Dix huitième tintement
Taehyung regardait l'étendu de la tâche qui l'attendait, une moue dubitative sur le visage.
Les artisans étaient partis la veille et ne devraient revenir que lorsque les travaux du rez-de-chaussée commenceraient.
Chaque chambre avait subi un ravalement en profondeur, les plafonds avaient été grattés et enduits, les boiseries avaient été repeintes, après que les carreaux aient été changés.
Le parquet avait été poncé et il pouvait voir, sous la fine pellicule de plastique transparent qui le recouvrait pour le protéger, sa douce couleur de miel qui brillait doucement dans les rayons du soleil.
Les salles de bains avaient été complétement refaites, un charmant damier noir et blanc en recouvrait les sols, supportant le poids de la baignoire à pied de lion qui était posée dessus dans chacune.
La robinetterie avait été également remplacée et brillait de son éclat cuivré.
Il ne restait que les peintures murales à faire, mais Taehyung n'était pas confiant.
Ils s'étaient tous vu attribuer une pièce à repeindre, chacune dans une couleur différente allant d'un blanc bleuté qui rappelait la couleur des nuages dans un ciel d'été, à un vert Céladon qui lui faisait penser au verre de lait qu'il agrémentait d'une touche de sirop de menthe lors des goûters de son enfance.
Lui avait récupéré la lourde tâche de repeindre les murs, qui avaient été détapissés, de la fameuse nuance "petit ventre de taupe" qui avait fait débat lors de leur passage au magasin de bricolage.
Ce n'est pas que Taehyung n'aimait pas les travaux manuels, il était heureux d'aider Yoongi à retaper cette demeure dont il était tombé amoureux. C'est juste qu'il ne savait pas vraiment comment s'y prendre, pensa-t-il en regardant le pot de peinture blanche dans lequel il fallait introduire le colorant pour le dissoudre à l'aide de la mélangeuse.
Il n'avait jamais vraiment été bricoleur, ce n'était pas lui qui avait fait les travaux d'embellissement de la maison qu'ils avaient achetée...
Son esprit dériva un instant vers ce passé joyeux, où les éclats de rire avaient ponctué ces journées à aménager ce qui aurait dû être leur nid d'amour.
Mais la vie ne l'avait pas voulu ainsi.
Il leva un instant les yeux vers le ciel pour y adresser une prière silencieuse. Il avait coutume de le faire quand son esprit était troublé par les souvenirs, avant de chasser ses pensées qui n'avaient de cesse de vouloir le replonger dans la mélancolie de l'absence.
Son regard se porta à nouveau vers le matériel qui gisait sur le sol et d'un air décidé, il prit un tournevis pour ouvrir le pot de peinture immaculée.
Jungkook, qui s'occupait d'une autre chambre, leur avait expliqué la marche à suivre, rien de bien difficile, avait-il dit.
Il prit le colorant et le versa dans le pot avant d'empoigner le mélangeur qui avait été fixé sur une perceuse.
Il souffla sur l'une de ses boucles qui s'était échappée du bandeau qu'il avait mis pour protéger sa précieuse chevelure des éclats de peinture, et plongea le fouet métallique dans le pot en appuyant sur le contact.
- Je gère, murmura-t-il pour lui-même, la langue entre les dents, concentré sur la vitesse du mélangeur pour ne pas amalgamer trop vite la peinture et le pigment.
Du moins c'est ce qu'il croyait jusqu'à ce que retentisse à ses côtés la voix de celui qui ne cessait de s'immiscer dans son esprit depuis son arrivée.
- Ça va Taehyung ?
Il ne savait pas si c'était la surprise de découvrir qu'il n'était plus seul ou le souffle de Jungkook, qu'il n'avait pas entendu arriver, dans son cou. Mais son doigt se crispa sur l'interrupteur. Le mélangeur, dorénavant lancé à pleine vitesse, créa un tourbillon de peinture qui fut projetée aux quatre coins de la pièce, inondant copieusement ses baskets neuves et tâchant de gouttelettes couleur taupe la totalité de son corps, visage compris.
Ce qui le troubla le plus ne fut pas l'étendue des dégâts qu'il venait de provoquer, ni même la peinture qui constellait son jean et son t-shirt.
Ce fut la main de Jungkook qui se posa sur la sienne pour prendre l'appareil et l'éteindre avant de le poser au sol. Ce fut cette même main qui se posa sur sa joue pour essuyer du pouce les gouttes qui coulèrent le long de sa joue, ce fut le sourire ravageur qu'il lui adressa.
Il eut envie de fermer les yeux à ce contact et d'appuyer légèrement sa joue contre la paume chaude qu'il sentit sur sa peau.
Il eut envie de s'approcher de lui et de poser son front sur son torse.
Il eut envie d'éclater de rire avec lui et de faire mourir son sourire sous l'assaut de ses lèvres.
Il eut envie...
- Non !!
Il recula comme si la douce caresse de sa main le brûlait dorénavant et plongea son regard embué dans ses yeux avant de se diriger vers la porte, laissant Jungkook pétrifié de ce qu'il avait cru entrevoir dans son regard.
