoir, simplement... comment ça allait.
— Hein ? lâcha-t-elle. »
Elle la dévisagea avec suspicion. « Très bien. Pourquoi ? » L'agressivité de son ton manqua de frapper Marion.
« Comme ça. Depuis les discussions sur tes origines...
— Merci de t'inquiéter, jeta son interlocutrice, mais je le vis bien. »
Marion écarquilla son œil valide.
« Mais t'as du culot, de venir me poser une question pareille, continua l'adolescente.
— Pourquoi... ?
— Je ressemble à une certaine Leah, c'est ça ? T'as l'air d'y tenir. »
L'estomac de la scientifique se contracta d'un coup. « Je trouve ça respectable. Seulement, je n'ai pas envie que tu me confondes avec elle. Et puis, c'est quoi, ce comportement ? » Plus les mots défilaient, plus son timbre s'enflammait. « Tu colles à Antoine comme une sangsue, et tu oses venir me causer les mains dans les poches ? »
Son aînée ne cacha pas sa confusion.
« Qu'est-ce que tu racontes ?
— Merde, tu me sors par les trous de nez ! éructa alors Alma, les poings contractés. Tu le sais, que j'aime Antoine, et toi, tu le dragues ostensiblement ? Non. Tu fais ce que tu veux. Mais venir comme une fleur, ça m'horripile. T'as eu ton taux, avec Leah, il paraît. Tu comptes récolter des prétendants, ou quoi ?!
— Alma, l'arrêta Marion, je ne comprends pas... »
Celle-ci la prit par le col de sa chemise, les larmes aux yeux. « Tu ne comprends pas ?! » s'écria-t-elle. « Ne te paie pas ma tête ! Je le vois bien, que tu veux que tout le monde te tournes autour ! » Elle la secoua encore ; la défigurée resta muette. Elle avait mal. Très mal, et... « Je vois même pas comment tu pourrais faire, en réalité », cracha alors la bleue. « Tu as vu ta tronche ? »
... et son souffle se coupa sèchement.
Elle écarquilla les paupières dans un hoquet silencieux.
« Tu t'es vue dans un miroir ?! Comment est-ce que tu fais pour te putain de supporter ?! T'as eu de la chance, de pas avoir une gueule pareille lorsque Leah était encore vivante, ou...
— Ferme-la..., gémit l'intéressée.
— Non, je me la fermerai pas ! s'écria-t-elle d'un ton brisé. Tu... »
Elle ne finit pas sa phrase : ses yeux se posèrent sur un point derrière, et s'écarquillèrent illico. À peine Marion eut-elle le temps d'entendre les pas qui s'approchaient qu'une main se saisissait avec violence du poignet d'Alma. « Tu devrais t'observer de plus près », articula une voix glaciale.
Alma relâcha Marion en grimaçant ; cette dernière chancela, et sa rattrapa de justesse au mur, l'œil rond et la joue humide. Elle n'était plus que spectatrice de ce qui l'entourait. Elle n'en avait plus rien à faire. Toutefois...
Annie attrapa fermement la tunique de la plus jeune, et la balança plus loin sans merci : elle dérapa dans un petit cri, mais se releva tout de même. « Une insulte de plus, et je vais devoir m'excuser auprès de la major pour dommages collatéraux. »
La chercheuse elle-même resta tapie dans son coin, la lèvre tremblante. L'action de semi-géante venait de la tirer brutalement de sa douleur. Alors qu'Alma serrait encore les dents, une goutte de sueur de long de la tempe, Marion se redressa, pour braquer un regard sombre sur elle.
« J'ai reçu cette cicatrice pour ma sœur. Voir mon reflet se résume à réaliser qu'elle est en vie. » Elle essuya ses larmes restantes. « Quant à Antoine, cela ne te regarde pas. Voilà tout. » L'adolescente prit une inspiration saccadée. « Je... me suis emportée », siffla-t-elle. Sur cette esquisse d'excuse, elle retourna dans le réfectoire sans attendre.
Dès que Marion et Annie se retrouvèrent seules, la première se laissa tomber sur les dalles. Elle empoigna son carré châtain, l'œil écarquillé. « Annie... », gémit-elle d'une voix étouffée. C'est faux. Je ne pourrai plus jamais... supporter ma putain de gueule. « Est-ce que... »
On s'agenouilla alors devant elle. La blonde dégagea la paume de la scientifique, pour mieux planter ses pupilles dans les siennes. Son visage en coeur était impassible, mais ses yeux au glace envoûtant brillaient de quelque chose que la plus âgée ne parvint pas à analyser.
