An 3040, 05 décembre – selon le calendrier d'Yggdrasill

          Aujourd'hui, c'était l'anniversaire de Soobin. Taehyun y pensa en se réveillant sur son siège de capitaine, le dos en compote. Il dormait là depuis deux semaines pour parer à toute éventualité. L'Alfar avait commencé à montrer des signes de faiblesse dès la première semaine. Un moteur les avait lâchés, puis le système de distribution de dioxygène s'était coupé pendant une journée entière, qu'ils avaient passée dans leurs combinaisons spatiales le temps de réparer. Le vaisseau tombait en lambeaux, la Fédération était toujours à leurs trousses et leur seul arrêt pour ravitailler les réservoirs remontait à une demi-douzaine de jours. Ils n'avaient plus assez de carburant pour voler en supraluminique et juste assez pour encore deux jours de voyage à la vitesse de la lumière. Heureusement pour eux, le Verdenskant n'était plus très loin. Passée la frontière, ils disparaitraient pour toujours. Ou juste le temps de retaper le vaisseau et réfléchir à l'avenir. Taehyun n'avait toujours pas oublié son dessein de reprendre la lutte de Yeonjun. Mais le principal concerné, lui, ne voulait plus en entendre parler.

Yeonjun était resté enfermé tout ce temps dans sa chambre, ne sortant qu'à de rares occasions pour l'aider quand il en avait besoin – sans grande conviction – et pour se nourrir. Taehyun lui avait prêté ses quartiers, il ne se voyait pas lui confier la chambre d'un de ses membres d'équipage par refus de violer leur intimité, et avait donc déménagé ses affaires dans celle de Soobin. De toute façon, il y faisait un tour seulement pour se doucher. En deux semaines, le blond avait bien essayé d'engager la discussion avec le rouge, ne serait-ce que pour lui faire savoir qu'il n'était pas seul, mais Yeonjun restait hermétique à chacune de ses remarques. Il avait bien cru, les premières heures de leur voyage, que la cohabitation avec celui qu'il aimait serait semblable, à quelques détails près, à ce qu'il avait pu s'imaginer quand ils étaient éloignés. Cependant, le lendemain avait été sa première journée d'isolement. Il s'était assuré que Yeonjun était toujours là et celui-ci lui avait dit nécessiter quelques temps de solitude. Après tout, il venait de perdre Kai, son petit frère, le seul qui partageait tout ce qu'il avait perdu une première fois. Taehyun comprenait totalement son besoin. Mais, au bout de quatorze jours, le voyage en solitaire commençait à se faire long.

Pourtant, aujourd'hui, le skarpo daigna pointer le bout de son nez retroussé dans le cockpit. Il avait revêtu l'un des sweats que le blond lui avait empruntés avant de quitter le MOA – c'était le sien, après tout – et avait encore les cheveux humides. Taehyun se retourna sur son siège et remarqua bien vite les cernes sous ses yeux, ainsi que les quelques résidus de trainées salées sur ses joues. Yeonjun avait les lèvres gercées, le teint terne et les épaules affaissées. Il faisait peine à voir.

― Salut...

Les mains plongées dans les poches de son pantalon d'uniforme de bord en plastique, il s'approcha du fauteuil du capitaine à pas mal assurés. Taehyun l'observa faire en contenant sa joie. Même en le retrouvant dans cet état déplorable – trace du passage d'un chagrin déchirant – il était heureux de le revoir. Et le blond ne put s'empêcher de le materner, alors même que le rouge lui avait reproché assez violement ce comportement seulement quelques jours auparavant.

― Tu as mangé ?

― Non... je voulais te voir avant.

Yeonjun peinait à le regarder dans les yeux. Il évitait même tout contact oculaire, comme s'il était mal à l'aise. Pour revenir ainsi après avoir disparu longtemps, en privilégiant sa personne plutôt qu'un repas, il devait avoir quelque chose d'important à lui annoncer. Taehyun ne le pressa pas, il posa simplement ses yeux sur le cosmos devant lui en attendant patiemment que son colocataire ne reprenne la parole.

