Chapitre 29 - J-0 [partie 3] - Loin du match, près du coeur
H-9 heures
Kana s'était assise sur un siège. Elle avait regardé le match. Quelque chose l'avait tirée en bas. Et désormais, deux mains fines se posaient avec soin sur ses épaules.
Elle rouvrit les yeux, confuse. Sa vision floue lui offrit une pièce isolée, un calme olympien ; elle reposait sur quelque chose de mou et ferme. Mais la seconde d'avant, elle était toujours suante et vacillante face au match. S'était-elle téléportée comme les balles que Tsukishima et compagnie malmenaient ?
Elle discerna alors le visage d'Ayaka ; celle-ci poussa un très long soupir et porta une main à son cœur. Puis elle se tourna vers deux inconnus et leur laissa la place. Un grand brun imberbe passa lentement une main devant le visage de l'adolescente : elle la suivit du regard avec lenteur.
— Comment t'appelles-tu ? lui demanda-t-il alors.
Hein... ? Ayaka ne lui a pas dit ?
— Kana Eigishi, peina-t-elle.
— Où te trouves-tu ?
— Tokyo. Stade olympique.
— Pour quelle raison ?
— J'assistais au Karasuno versus Inarizaki, mais... Ah, comprit-elle mollement.
Elle saisit enfin qu'on l'avait mise en position latérale de sécurité, loin de tout bruit parasite. Elle ouvrit la bouche, sa tête tourna, elle serra discrètement les dents avant de se forcer à parler de nouveau.
— Et on est le six janvier 2013, matin, souffla-t-elle. Je ne sais pas quelle heure exactement. Combien de temps... ?
— Elle est tout à fait consciente, confirma-t-il à sa collègue.
Cette dernière prit sa place.
— Tu as fait un malaise dans les gradins, lui expliqua-t-elle.
Elle articule le plus possible... Good job.
— Trois jeunes filles ont alerté la sécurité et nous avons pris le relai. Nous t'avons éloignée du public et couchée ici. Tu es restée inconsciente durant cinq minutes.
Eigishi nota qu'on l'avait bordée avec une petite couverture.
— Hypothermie... ?
— Non. Cela dit, pour l'heure, nous allons te surveiller et te garder loin de tout lieu animé.
Le match... La déception et la culpabilité la rongèrent. Cette secouriste ne les rata pas.
— Un spectacle a bien meilleur goût quand on peut le vivre à fond, sourit-elle chaudement. Si tu y retournes en bonne et due forme, imagine à quel point ça sera palpitant ?
— Vous marquez un point..., rit Eigishi avec faiblesse.
Mais des larmes incontrôlées lui montèrent aux yeux. Du coin de sa vision mise à mal, elle remarqua Ayaka pincer fort les lèvres.
— Kana, ta santé vaut tout l'or du monde – au moins pour moi et d'autres proches. Et puis, Tsukishima t'engueulerait si tu y retournais.
Ses muscles se raidirent ; elle manqua de se lever, pour mieux retomber sur le lit de l'infirmerie.
— Est-ce qu'il a vu ? s'étouffa-t-elle. Il était juste concentré sur le match, ou il a détourné le regard vers les gradins ? Il joue comme d'habitude ? Il n'a pas remarqué la...
Et une vive douleur d'agresser ses tympans. Mauvaise idée, de m'agiter. Malgré toute son amertume et sa frustration, elle se résigna à se recoucher correctement. Elle n'avait plus qu'à prier pour que son malaise soit passé inaperçu.
— Je l'ai vite fait regardé, rapporta Ayaka. C'est arrivé durant un temps mort, et il écoutait le coach. Même les plus tarés de leur équipe n'ont pas pointé le public du doigt. Alors...
— Ce con peut paniquer en silence, grogna Eigishi.
— Oh, tu reprends des forces !
L'intéressée marmonna un juron. Son aînée, elle, sortit son téléphone et jeta une œillade aux secouristes.