Elles s'étudièrent un long moment ainsi. Le souffle régulier d'Annie caressait la main de Marion, qu'elle tenait encore. Du couloir du rez-de-chaussée, il n'en restait plus que son obscurité. Et, puisque l'ex-ennemie ne disait rien, l'autre se mura dans un mutisme douloureux. Elle aussi...
« Non. »
Elle releva le menton avec stupeur. Son coeur s'emballa dès que l'américaine s'appuya sur ses épaules, rapprocha leurs visages, et posa son front contre le sien. Leurs bouches étaient proches, si proches ; et la peau pâle de la plus petite réchauffait celle de la chercheuse. « Je te regarde toujours en face », murmura Annie... sans ciller une seule fois.
La joue de Marion rougit lentement. Elle entrouvrit les lèvres, le coffre tremblant. Elle ne pouvait pas trouver les mots pour répondre à la semi-géante. Elle me regarde en face. Elle. Elle me l'assure... alors qu'elle-même ne s'était toujours pas vue. Elle évitait tous les miroirs des sanitaires, car elle savait qu'elle était devenue hideuse.
Et Annie devait le savoir aussi. Quand bien même cette entaille et cet orbite explosé témoignaient du sacrifice de la scientifique pour sa sœur... Ce ne sont que des jolis mots, de dire que je devrais en « être fière »... Elle les pensait ; cependant, son ton n'avait pas été aussi sincère que celui de son interlocutrice depuis qu'elle avait repoussé Alma.
Alors, la seule chose qu'elle put faire fut de crisper encore ses doigts sur le sweat-shirt blanc d'Annie, et d'appuyer sa tête contre sa clavicule, les mâchoires douloureusement contractées. L'autre posa sa paume sur sa nuque avec douceur, et l'entraîna contre elle.
Aucune parole ne fut plus échangée. Elles restaient simplement là, tièdement enlacées. Marion fourrait son nez dans le cou d'Annie, Annie posait son menton sur l'épaule de Marion. Et c'était tout. Chacune pouvait sentir le pouls de l'autre, sans une once de secret. Était-ce le moment propice, alors qu'elles se dévoilaient un peu plus, dissimulées dans le coin sombre du corridor ?
L'américaine ouvrit alors la bouche ; le coeur de l'aînée rata un battement. « Marion... », murmura-t-elle. Pause. Elle déglutit, et se détacha avec lenteur de la chercheuse. Son chignon s'était défait, remarqua celle-ci. Puis, elle croisa l'éclat dans les iris glace de l'exploratrice. Sa vue lui jouait-elle des jours, ou sa peau blanche était-elle bien teintée de rose ?
« Je dois retourner à mon poste », posa-t-elle enfin. Elle se releva, et aida l'autre à faire de même. « Retourne avec Antoine et Isaac. Je ne serai pas dans le dortoir, cette nuit. Je ne sais pas qui me remplacera. À demain. » Sur ce, elle fit volte-face, et repartit en silence. Si son ancienne interlocutrice la regarda se diriger vers le hall, prise de court, elle retourna dans le réfectoire dès que sa petite silhouette disparut de sa vue.
Et les odeurs de bières et de transpiration, et le brouhaha des bavardages, et le bruit de pintes qu'on entrechoquait, la heurtèrent dès ses premiers pas. La lumière des torches également, à faire danser des ombres sur les vieilles dalles. Elle repéra sans mal sa tablée, où seuls Antoine et Kwamboka étaient assis. Okabe s'était manifestement absenté, car il revenait avec...
Un pichet d'eau.
Où était Isaac ? Non loin, à une distante respectable du Chaillot. Marion rejoignit celui-ci, un léger sourire aux lèvres. Son pouls se remettait lentement de l'étreinte d'Annie. Elle prit place à côté de son ami, et vit que sa pinte avait de nouveau été remplie. Dès que ses fesses touchèrent le banc dur, il se tourna énergiquement vers elle. Sa face triangulaire était rougie par l'alcool, et ses prunelles bleues en brillaient tout autant. Grands Dieux.