― Pardon pour les problèmes que je t'ai causé ces derniers temps... Ce n'est pas contre toi mais... j'n'ai pas vraiment envie de recommencer tout ce que j'ai pu faire avant. Kai... si je ne le fais pas pour lui, je ne le fais pas du tout.

― Tu peux le faire à titre posthume.

― Dans notre religion, on ne croit pas à la vie après la mort. Kai n'est plus, ça ne sert à rien de faire les choses pour lui.

Pourtant, Taehyun souhaitait du plus profond de son être reprendre la lutte. En dehors de ce vaisseau, il y avait tout un univers qui n'attendait qu'une étincelle pour renverser la Fédération, pour l'opprimer jusqu'à ce que des mesures soient prises pour annuler leur colonialisme. Des peuples entiers ne guettaient que leur retour, celui du rebelle et du Capitaine à l'initiative de découvertes alarmantes. Mais Yeonjun refusait. Puisque Kai n'était plus là, il ne voulait plus rien faire. Et ce côté-là du skarpo, Taehyun l'avait en horreur depuis le début de leur voyage. Il avait vendu du rêve à son nouveau camarade durant les premiers instants. Toutefois, Yeonjun n'avait pas été réceptif.

― Ecoute, on a lancé quelque chose. Il faut qu'on aille au bout. L'univers compte sur nous.

― Taehyun, je ne veux pas le faire. Je m'en fiche de l'univers. Ils m'ont pris Kai...

Yeonjun sortait enfin de sa grotte, et c'était pour lui dire ça ? Il lui lança un regard noir, les sourcils froncés, et lui somma d'aller vite manger. Il le mettait à la porte. Car Taehyun ne voulait pas poursuivre cette conversation. Il leur fallait réaliser leur plan, sinon tout ce qu'ils avaient construit, l'un en quelques semaines et l'autre en toute une vie, s'effondrerait. Taehyun soupira quand le battant métallique se referma, et il remarqua soudain qu'il n'avait pas mangé ni pris de douche depuis qu'il était réveillé. Son estomac grondait, il se sentait sale et ses cheveux blonds devaient avoir besoin d'un bon shampooing. Leur prochaine destination, le dernier système solaire connu de la Fédération, était à plus d'une heure d'ici, le pilote avait tout le temps pour sa routine matinale.

Taehyun laissa le pilote automatique reprendre la main en espérant qu'aucun souci ne survienne pendant son absence et se rendit directement à sa chambre. Yeonjun devait encore être en train de manger à la cafeteria et il ne voulait pas le croiser. Pas après la discussion qui avait failli s'envenimer. Il restait sur son opinion et sur l'idée qu'il fallait convaincre le rebelle, mais le moment était mal choisi. C'était trop tôt, de toute façon. La mort de Kai ne remontait qu'à une quinzaine de jours, l'effondrement de l'empire de Yeonjun également, il n'était pas prêt à réfléchir à la suite dès maintenant.

Alors Taehyun se fit cette petite promesse : il n'aborderait plus le sujet avec le rouge et attendrait l'instant parfait. Il devait lui laisser du temps. Même s'il estimait lui en avoir déjà offert beaucoup, il devait patienter sagement. Son grand projet resterait dans un coin de sa tête jusque-là.

Le jeune homme accueillit la caresse de l'eau chaude sur sa peau avec un soupir d'aise. Il se réveillait un peu plus grâce à cette bonne douche, il se sentait plus propre aussi, avec la délicieuse odeur de savon et de shampoing qui l'entourait. Ce fut un autre plaisir, tout aussi agréable, de s'emmitoufler dans un hoodie noir qui sortait tout juste de la machine à laver. De mémoire, ce haut appartenait à Yeonjun. Il récupéra un jean dans la pile de vêtements rapportés de sa chambre et se rééquipa des équipements dont il avait besoin pour piloter ce vaisseau. Taehyun ouvrit la porte de la chambre de son second une fois prêt. Et il tomba nez à nez avec Yeonjun qui s'apprêtait à entrer dans la sienne.