— Il faut prendre son temps, commenta cette dame.
— C'est compris.
C'est le match en direct. Cela dit, ouais, je pourrais pas vraiment suivre non plus. C'était intense hier : donc là, cette pompière a raison, je ne suis pas en état. Ça la dégoûtait, ça lui faisait mal.
Mais au pire, Tsukishima-kun me racontera. Et puis, je ne vais pas tout rater...
Au bout d'une dizaine de minutes, ces deux collègues s'éclipsèrent pour laisser la place à un infirmer. Lui se mit en retrait, concentré sur d'autres potentiels accidents ; Ayaka tira une chaise à elle et s'assit devant Eigishi.
Durant dix bonnes minutes, elles discutèrent de tout et de rien : le poulet frit de la veille, la nuit à l'hôtel, le petit-déjeuner, Akiteru... Néanmoins, l'esprit d'Eigishi ne parvint jamais à se détourner du match.
Elle essaie de me changer les idées. Ça ne fonctionne pas. Si seulement je pouvais voir le direct... Où est-ce qu'ils en sont, combien de points ? Ils vont gagner le premier set ? C'était serré contre Inarizaki, à leur premier temps mort. Et maintenant... ?
— Tu es une plaie, se plaignit alors son aînée.
La lycéenne se raidit malgré elle. L'infirmerie s'étant effacée autour d'elle lui sauta à la face : murs simples, bureau de cet employé, lits blancs séparés de draps, petite fenêtre donnant sur l'extérieur.
— Comment tu te sens ?
— Nerveuse à mort, grogna-t-elle, quoi d'autre ? Karasuno est en train d'affronter des tarés...
— Ils sont à vingt contre vingt, et Yamaguchi vient de rentrer sur le terrain.
Là seulement, Eigishi nota qu'Ayaka n'avait jamais lâché son téléphone. J'ai toujours la tête qui tourne. Si j'y retournais, je vomirais ou tomberais encore dans les pommes.
— Tu peux regarder la fin de ce set, mais sans le son. Et dès que je te vois pâlir, je te force à te recoucher sur ton foutu matelas !
La gorge de la cadette se noua ; elle déglutit dans l'espoir de la soulager, en vain. Adrénaline, angoisse et cruelle curiosité la malmenaient dans tous les sens. Cependant, son environnement resta limpide. Presque tous ses sens étaient au rendez-vous.
Elle se pencha sur le portable d'Ayaka et regarda le direct, le souffle tremblotant.
Un écran changeait toute la donne, le silence aussi. Ils l'éloignaient de la furie de cette bataille-ci ; et même si elle en devenait une étrangère, elle s'imprégna de ce rôle sans broncher. C'était mieux que rien, et à peu près soixante-pourcents aussi saisissant.
Je me sens mieux comme ça, réalisa-t-elle.
Son regard suivit d'abord Yamaguchi. Son comportement l'interpella dans l'instant : le bougre s'agitait dans tous les sens. Crispé – et tremblotant aussi, si ses yeux ne la trahissaient pas. Il se débrouillait très bien hier. Qu'est-ce qu'il se passe, aujourd'hui ? Depuis mon malaise, six points ont été marqués. Qui a pris le dessus entre-temps ?
Là où elle commença à se ronger les ongles, Ayaka lui prit le poignet, sévère. Sa propre angoisse s'envola quand le serveur reprit de l'assurance. Il sauta. Il frappa la balle. Elle flotta dans les airs... et glissa sur le bras de cet Aran.
— Service gagnant, s'enjoua-t-elle tout bas.
— Héhé, ce type est prometteur !
— Vingt-deux vingt-trois pour Karasuno, ils vont avoir le premier set ? chuchota-t-elle rapidement.
Sa sœur lui mit un coup de coude.
— Ce n'est pas toi qui a dit qu'ils allaient gagner ?