« T'as mis du temps », grommela-t-il. « J'ai appris que j'allais être de garde dans ton dortoir... Ou plutôt, d'après Livaï, que lui et Isaac allaient nous surveiller, car j'ai bu et que je ne pourrais pas me battre correctement s'il y a une attaque et qu'aucun de nous deux ne doit mourir ou les Murs seraient mal lotis. Et Kwamboka t'as remis de la bière, aussi. »
Elle lâcha un rire saccadé, notamment en voyant une mèche rebelle barrer la figure d'Antoine. Elle la réarrangea, comme elle l'avait de nombreuses fois dans le passé, et s'enfila trois bonnes goulées de boisson.
« Eh, lui demanda-t-il. T'as l'air de bonne humeur. Mais j'ai vu Alma entrer en pleurant. S'est passé quoi ?
— Ah. Elle a juste parlé de mon visage.
— Je comprends. Il est beau, ton visage.
— Je veux dire, elle était pas contente.
— Elle pourra jamais me séduire, même si elle essaie mille fois.
— Ça, je te crois.
— Eh.
— Ouais ?
— Celui qui boit sa bière le plus vite donne un gage à l'autre !
— T'es sérieux ? laissa-t-elle tomber. Tu vas finir par terre.
— Toi aussi, ça sera marrant. Comme avant.
— C'est vrai... Comment avant... »
Tous deux songèrent en choeur. Puis, ils s'observèrent un moment, s'étudièrent, plissèrent les paupières... et se jetèrent sur leur bière respective. Je perdrai pas, enfoiré ! Elle enchaîna les gorgées, concentrée au possible. Leur goût amer eu tôt fait d'envahir sa gorge. Mais à force de boire comme un trou, elle en étouffa presque, et dut prendre une pause, haletante. Le gaz de cette foutue boisson manquait de la faire roter.
Néanmoins, elle en déjà avait bu un tiers. Mais Antoine m'a dépassée ?! « J'ai dit que je perdrai pas, merde ! » ahana-t-elle. Elle serra les dents, pour avaler le reste... cul-sec.
Kwamboka l'observa avec des yeux ronds. L'intéressée posa brutalement sa chope contre la table désormais collante. La tête lui tournait. Son visage chauffait. Le monde paraissait trop petit, tout était si proche et si loin à la fois. En voyant Antoine s'étrangler, puis tousser en reposant sa bière, elle se gaussa sur place.
« Belle descente, commenta la juge suprême.
— Ouais ! Il est pas mal aussi ! s'écria-t-elle.
— Toutefois, il a dit que tu ne devais pas boire, à cause de tes médicaments.
— C'est vrai, mais je dormirai bien, comme ça.
— Marion, articula difficilement l'élite. Prochaine fois, je gagnerai.
— Nan, tu gagneras pas.
— J'te défie avec du whisky, alors !
— Mais ils en ont pas !
— De la liqueur !
— Ouais !
— Non, trancha la plus âgée. Vous vous arrêtez là.
— Mais..., bougonna le jeune homme. Bah, pas grave. C'est vrai, par contre. »
Il se tourna vers Marion, et posa d'un coup ses mains sur ses épaules. Il était inquiet, elle en fut triste.
« Ça va aller ? paniqua-t-il. T'as trop bu ?!
— Je suis solide, moi ! clama-t-elle fièrement.
— ... C'est vrai, mais la dernière fois que t'étais bourrée, t'as chopé une nana au hasard !
— Oh, peut-être que je peux choper quelqu'un.
— Ça va être compliqué, faut que je te surveille. »
Long silence. Et, cette fois-ci, ce fut dans un sérieux tombal qu'ils se fixèrent. Yeux plissés, mains devant le menton, sourcils froncés. Durant l'échange suivant, ils prirent bien soin de retourner au français.
« Marion, posa lugubrement Antoine. Comment va notre amitié ?
— Elle va bien, répondit-elle d'un ton grave.
— Bien comment ?
— Genre, bien.
— Je me souviens jamais de ce que j'ai foutu, en lendemain de soirée.
— Moi non plus. »
Après quelques secondes, Marion afficha un grand rictus. Antoine sursauta illico. « Quoi ? Quoi ?! » bafouilla-t-il. Elle se leva, chancela, et se retint à un poteau, attendant que le réfectoire cesse de danser comme un dératé. « Eh, Antoine. » Il acquiesça, peu sûr de lui ; alors, elle le chopa par le col, et plaqua ses lèvres sur les siennes.
Il se raidit dans l'instant. En effet, sa figure était brûlante, et sa bouche douce avait un goût de bière. S'il resta pantois un instant, il finit par lui répondre en toute simplicité. Sa chevelure chatouillait le nez de son amie. Sa respiration glissait sur son menton, et les sons, autour d'eux, s'étouffèrent. Elle se réinstalla soigneusement à côté de lui.