Le rouge baissa les yeux immédiatement. Il était loin, le rebelle charismatique et assuré qu'il avait connu sur le MOA. Yeonjun, rongé par la peine, par le chagrin d'avoir tout perdu, n'était plus que l'ombre de lui-même. Maintenant que Taehyun était bien réveillé, il se rendait compte de l'absurdité des pensées qu'il avait eues plus tôt. Yeonjun n'avait plus rien, Yeonjun n'était plus rien. Comment avait-il pu croire qu'il réussirait à lui faire reconstruire tout ce qu'il avait laissé derrière lui en fuyant avec sa personne ? C'était toute sa vie qu'il lui demandait de refaire, avec l'élément le plus important en moins.

― Yeonjun...

― Si tu vas me redemander de t'aider dans ton grand projet, c'est non.

― Non je- je m'excuse pour tout à l'heure. J'étais pas réveillé. Mais j'avoue que cette idée me trotte dans la tête...

― Ça ne sert plus à rien, tout ça.

― Yeonjun, je ne ferais rien si tu ne veux pas. Oublie ce que j'ai dit tout à l'heure. Oublie ce que je viens de dire.

Il observa le rouge lentement relâcher la poignée de la porte pour se tourner vers lui. Cette fois-ci, son regard accrocha enfin le sien. Ses yeux bleu glacier se plongèrent dans le tableau boisé de ses pupilles. Et Taehyun s'y perdit. Comme il l'avait bien souvent fait, comme il en avait rêvé pendant ses courtes vacances sur Tyr, comme il avait espéré pouvoir le refaire ces dernières semaines. Leur éclat s'était un peu terni, les larmes avaient ravagé la glace sur leur chemin, mais ce qu'il y lisait en ce moment lui réchauffa le cœur. Yeonjun lui faisait confiance. Il avait déjà suivi son conseil, il lui avait pardonné ses mots durs de tout à l'heure. Et puis, en s'enfonçant un peu plus dans les crevasses de ses iris, le blond remarqua un autre éclat. Une petite flamme, très discrète mais qui dansait gracieusement au fond de sa pupille. Était-ce bien ce qu'il croyait ? Ou l'interprétait-il mal ? Ce pouvait être simplement la flammèche d'un nouvel espoir qui s'était allumée dans la noirceur de son deuil.

Le contact ne dura qu'un instant, que Yeonjun avait estimé trop long. Il brisa leur œillade et chuchota un « j'vais m'doucher » avant de disparaitre dans sa chambre. Il planta Taehyun là, au milieu du couloir, avec ses joues rosies et ses pensées embrouillées. Un simple regard avait suffi à raviver la flamme de son amour. Elle ne s'était jamais éteinte mais les bourrasques des jours précédents l'avaient menacée. Il reprit bien vite ses esprits, se rendant compte que la lumière s'était éteinte. Il était resté immobile pendant quelques minutes et le détecteur de mouvement l'avait cru parti. Taehyun secoua la tête pour chasser les rêvasseries qui prenaient déjà le pas sur sa raison et se dirigea vers l'ascenseur. Ils n'avaient jamais eu de discussion sur le baiser échangé dans le petit module de combat, sur la lune de sable. Hormis ce jour-là, Taehyun n'avait dit qu'une seule autre fois à Yeonjun qu'il l'aimait, après qu'il ait de nouveau tout perdu. Et, de son côté, le rouge ne parvenait toujours pas à mettre ses sentiments au clair.