Eigishi ouvrit la bouche, rien n'en sortit. Le second service de Yamaguchi, on le réceptionna avec agilité, smasha et marqua. La suite s'écoula à une vitesse affolante : on appela un autre type chez Inarizaki pour servir, lequel malmena le ballon comme un bourrin. Ils vont le perdre, ce set ?!
Ou pas : sous son regard éberlué, Kageyama fonça sous le filet, resta hors du terrain et réceptionna droit vers Asahi. Lequel défonça les mains de leurs pauvres adversaires.
Ah, ma tête tourne de nouveau..., ragea-t-elle. Elle ferma les paupières un instant. Une nouvelle douleur lançait l'arrière de son crâne. Inspire, expire, regarde encore le match... Tsukishima-kun saute ?! Ses poings se contractèrent d'eux-mêmes. Non, c'était une feinte, Tanaka prenait le relai. Juste pour se faire contrer la seconde d'après.
En fin de set, tout s'accélérait toujours, on se battait comme des beaux diables. Je veux au moins finir ça avant de dormir un instant... Pitié, qu'on m'accorde au moins ça !
Quand elle reprit ses esprits, Karasuno avait toujours les devants avec vingt-cinq contre vingt-quatre. Un autre point, et Eigishi allait pouvoir se reposer en paix. Car elle sentait déjà ses pensées s'étioler et son crâne se compresser.
Le second set, elle allait le passer à pioncer ; et Ayaka n'avait qu'à la réveiller lors de sa fin.
— Tanaka-san s'est encore fait contrer.
— Tu penses qu'il ira bien ? songea son aînée.
— Je sais pas, je le connais pas. Mais ça doit être particulièrement chiant... Holy fuck, s'étrangla-t-elle, Tsukishima-kun court aussi. Attends, attends, leur putain de Suna-san réussit à marquer quand même ?!
La frustration la prit en étau. Elle manqua de coller son nez contre l'écran.
— Allez, ramassez cette balle... Ah, c'est fait. Tanaka-san, go... Ah, il a raté. R.I.P, il va vraiment être de mauvais poil.
— Tu n'as aucune compassion, la taquina Ayaka.
— Non... si !
On haussa un sourcil.
— Lequel des deux ?
— M'en fous, siffla Eigishi, c'est vingt-cinq à égalité. Mais je serais quand même triste si Karasuno perdait, car c'est une équipe en or. J'en connais que quelques-uns – seul ça me suffit à me ranger de leur côté... Ah, Tsukishima-kun passe !
Un rire lui échappa.
— Et ça a réussi.
Mais du coup, la fin du set ? Putain, ma vue se trouble de nouveau. J'ai l'impression que je vais imploser. Allez, le chauve déprimé...
— Il a marqué ! s'exclama Ayaka. Il est épique, t'as vu son smash ?!
— Oblique, là ?
Elle se massa le front.
— Oui. Karasuno a gagné le premier set. Nice. Ayaka, je peux dormir ?
— Hein ?
Eigishi éloigna l'écran et se laissa retomber en arrière. Toute son énergie lui glissa entre les doigts. Même si elle l'avait sentie se défiler, se vider ainsi la creva avec brio.
— Je vais dormir le long du prochain set, souffla-t-elle. Karasuno a gagné. Réveille-moi si le match prend une tournure... critique... genre, qu'il va finir...
Fanfare et tambours tonitruants, clameurs trop énergiques, crissements, chaleur étouffante, ces illusions tournèrent de nouveau autour d'elle. Cette fois-ci, elle posa une paume contre son cœur malmené et respira avec soin. Ne pas s'évanouir. Juste faire une sieste.
Juste ça.
***
Elle est épuisée, pensa Ayaka, les lèvres pincées. Cinq minutes, et elle s'est déjà endormie comme un bébé. Elle savait que sa sœur tendait à être hypersensible – mais là, on atteignait des sommets. Désolée, je n'arriverai peut-être pas à me concentrer sur le match. Je le regarderai du coin de l'œil, mais ça s'arrêtera là...