Elle ne voyait rien, son œil était fermé, mais elle devinait sans mal la tête du jeune homme. Cette vision même affolait son pouls déjà cravaché par l'alcool. Elle le relâcha enfin, la respiration sifflante : il l'observa avec confusion, ses joues tournèrent au pourpre. « On est quittes », annonça-t-elle.
En entendant cela, il écarquilla les paupières, et plaqua ses mains sur son visage.
« Tu... ! balbutia-t-il d'une voix étouffée. Je... Là... Là ! Tu m'aimes, au moins ?! Non, non, se précipita-t-il avec affolement, je veux pas savoir, dis rien, faut déjà que j'évite de crever ! Mais c'est injuste ! C'est quoi, cette excuse pourrie ? Une revanche ?! C'était il y a cinq ans !
— Un an, pour moi, siffla-t-elle, piquée au vif.
— Donc tu t'es finalement décidée à sortir avec moi ?
— Hein ?! T'auras tout oublié demain !
— Donc c'était gratuit ?!
— Oui, gratuit ! éructa-t-elle. Complètement gratuit. Genre, gratuit ! Tu vois, gratuit.
— Ouf..., soupira-t-il soudain. »
Il posa sa main sur son coeur, aux anges. Un peu plus, et Marion aurait cru qu'il était en train de prier. « Gratuit... Ah, c'est bien, gratuit... Bien moins de pression, d'un coup... » Il leva un pouce en l'air.
« Merci. Même si je suis toujours bourré.
— Moi aussi. »
Ils levèrent mollement le poing, se firent un rapide check, et se tournèrent de nouveau vers une Kwamboka et un Okabe stupéfaits. « C'est donc ça, des personnes du vingt-et-unième siècle... », murmurèrent-ils.
***
« C'est donc ça, des français bourrés ? » lâcha Livaï. Si personne, Carla et les juges mise à part, n'avait porté d'attention à ce duo infernal, lui devait toujours garder un œil sur la chercheuse... et avait tout vu de la scène. Désormais, il la maudissait de tout son être. Il ressentait toujours les contacts physiques les plus importants qu'Antoine subissait, après tout, et avoir de nouveau l'impression d'embrasser Marion commençait à lui taper sur les nerfs.
« Non », posa alors Isaac. L'officier fronça les sourcils : la face androgyne et pâle de l'albinos était impassible. Il est pas censé réagir plus violemment, lui ? Celui-ci braqua ses prunelles sang sur lui, et désigna Marion du doigt. « Revenus à la normale. Alcoolisés. Elle lui rend la monnaie de sa pièce. C'est tout. »
Le caporal-chef étudia de nouveau la scientifique et l'élite. En effet, ils interagissaient de façon tout à fait classique. Même Carla n'en avait rien à faire, puisqu'elle ne leur avait jeté qu'un demi-regard. D'accord. Elle s'est juste vengée. Il est temps qu'on s'enferme tous dans le dortoir avant qu'ils ne foutent le bordel, alors. « Isaac, on va en haut. » L'intéressé lui servit une œillade noire, mais le suivit tout de même.
Cependant, ce fut une épreuve pour les deux bougres. Et cela n'était pas étonnant : Livaï en avait vu, des individus torchés, dans les Bas-fonds. Si l'albinos surveillait simplement Antoine, l'officier dut soutenir Marion en passant un bras sous ses épaules. La perception de son environnement était déjà biaisée, à cause de son œil en moins ; alors, en ayant bu...
Elle s'appuyait sur lui de tout son poids, tandis qu'ils montaient la cage d'escaliers, dont la flamme de son unique torche faisait danser les ombres de la rampe. « Encore quelques mètres », jeta-t-il. « Sérieusement. T'avais pas autre chose à foutre ? T'as pris tes médicaments ? »
Lorsque l'intéressée releva la tête, ses cheveux chatouillèrent la mâchoire de Livaï. Il revit aussitôt cet insant où elle avait embrassé Antoine, et tenta du mieux qu'il le put de ne pas étrangler la scientifique. Il les sentait, ses lèvres, sur les siennes. Quelle gosse, bon sang. Il remarqua à peine son « oui » enfumé par l'odeur forte des bières qu'elle avait avalées.
Ces deux baltringues s'endormirent à la seconde où ils rejoignirent leur paillasse respective.
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