Yeonjun s'assit sur le lit, ce même lit dans lequel il n'osait pas dormir puisqu'il appartenait au capitaine, en soupirant. A l'instant, le skarpo avait eu envie de l'embrasser, lui, cet humain qui était arrivé comme une fleur dans sa vie de criminel. Il avait été son ennemi, la victime de Kai, puis son protégé. Et maintenant, il était son sauveur. Yeonjun commençait à croire que le blond était même plus que cela. Pendant tout un mois, il avait songé à ce baiser échangé avant son départ, à ces trois mots qu'il avait été le premier à souffler. Depuis cet instant, il avait compris que Taehyun l'aimait déjà avant cela. Et pourtant, ç'avait été lui, ce soir-là, qui avait exprimé ses sentiments. Lui qui en doutait encore aujourd'hui, lui qui n'avait jamais rien su à l'amour. Après tout, il n'avait pas grandi dans des conditions propices à ce genre de questionnement. Kai avait bien essayé de lui expliquer les quelques petites choses qu'il avait apprises durant ses missions d'espionnage auprès de certaines de ses victimes, qu'il avait séduites pour mieux approcher, mais le rouge – en plus de trouver ce genre de conversations gênantes au possible – n'y avait jamais vu qu'un outil de manipulation. Or ce qu'il ressentait-là était bien loin de ce dont il avait pu user pour arriver à ses fins avec d'autres.

Son estomac qui le chatouillait, ses joues qui s'échauffaient, ce petit sourire qu'il retenait avec beaucoup de mal, et puis ce frisson qui ne le quittait plus dès que le regard de Taehyun se posait sur lui... c'étaient des sensations étranges. Et il ne savait pas si c'était bien ce qu'on appelait l'Amour.

Après tout, il était peut-être trop tôt pour imaginer quoi que ce soit. Le blond avait longtemps été son ennemi, son prisonnier, puis ils avaient partagé une relation agréable mais qui n'allait pas plus loin que de la simple affection. Ensuite, il était parti, et Yeonjun s'était reconcentré sur ses projets. Il avait retrouvé un semblant de relation fraternelle avec Kai après le départ de celui qui avait causé du tort à leur lien, relation qui était tout de même restée instable et lourde de reproches – son cœur se serra à l'idée qu'il soit parti avant qu'ils ne se réconcilient vraiment. Et Taehyun lui était tout bonnement sorti de la tête pendant cette période. Jusqu'à ce qu'il ne publie ses découvertes sur le génocide de Freyr. Aussi, si son lit n'avait pas porté pendant longtemps l'odeur du blond, Yeonjun aurait pu presque oublier son existence. Mais oubliait-on une personne qu'on aimait ? Kai lui avait assuré que non, d'expérience.

Le rouge se leva du lit, replaça la couverture tombée par terre du coin-hublot qui l'accueillait toutes les nuits, et se glissa enfin sous la douche en espérant que l'eau chasse toutes ces pensées qui faisaient faire des choses étranges à son cœur. Il tut bien vite l'idée stupide d'aller demander un cours sur l'Amour à Taehyun en arrosant ses yeux de savon par inadvertance, et rejoignit le capitaine pour la journée.

**

          Yeonjun décidait enfin de sortir de sa grotte et c'était ce jour-là précisément que l'Alfar304 voulait tomber en ruines pour de bon. Il ne leur restait que quelques kilomètres à parcourir en vol intra-atmosphère pour rejoindre la station de la Fédération du dernier planétoïde recensé dans l'univers, et la navette avait jugé bon de s'écraser là, dans ce verger d'il ne savait quel fruit. Taehyun s'empressa de s'excuser auprès du rebelle pour les quelques violentes secousses et appuya sur une dizaine de boutons pour relancer les systèmes. Sa visière holographique se ralluma devant ses yeux et l'informa que tout était fonctionnel, à part le niveau critique des réservoirs d'essence. Le vaisseau s'était juste soudainement éteint, simplement. Le capitaine réenclencha la poussée des moteurs.

Mais l'Alfar resta cloué au sol. Les moteurs toussotaient, même si leur schéma holographique ne montrait aucune défaillance.

