𝓛𝓾𝓬𝓪𝓼
« Plus haut ta garde ! »
Cyrus me tape au milieu du dos, se glissant derrière moi dans un silence de serpent, et je pousse un râle en tombant à genoux. Karmen observe la scène, juché sur une carcasse de mur. Une pomme à moitié mangée dans la main, il me regarde avec un sourire, échangeant avec malice auprès de Raven.
« Je n'y arrive pas ! J'ai toujours l'impression que tu vas m'attaquer par le ventre !
-C'est mon objectif de te faire croire ça ! Addow, il faut que tu arrêtes de décider en fonction de ton instinct. »
Il me tend une main que je saisi en me relevant, difficilement. Mes yeux roulent vers le ciel tant je trouve cette remarque stupide.
« Je pense comment alors ? Avec mes pieds ?
-Avec tes yeux.
-Mais c'est ce que je fais ! Et je te vois te pencher ! »
Il hausse un sourcil et me pousse un peu, avant d'attraper mon bâton en bois pour me le lancer. Je le réceptionne péniblement, manquant de le refaire tomber, ce qui a le don de l'amuser.
« Ne regarde pas l'ensemble du mouvement. Concentre toi sur les détails. On reprend. »
Il se remet en position, et c'est à contre-cœur que je l'imite. Au bout d'environs trois secondes, il s'élance en avant dans un bond presque félin. J'ai peut-être l'avantage sur un point : Je suis plus petit, et de ce fait un peu plus agile. Il est vif et rapide, mais je le suis plus. En revanche, mon manque d'expérience me fait défaut, et je tente de faire avec le peu que je connais. Je sais qu'il faut que je m'en détache, que je fasse en fonction de ce qu'il me dit. C'est lui mon professeur. Mais c'est la sixième pause que l'on fait en deux jours pour m'entraîner, et j'ai la désagréable impression de faire un surplace constant.
Les détails, Addow. Se concentrer sur les détails. Ce n'est pas que je ne veux pas, c'est que je ne comprends pas où sont les détails ! Son bras se glisse vers le bas, et j'ai à nouveau ce réflexe de baisser les miens. Quelque chose me perturbe, et je ne les baisse pas. Son bras remonte alors, à la dernière seconde, et j'arrive enfin à le bloquer. Nos bois s'entrechoquent dans un bruit creux, et un immense silence en résonne. Karmen ne croque plus sa pomme, et ne bouge plus. J'ai l'impression que les oiseaux ne chantent plus, que les villes autour se sont endormies, là, soudainement. Une ambiance lourde s'abaisse sur nos épaules comme un mur nous tomberai dessus, et mon regard se plonge dans celui de Cyrus, à priori surpris de me voir réussir. On maintient notre position, et je comprends que chaque mouvement déterminera qui perdra. Il recule, essaye de me donner un nouveau coup, mais j'ai compris ce qu'il voulait dire, et je ne réagi qu'au dernier moment, le bloquant à nouveau. Un sourire frappe ses lèves, tandis qu'il réitère l'attaque. Je fais exactement pareil, mais il y met plus de force, et je me retrouve projeté en arrière. Mon bâton roule sous mes yeux, plusieurs mètres plus loin. Droit devant moi, il explose d'un rire clair, fixé sur ses deux pieds comme un arbre que je n'arrive inlassablement pas à abattre. Karmen soupire et descend pour m'aider à me redresser, comprenant que ce n'est pas mon maître d'arme qui le fera.
« Si sur le plan technique tu arrives à t'améliorer, on ne peut en dire autant de la force que tu y mets. Tu penses que tes ennemis baisseront la tête et frapperont timidement avec un bout de bois ?
-Je ne pensais même pas que j'aurais des ennemis jusqu'à présent.
-Tout le monde a des ennemis, Addow.
-Mais peu les tranche en deux avec une épée. »
Cyrus s'apprête à répliquer quelque chose, probablement dans le goût de « on n'est pas dans ton monde », mais Karmen le coupe avec classe d'un mouvement de main.
« Je pense qu'il a compris, Cyrus. »
Ce dernier grogne simplement et s'assoit près du feu de camp qui brûlait depuis plusieurs minutes déjà dans des crépitements familiers. Les flammes, immenses, semblaient essayer de lécher le ciel avec famine. Ou bien veulent elles voler la vedette aux étoiles par une brillance plus grande encore ? Ce n'est pas à exclure, mais vu les milliers de points blancs dans la nuit, c'est peine perdue, elles rayonnent bien plus. Karmen se détourne de la chaleur du foyer et commence à entrer dans les ténèbres, avant de jeter un regard en arrière. Bien vite, je comprends qu'il m'est adressé.
