𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 7

  Au bout d'approximativement six minutes, mes yeux me piquent et ma tête ne cesse de tomber. Une boule de papier tombe sur mon bureau, et je me sens obligée de l'attraper et de l'ouvrir voyant que c'est Lucifer qui me l'a envoyé. Comme un énorme gamin, il a noté le nom de famille du professeur en haut du papier, et une carricature immonde mais un peu drôle. Il avait absolument tout fait : La calvitie, sa petite moustache qui existe juste pour dire qu'elle est là, ses sourcils épais et broussailleux comme un champs de blés en été, sa chemise trop petite qui laisse dépasser un peu de son ventre flasque comme fondu et son pantalon d'un vert délavé qui devrait être interdit de vente. Il faut admettre que ce professeur n'a pas grand-chose pour lui, puisqu'avec ceci vient une mauvaise humeur constante pire que la mienne, des cris incessants et comme prévu, une très mauvaise haleine. Maintenant vient une grande question : Est-ce que lorsqu'on a une mauvaise haleine on devient professeur de maths, ou est-ce que lorsqu'on devient professeur de maths on finit par avoir mauvaise haleine ? Je soupire, mon crâne commençant à tirer comme si mon cerveau était fatigué de si peu remuer entre ses murs osseux. Faut dire que je ne lui laisse pas vraiment le choix. Mon cher professeur en profite pour m'achever, pour me crier, voir hurler dessus un charmant :

« Non mais tu le dis si je t'ennuie ! Tu ne veux pas un café et des biscuits aussi !? »

Je me redresse, comprenant le sens de sa phrase, et imagine alors la tête de ma mère si elle avait entendu quelqu'un me reprocher ça. Je pense qu'elle aurait été outrée, m'aurait regardée avec deux grands yeux déçus, puis se serait retournée, presque vexée, parce que « qu'est-ce qu'il s'est passé pour avoir ce genre de résultat dans ta vie ? »

Et là, j'aurais été vexée, et j'aurais envoyé un message à Lucifer, qui m'aurait répondu par un émoji champignon. Dire que ça sent le vécu serait un euphémisme, c'est plus ou moins vite fait le résumé de toute ma vie, aussi courte et silencieuse soit-elle. D'ailleurs, je capte le regard de Lucas qui me tire la langue, visiblement ravi de mon malheur. Une vraie amitié commence par savoir se moquer de l'autre avant de savoir si tout va bien, surtout dans ce cas de circonstance. Je ferme les yeux, priant on ne sait quel Dieu de faire passer ces trois prochaines heures vite. Ou de me donner une anesthésie générale, les deux me vont.

·

Le rire de Lucifer résonne dans mon oreille sans écouteur, se mêlant poétiquement bien avec les arbres qui défilent de nouveau sous mes yeux. C'est amusant comme le temps passe différemment d'une situation à une autre. Je pense qu'Einstein a peut-être un peu raison. Je veux dire par là que lorsque deux heures sonnent presque cinq dans l'ennui, mais cinq heures comme deux minutes dans un jeu, c'est peut-être qu'on est entouré de trous de vers plus que de relativité. Un temps ne peut pas différer autant d'une façon à une autre sans vraiment se poser, c'est une loi plus psychique que physique, et ce n'est donc pas métamorphe. Comment deux heures peuvent se faire passer pour une minute ? ça me paraît impossible. Pourtant, s'il ne l'est pas, alors c'est vrai que ça complique toutes les autres lois. En fait, le temps est sûrement plus un concept qui permet de donner un certain sens à des choses que l'on n'explique pas pour faire régner un semblant de calme, un peu comme une autorité judicaire invisible, plus que pour vraiment exister. Ça expliquerait aussi pourquoi on a autant cette impression de flou lorsqu'on y pense trop, un peu comme dans un rêve : ça existe, mais ce n'est pas réel. Ça paraît comme deux synonymes et pourtant, c'est deux mots bien différents. Un rêve l'illustre totalement. Un rêve existe, mais le contenu n'est pas réel. Comme une boite en métal, avec ce qu'on veut à l'intérieur. Le temps est une loi solide pleine de rien, qui n'est là que pour la forme, pas pour le contenu. La théorie de la boite vide.

Lucas me tire hors de cette réflexion que je risque d'oublier d'ici quelques secondes, et soupire, reprenant son souffle après un réel fou rire.

« Tu penses à quoi ? »

Je pourrais tout lui dire. Et le pire, c'est que ça pourrait le fasciner, l'intéresser. Il est intelligent, il comprendrait. Mais je ne veux pas passer dans un trou de vers en lui expliquant, et je hausse les épaules.