Sur le siège occupé habituellement par Hyunjin, Yeonjun se tourna vers lui avec un air concerné. Il avait senti que Taehyun n'était pas loin de sortir de ses gonds et lui adressa un petit sourire encourageant pour le calmer. Le blond y succomba. Il était amoureux. Ce fut donc avec un petit soupir qu'il se leva pour se rendre en salle des machines, tandis que le rouge changeait de fauteuil pour prendre la demande de communication qui faisait clignoter un voyant sur le panneau des transmissions. C'était le producteur local qui, ayant vu leur vaisseau réduire en purée ses belles pommes de terre, leur demandait si tout allait bien. Yeonjun l'informa que son capitaine était parti régler le problème et qu'ils décollaient de nouveau très bientôt, si tout allait bien. Cependant, avant de fermer le canal, le rouge ne put s'empêcher de prononcer une phrase qu'il avait beaucoup entendue en interceptant les communications des vaisseaux fédéraux et qui l'avait toujours bien fait rire :

― La Fédération vous dédommagera de tous les dégâts causés.

Il riait de cette phrase, tout simplement parce que personne ne la lui avait déclarée quand sa planète avait explosé. De toute manière, même toutes les richesses de l'univers n'auraient pas suffi à réparer le génocide de son peuple, la destruction de sa maison et le traumatisme qui les avait suivis, lui et Kai, pendant de longues années. Taehyun fut bien vite de retour, ses bras aux manches retroussées couverts de taches de graisse. Il eut une pensée pour ce sweat qui avait été l'un de ses préférés, sur lequel il voyait quelques marques luisantes d'huile malgré sa couleur noire. Il le prévint de l'appel de l'agriculteur tandis que le capitaine reprenait sa place et, comme promis à ce vieux monsieur, le vaisseau redécolla bien vite.

― Le turbo nous a lâché, c'est pour ça que les moteurs ont grognés. Mais ça ne devrait pas nous empêcher de dépasser le Verdenskant dans les prochains jours.

Yeonjun hocha la tête, ne comprenant rien à ce que son camarade disait. Il n'avait jamais eu besoin de turbo pour le MOA. Et puis la station fédérale se dessina rapidement à l'horizon.

Ici, ils devraient faire profil bas. Même dans une zone reculée de l'univers, les lynkrigers et autres officiers restaient bien conscients que Kang Taehyun et le rebelle Yeonjun étaient recherchés. Il y avait longtemps que le rouge avait pénétré le système informatique du vaisseau pour désactiver le partage des détails de la navette, ainsi l'Alfar était devenu complètement intraçable. Mais cela ne lui empêchait pas d'être facilement repérable. Tout le monde ou presque savait qu'il fallait chercher un Alfar304 et ce n'était pas le vaisseau de la Fédération le plus répandu. Ils n'avaient plus qu'à croiser les doigts.

Taehyun stationna à une pompe à l'écart, loin de la petite cabane du responsable de la station-service, et conseilla à Yeonjun de rester dans le cockpit. Si l'Alfar était reconnaissable, un homme aux cheveux rouges et aux oreilles pointues l'était encore plus. Il rabattit la capuche de son hoodie sur sa chevelure blonde et sortit du vaisseau par la trappe pour piétons de la cale. A l'accoutumée, c'étaient Mingi ou les mécaniciens qui se chargeaient de faire le plein mais, cette fois-ci, Taehyun espérait ne pas avoir oublié ses cours de l'Académie. Il avait reçu une formation de technicien général, il avait appris à ravitailler son vaisseau. Il lui fallait s'en souvenir, à présent.

Le système en lui-même n'était pas bien compliqué, il suffisait de scanner sa carte d'appartenance au vaisseau et de prendre la gâchette du carburant correspondant. Non, ce qui était compliqué, c'était les mots « autorisation rejetée » qui s'affichaient sur l'écran. Il aurait dû s'en douter, la Fédération leur avait coupé toute possibilité de poursuivre leur petite tentative de fuite. Yeonjun avait rétabli les communications, hormis cela ils ne pouvaient pas faire grand-chose. Ils avaient besoin de carburant, c'était un fait, et le Président Kim Sunoo n'était pas idiot au point de laisser l'occasion au premier venu de pirater les stations de ravitaillement. Taehyun tapa du point sur la borne. Que pouvait-il bien faire à présent ? Pirater la borne, c'était impossible. Voler du carburant, ça l'était encore moins. Et demander de l'aide au responsable de la station, il ne pouvait même pas y penser. Et pourtant...