« Tu me suis ou tu restes là ? »
Vu l'air léger et enthousiaste de Cyrus, je me dis que fuir la noirceur -largement supérieure à celle dans laquelle Karmen s'enfonce d'un air décidé- n'est pas une mauvaise idée. Je quitte la lumière pour le rejoindre.
« Je te suis. »
Comme s'il ne s'en était pas rendu compte. Raven, lui, ne bouge pas, et reste sur le rocher, la tête levée vers le ciel. Enfin, je crois, mais qui sait vraiment où se situe sa tête ? Pour ce que j'en sais, il n'en a peut-être même pas. Une fois éloigné de plusieurs bons mètres, et hors d'atteinte de Cyrus, Karmen pousse un soupire.
« Excuse-le, il n'est pas de très bonne compagnie. »
Je hausse les épaules, mais vu les nombreux pas d'avance qu'il a, je finis par comprendre qu'il ne me voit pas.
« Il m'apprend à me battre et il nous protège. Que demander de plus ?
-Je ne sais pas. Moi je m'y suis habitué, mais peut-être que pour toi, c'est plus difficile. »
Il commence à monter une petite colline qui semble offrir un bel accès de vue à la lune, et je le suis instinctivement tandis que cette dernière phrase se tortille dans mon esprit.
« Qu'est-ce que tu veux dire par là ? »
Je commence à compter les secondes de silence qu'il laisse. Au bout de huit, il reprend, pensif, presque nostalgique pour moi :
« Et bien, tu sais, tu ne viens pas d'ici. Peut-être que ton monde te manque, ou ta famille. Cyrus est froid, rien à voir avec un père. Enfin, je crois.
-Tu n'en a pas ?
-De père ? Non. Je suis né sans. Enfin, t'as l'idée. »
Il s'assoit en haut, bercé dans les herbes hautes mais douces qui caressent nos bras. Il tourne un regard vers moi, les sourcils froncés.
« T'as l'idée ? »
Je ris un peu, et le regarde en retour avant de lever les yeux vers la lune.
« J'ai l'idée. Plus que l'idée, j'ai même un exemple.
-Tu n'en as pas non plus ?
-Pas vraiment. Dans un certain sens, si. Mais il n'est pas la figure paternelle que l'on veut avoir.
-Tu peux développer ? »
Je m'affale dans l'herbe dans un soupire. Non, ma famille ne me manque pas. Rien de mon monde ne me manque. Les murs gris, la froideur, la pluie, les odeurs, les cigarettes au sol, les insultes, les abrutis de mon âge, mon collège, les salles vides, les couloirs aux odeurs de désinfectant, les matins durs, les sourires forcés, les hypocrites, le soleil gris, les tags décolorés, les affiches de chats disparus, les fautes d'orthographes sur les phrases de communiste de quatorze ans sur les barrières du pont de l'avenue du chat blanc, qui semblent avoir été faites par un marqueur rouge suite à un défi. Les détails sombres que personnes ne remarquent, mes détours pour déposer Emy chez elle, ou pour l'accompagner quelque part, mes voyages dans le bus. Cette forêt à côté de l'arrêt qui m'obsède et pourtant me repousse.
« Il me bat. »
Quelque chose de lourd nous tombe dessus, comme une étoile filante déchue, terne. Sa brillance vient de s'enfuir au loin, et la voilà nue et seule, sur nos corps peut-être un peu trop jeunes pour cette conversation. Mais je suis dans un rêve, non ? A qui d'autre pourrai-je en parler ? Je finis par me tourner vers lui pour chercher son regard, qui est en fait sur moi depuis quelques secondes.
« C'est normal dans votre monde ?
-En principe ? Non.
-Pourquoi cette précision ?
-Parce que les principes ne sont plus des faits. Et dans les faits, ça paraît normal. »
Il n'a plus de mots. Il ne répond rien. De toute façon, il ne peut rien répondre, qu'est-ce qu'il dirait ? « Je suis désolé » ? « Ah » ? « Mince » ? « Ce n'est pas de chance » ? Non, il n'y a rien à dire. Enfin, c'est ce que je crois, mais Karmen est un garçon plein de surprise, et il me prend de court.