Car si la santé d'Eigishi était encore en jeu, elle ne se pardonnerait jamais de la laisser partir.
***
5 décembre 2010, deux ans plus tôt, J-763
— Kana, s'étonna Ayaka, qu'est-ce que tu fais ?
L'intéressée, cloîtrée dans sa chambre plongée dans la pénombre, leva tout juste une main. Son petit carré bouclé effaçait son visage pointu aux joues rondes. Face à elle, elle malmenait son PC depuis des heures déjà.
Dix heures du soir, ses parents l'avaient chapitrée, et elle insistait autant ?
— Python, marmonna sa cadette. Suite de Fibonacci. IDLE fonctionne très bien et...
— Attends, attends. Je comprends rien à ce que tu racontes.
Kana posa deux yeux cernés sur elle. Un petit sourire étira néanmoins ses lèvres.
— Viens. Le Python, c'est un langage informatique. « IDLE », le logiciel pour tenter des codes. La suite de Fibonacci, c'est quand tu prends un nombre et somme les deux nombres le précédant. Je voulais m'amuser à faire ça, et je veux dire, je m'amuse toujours, mais...
Elle grimaça, toussa un coup, puis se concentra de nouveau sur son ordinateur.
— Celle-ci est dure.
Suivirent des explications qu'Ayaka n'intégra pas. Ça sentait mauvais. Une énième chose obsédait Kana. Si c'était sur papier – livres, mangas –, ça allait ; en plein air aussi. Mais exposée à de la lumière – ici, la « bleue » typique des écrans...
Depuis combien de temps la fixait-elle ? Avait-elle gagné ses cernes à cause de ça ? Un coup, je la vois faire ses devoirs, parfois jusqu'à vingt-trois heures. Un autre coup... sur son PC. Je pensais qu'elle jouait à des jeux, et...
Et ce fut tout : Kana plaqua une main sur son front en grognant et se recourba sur elle-même. L'urgence foudroya son aînée. Elle fonça vers elle, la retint de tomber et héla derechef leurs parents.
Sa sœur n'était pas une petite fille fragile, elle ne dansait pas avec la mort. Aucune maladie ne la torturait. Et pourtant, quelque chose tirait toujours cette pauvre fille vers le bas. Sa famille avait eu beau la préserver d'activités trop intenses, le cerveau de cette énergumène carburait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Parfois, ça donnait des résultats absolument brillants.
D'autre fois, comme ce soir-ci, il se surexposait à trop de choses jusqu'à s'éteindre. S'éteindre. S'éteindre...
Trois heures plus tard, Ayaka se tenait au milieu d'un couloir sentant la javel, dont le calme et la propreté l'effrayaient au plus haut point. L'hôpital, elle n'avait pas de peine à y aller pour elle. Mais quand c'était Kana qui entrait en jeu, tout changeait.
Ses yeux s'écarquillèrent, ses prunelles se vidèrent, sa bouche tremblota.
— On ne comprend pas ce qu'il se passe, avoua un médecin dont elle n'identifia pas même le visage. Malaise suite à un burn-out, peut-être... Elle a du mal à aligner deux phrases et semble exténuée. Quel est son rythme de sommeil ? Mange-t-elle correctement ? Son comportement, est-il...
Elle n'écouta pas la suite. Ses parents se chargeaient de répondre, pourquoi s'en mêler ? Kana semblait respecter ses sept heures par nuit. Elle petit-déjeunait, avalait son midi et dînait à heures fixes. Toujours des repas équilibrés. Oui, elle révisait beaucoup pour son âge et se laissait emporter par bien des sujets.
Ça, Ayaka n'avait pas besoin de l'entendre. Elle le savait. Youko et Kuniharu l'expliquaient probablement sans mal. Mais une seule phrase lui éclata aux tympans.
— Évitez le plus possible de la surmener...
***
Stade Olympique de Tokyo – 6 janvier 2013, H-8 heures
« ... ou ça lâchera pour de bon. »
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