Une jeune femme le héla. Avec sa salopette en jean tachée de graisse – autant que ses bras qu'il n'avait pas encore lavés – et sa casquette posée à l'envers sur une coupe courte et frisée, le blond devina qu'elle était la personne qu'il redoutait de croiser. Elle s'approchait à grand pas et Taehyun prit peur un instant devant ses gros bras. Elle était peut-être même plus musclée que Yeonjun. S'il tentait de s'échapper ou de se battre, il ne parviendrait pas à grand-chose. Mieux valait la jouer discret, alors. Il la salua avec un petit sourire gêné, sa capuche rabattue le plus naturellement possible sur la moitié de son visage.

― Z'avez b'soin d'aide ? C'te machine fait t'jours des conn'ries, z'en faites pas.

Elle ne lui laissa même pas le temps de s'expliquer qu'elle le poussa d'une épaule et se pencha sur la borne. Avec quelques coups de tournevis et deux ou trois branchages, elle lui tendit une main, la tête plongée dans l'antre de la machine.

― Vot' carte m'sieur.

Taehyun la lui tendit sans un mot. Cette jeune femme tombait à point nommé. Elle ne lui avait même pas demandé ce qu'il faisait ici, seul, dans une tenue des plus décontractées pour un membre d'équipage de la Fédération, ni pourquoi il n'avait pas demandé l'aide de son supérieur. Aucun contrôle d'identité, aucune question indiscrète, même pas pour simplement faire la conversation. Rien. Elle lui rendit sa carte avant de refermer la borne et asséna une tape amicale à la machine, comme si ce n'était qu'une personne capricieuse qu'il fallait raisonner.

― Voilà m'sieur. J'vous souhaite un bon voyage !

Le jeune homme la remercia à demi-mot et l'observa s'éloigner d'une démarche masculine exagérée. Drôle d'énergumène. Il se saisit ensuite de la pompe correspondant au carburant de son vaisseau et remplit le réservoir, le regard perdu sur les chiffres des mètres cube qui défilaient sur l'écran. Une fois qu'ils auraient quitté le territoire connu de la Fédération, que se passerait-il ? Ils devaient trouver une planète habitable et s'y établir avec le peu qu'ils avaient. Et s'ils avaient besoin d'aide ? Les gens ne parlaient pas le fédéralais au-delà du Verdenskant. Quelles langues utilisaient-ils ? A quoi ressemblaient-ils ? Voudraient-ils bien d'eux ? Et s'ils échouaient sur une terre peuplée d'êtres hostiles ? S'il n'y avait tout simplement pas de terrain propice pour eux dans le rayon de ce que l'Alfar pouvait atteindre avec un plein de dioxygène, de carburant et de provisions ? Ils n'avaient qu'une petite semaine de vol possible, après tout. Et puis, une fois que leur stock de nourriture serait épuisé, il leur faudrait trouver des choses comestibles dans un monde inconnu. Peut-être que même les lois de la physique et de la biologie étaient différentes... Ils plongeaient dans l'inconnu le plus total. Et Taehyun ne pouvait pas s'empêcher d'être inquiet.

Ce n'est que quand il sentit un liquide froid et visqueux lui couler sur le poignet que le blond sut qu'il avait rêvassé trop longtemps. Le réservoir débordait. Il s'empressa de remettre la gâchette à sa place et de fermer la trappe de l'Alfar. Dans le même temps, il s'affaira à réapprovisionner les tanks à dioxygène. La manœuvre était plus rapide, aussi eut-il fini en un rien de temps. Il termina la procédure sur la borne et tourna les talons. Pour ce qui était de payer, il espérait que la note avait été envoyée à la Fédération malgré l'accident informatique qu'il savait pas si accidentel. Taehyun était peut-être devenu un criminel en tuant ces lynkrigers sur le MOA et en prenant la fuite avec l'ennemi le plus redoutable de la Fédération, il n'en restait pas moins un jeune homme avec un sens de la justice.