« Tu as de la valeur. »
Et je ne sais pas quoi répondre. Notamment parce que je ne comprends pas pourquoi il me dit ça, ou qu'est-ce que ça veut dire. Voyant mon air perplexe, il reprend pour développer ses propos :
« Tu as de la valeur. Ça ne veut pas dire que tu es échangeable contre quelque chose d'aussi bien. Ça ne veut pas dire que tu pourrais rapporter beaucoup. Tu n'es pas un objet. Ça veut dire que tu es là, et que tu comptes. Je sais que tu es là. Je te vois. »
Il ne continue pas de suite, me laissant le temps de bien attraper chaque mot, pour les remettre dans l'ordre dans mon crâne.
« Certains ne te remarquent pas. D'autres te détruisent. Ce n'est ni juste, ni normal. Tu es là. Et c'est très bien. Moi, je suis content que tu sois là. Et si je te perdais, je serais très triste. »
Il regarde au loin comme s'il venait de dire quelque chose d'anodin. Mais pour moi ça ne l'est pas, pas parce que je n'ai pas beaucoup de personnes à qui je tiens autour de moi. En fait, je n'ai qu'une personne. Emy. Et elle ne me l'a jamais dit, ou même sous-entendu. Je le devine à travers le regard qu'elle me lance par moment, mais je ne peux rien faire d'autre que le deviner, et je n'en ai pas toujours la force.
« On ne se connaît pas vraiment. »
Je lâche ces mots comme si je voulais qu'il me déteste, ou qu'il m'ignore. Comme si je voulais passer pour inintéressant à ses yeux. En vérité, je le teste un peu, peut-être parce que comme il a commencé, je ne veux pas qu'il arrête. Il a tendu un appât et je plonge dessus, mais il n'est pas du genre à avoir un hameçon et je reste juste bercé sous ses mots. C'est peut-être un peu égoïste, comme si je voulais savoir que j'ai de la valeur. Et puis je me souviens que pendant plus de quinze ans je n'en ai pas eu, alors je m'accorde ce droit. Le droit de vouloir briller, même juste quelques minutes. Il me cerne vite, et me regarde.
« Tu sais, quand on tombe sur quelque chose de précieux, on n'a pas forcément besoin de l'ouvrir en deux pour vouloir le garder. »
Et c'est le truc de trop. Ou presque. Je souris, sentant des larmes me monter aux yeux.
« Merci. »
Ma voix est toute petite et étranglée. Il se rapproche un peu et pose sa tête sur mon épaule. Je pose la mienne sur la sienne, et on regarde la lune continuer de monter dans le ciel. Au loin, la surface d'un lac somnole tranquillement, immobile, et les milliers d'étoiles se reflètent dedans. C'est beau.
« Ça va aller. »
Et étrangement, je le crois.
·
Mes paupières tremblent, tandis que je sens mon corps être doucement secoué par quelqu'un, ou quelque chose. Mes oreilles s'éveillent petit à petit, et me permettent d'entendre :
« Addow ! On s'en va, on doit reprendre la route ! »
Je bâille, m'étire, et m'attends presque à revoir ma chambre. Mais non, et c'est avec une immense satisfaction que je le remarque. L'herbe caresse ma peau avec douceur, le vent balaie mes cheveux comme pour me recoiffer, frais car matinal. Je me redresse, sous le regard très amusé de Karmen qui finit par me jeter des petits cailloux dessus, en plein sur le torse.
« Et bien ! J'ai cru que tu ne te lèverai jamais.
-J'aurais apprécié. Mais me voilà. »
Avec peine, je pousse sur mes bras et mes jambes pour me mettre debout. Un vertige me prend, et j'essaie de comprendre comment c'est possible vu la lenteur avec laquelle je me suis levé, mais ignore et m'accroche juste à un tronc d'arbre assez maigrelet.
« Me voilà. Frais et disponible. »
Il hausse un sourcil, et commence à descendre la colline avec agilité. Ou il est réveillé depuis longtemps, ou il réussit à utiliser toutes ses capacités dès l'aube, mais cette probabilité me paraît bien basse.
« Je suis épuisé.
-Viens ! »
Comprenant que je n'aurais pas ses plaintes, je décide de me secouer et le suit à travers champs pour retrouver Cyrus et Raven, discutant profondément, bien fixé sur leurs pieds et prêt à partir.
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