Taehyung fuyait encore une fois, incapable de calmer les battements de son cœur, incapable de faire fi de ce sentiment qui naissait en lui et le dévorait, le plongeant dans la peur de revivre ce qu'il avait déjà vécu.
Son cœur ne résisterait pas à une nouvelle perte, il le savait, il en mourrait.
Alors, il préférait fuir et refuser de voir que ce qu'il avait lu dans les yeux de Jungkook n'était que le reflet de ses propres envies.
Il bouscula Yoongi qui arrivait dans l'encadrement de la porte et courut s'enfermer dans sa chambre en claquant la porte.
Celui-ci fronça les sourcils en suivant son ami du regard et écarquilla les yeux quand il aperçut le désordre qui régnait dans la pièce.
- Mais qu'est-ce qu'il s'est encore passé ici ? demanda-t-il à Jungkook qui regardait fixement sa main pleine de peinture comme si sa vie en dépendait.
- Rien, répondit-il dans un murmure de regret, il ne s'est rien passé.
...
Yoongi ne releva pas et retourna dans la chambre dont il devait recouvrir les murs de la jolie nuance de parme claire qu'il avait choisie.
Ils savaient que Taehyung et Jungkook étaient attirés l'un par l'autre, mais il savait également que les cicatrices de son ami ne lui laissaient pas de répit et qu'il pourrait dorénavant difficilement replonger dans la vie.
Taehyung était mort cette nuit-là, et il pria pour que le jeune régisseur soit capable de le ramener vers la lumière.
Il aurait pu raconter son histoire, aidant ainsi Jungkook à comprendre le comportement changeant et parfois ambigu de l'écrivain, mais il n'en avait pas le droit.
Ils étaient les propres acteurs de leur histoire et c'était à eux d'avancer l'un vers l'autre si c'était la volonté du destin.
Le destin, pensa-t-il avec un sourire ironique. Ce même destin qui l'avait emmené sur une terre étrangère, à la rencontre d'un fantôme qui hantait ses jours et ses nuits.
Les jours s'étaient écoulés sans que réapparaisse le fantôme dont le sourire triste restait gravé dans son esprit. Il n'était jamais revenu, pourtant Yoongi savait qu'il était là, son odeur de vanille l'accompagnait dans chaque pas qu'il faisait dans la demeure.
Il observait Casper, qui, il en était sûr, le voyait, ou du moins sentait sa présence, car souvent le félin se figeait et se mettait à ronronner en direction d'une entité invisible dont lui seul semblait avoir la vision.
Alors Yoongi attendait, chaque jour et chaque nuit, il scrutait les moindres recoins des pièces où il se trouvait à la recherche du regard de celui que son cœur appelait.
Il sentait fréquemment comme une caresse sur ses épaules, mais de trace de lui, il n'y en avait aucune.
Il ne se posait pas la question de savoir pourquoi son âme était aussi torturée par ce fantôme du passé qui paraissait l'appeler de tout son être et qui avait certainement guidé ses pas jusqu'ici.
Yoongi ne voulait pas réfléchir, il se laissait emporter par son instinct, refusant de mettre une étiquette sur ses sentiments ou sur son obsession.
Plusieurs fois, il avait rejoint dans la nuit le mausolée, espérant l'apercevoir, et pourtant, à chaque fois, il avait été déçu.
Il avait fouillé inlassablement les malles à la recherche d'un message, mais rien n'était venu.
Il avait commencé à lui parler, comme si le fait d'entendre sa propre voix avait le pouvoir de démystifier la pièce qui se jouait dans les murs centenaires de la demeure.
Il l'appelait, puis n'obtenant aucune réponse, il commença à lui raconter de petites anecdotes sur ce que la journée lui avait réservé, sur ce que ses amis avaient dit ou fait. Parfois, il lui racontait sa vie, là-bas, très loin de ce pays de chimères où il vivait dorénavant.
Il lui parlait comme à un ami ou peut-être bien comme à un amant, quand sa folie provoquait en son corps, le besoin d'une caresse ou le toucher doux de la main de l'autre.
Parfois, il lui demandait ce qu'il voulait de lui et à d'autres moments, il le suppliait de se montrer, de ne pas le laisser sombrer seul dans cet abîme de folie qui s'ouvrait sous ses pieds.
Pourtant, Yoongi n'était pas fou, il était envoûté.
Il ne perdait pas pied, il se laissait porter par un secret qui grandissait dans son cœur, par des sentiments nés de nulle part, pour un être irréel, pour un tableau, pour une image, pour une odeur.
Il se laissait flotter entre deux mondes, celui de la vie, celui de la mort.
Il refusait de s'interroger sur cette obsession qui le privait de sommeil, sur ce sentiment d'avoir perdu la moitié de son âme, de son cœur et de faire une course effrénée contre le destin, ou même peut-être contre la vie.
Min Yoongi appelait Park Jimin de tout son être, de tout son cœur.
Min Yoongi aimait un fantôme, mais il n'en était pas encore vraiment conscient.
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