« à rien. »

Il hausse un sourcil mais ne relève pas. Il sait que c'est faux, je l'ai dit, il n'est pas bête. Je sais que je ne suis pas vraiment sympa avec lui, il me pose toujours des questions pour en savoir plus sur moi et mon fonctionnement, et je l'ignore, le repousse, comme si je ne voulais pas de lui dans ma bulle. C'est con, parce que c'est grâce à lui que j'en ai une. Le bus s'arrête, la forêt d'un côté, la route de l'autre. J'aurais voulu aller vers la végétation, m'y perdre, m'y noyer comme si aujourd'hui pouvait être différent des autres. Mais non, je me tire hors du car, derrière Lucas qui a récupéré sa musique, et pose un pied sur le béton trempé de la route. Le vent m'ébouriffe, je m'y abandonne, bercé par Eole qui semble me dire qu'un jour ça ira mieux. Lucifer râle, pour ses beaux cheveux bruns qui risquent de s'emmêler -plus qu'ils ne l'étaient déjà, mais je ne me risquerai pas à lui dire. Il regarde l'heure et soupire.

« Bon, je ne vais pas pouvoir te raccompagner, il faut que je prenne mon raccourci.

-Okay. A demain ?

-Bien sûr ! »

Il s'en va, avec un petit salut militaire que je trouve un peu amusant, peut-être parce qu'il le fait depuis qu'on est petit. N'empêche, c'est particulièrement étrange ce qu'il dit : Un raccourci. Comment ça peut être un raccourci alors qu'il va dans une direction opposée à celle qu'il prend d'habitude ? Enfin, si, il y a peut-être une explication tout à fait rationnelle à ses actes : Il n'habite pas du tout là où il dit qu'il habite. Ça veut dire qu'il m'accompagne toujours en faisant un immense détour, et que lorsqu'il prend son raccourci il passe juste par le chemin normal pour rentrer chez lui. Ma question, c'est pourquoi ? Est-ce qu'il a honte ? Vers là où il dit qu'est sa maison, c'est une rue plutôt chic, classe, riche. Là où il vient de passer, c'est l'inverse. Il n'a peut-être pas beaucoup d'argent, et a honte ? Je ne compte pas lui poser cette question, c'est particulièrement personnel et si j'ai raison c'est sûrement le secret le plus gros qu'il cache. Venir y fouiner, ce serait presque irrespectueux. Je le regarde s'en aller, puis me retourne, pour rentrer aussi.

C'est amusant, ce matin l'aube venait embrasser les arbres et chassait les ombres. Le paysage est le même mais en négatif : Cette fois, c'est le crépuscule qui laisse son âme sombre sur la cime des arbres, prenant le monde dans ses bras. Et comme Peter Pan, il jette des poussières d'étoiles dans le ciel, et s'envole tout là-haut, laissant la nuit noire en cadeau et des strasses blancs. Mais j'aimerais avoir une fée clochettes moi aussi, et partir avec eux dans le monde des enfants perdus. Ma main lâche mon sac, comme par reflexe, prête à se lever vers le ciel. Mais non, je la garde là, contre moi, et je crache cette envie sur le bitume, marchant dessus comme si j'essayais de la faire disparaitre. Elle partira quelques secondes, peut-être, mais reviendra de suite, plus forte encore. Le temps n'a pas de pitié, il ne me laissera pas de secondes en paix, sans idée brillante pour essayer de me faire fuir la réalité. Parce que le problème de ces idées, c'est qu'elles sont impossibles et lorsque j'y pense, je m'arrache un peu plus les ailes. Je dois être immortelle parce qu'elle repousse toujours, et s'arrache encore plus.

A la place, je décide d'accepter la valse avec les ténèbres qui guideront mes pas jusqu'à chez moi. Je n'ai pas peur de la nuit, ni des monstres qui se cachent au creux d'elle. Elle n'y est pour rien, elle ne les a pas nourris au berceau. Est-ce qu'elle les a voulus ? Je ne pense pas. Elle garde une lune trop belle pour faire miroiter tant d'âme salies. Elle est seulement trop fragile et sans assez de défense pour les repousser. Alors je la traverse comme un marchand de sable, sans peur ni haine, sans crainte ni sursaut. Je l'admire en fait. Aucune reconnaissance pour elle, et pourtant elle revient, encore et encore, sans jamais nous abandonner. Encore heureux ceci dit, qu'est-ce qu'on ferait sans elle ?

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