Il trouva Yeonjun à la sortie de l'ascenseur, dans la cale.

― Tu prenais ton temps, je commençais à m'inquiéter.

― Tout va bien, juste un petit contretemps.

Il ne s'étala pas sur ce qu'il s'était passé. De toute façon, dans un bond en vitesse supraluminique, ils auraient franchi la bordure de l'univers connu. Yeonjun n'avait pas besoin de connaitre les détails des restrictions que la Fédération leur fixait. Ils n'auraient bientôt plus à s'embêter avec tout ça. Le blond le suivit dans l'ascenseur, dans un silence ni pesant, ni apaisant pour autant. Quelque chose flottait dans l'air. Il ne savait trop quoi, mais cette chose instaurait une sorte de tension entre eux. Une drôle de tension. Il se tourna imperceptiblement vers Yeonjun, de quoi pouvoir l'observer du coin de l'œil, et remarqua que celui-ci avait le regard résolument planté sur ses pieds. Ses mains étaient croisées dans son dos et crispées l'une sur l'autre. Il était gêné. Ou alors il se retenait de dire quelque chose.

― Crache le morceau, ne put s'empêcher de prononcer Taehyun, un peu trop brusquement à son goût.

― J'aimerais que tu dines avec moi, ce soir.

Voilà, il l'avait dit. Yeonjun avait ruminé ses pensées du matin pendant l'absence du capitaine. Après tout, il en avait eu le temps, le blond s'était absenté presque deux heures. Le rouge avait longuement réfléchi sur ce qu'il ressentait hypothétiquement pour le plus jeune. Peut-être qu'il éprouvait juste le besoin d'avoir quelqu'un à qui s'accrocher après la perte de Kai, et c'était tombé sur lui, la seule personne encore présente à ses côtés. Mais cela n'expliquait en rien le baiser qu'ils avaient échangé sur la lune de sable, des mois auparavant, ni les papillons dans son ventre à chaque fois que le blond le frôlait d'un peu trop près. Il y avait aussi ses rares « je t'aime » qui ne le laissaient pas indifférent à chaque fois qu'il y repensait. Ou alors, il était juste malade. Une maladie étrange, dont il n'avait jamais entendu parler. Il avait décidé de laisser le temps apaiser les choses, d'attendre et d'observer pour trouver des réponses à ses questions. Et puis Yeonjun avait craqué. Peut-importe ce qu'il ressentait, il voulait passer du temps avec Taehyun. S'il restait là, à se morfondre sur des choses qu'il ne comprenait pas, il n'irait pas loin. Et puis le blond lui avait précisé qu'il avait assisté à la mort de Kai. Si cette information l'avait d'abord poussé à croire – pendant longtemps – que tout était de la faute du capitaine, maintenant, il se sentait prêt à entendre le récit de son camarade.

En fin de compte non, il n'était pas prêt. Mais Yeonjun voulait parler de son petit frère. Il avait été son seul semblable pendant toutes ces années, l'unique skarpo avec lui, le seul à pouvoir le comprendre, à partager son histoire. Kai lui manquait, atrocement, et même si la vie après la mort n'existait pas dans sa foi, il tenait à préserver la mémoire de son défunt camarade. Ne serait-ce que pour se sentir un peu mieux, un peu moins misérable.

Taehyun se tourna complètement vers lui, un petit rictus au coin des lèvres.

― Et qui conduira, pendant ce temps ?

― C'est moi qui cuisine. Du bibimbap.

L'argument était imparable. Yeonjun savait que c'était le plat favori de Taehyun, du moins celui qu'il avait préféré manger sur le MOA. Il s'en souvenait, il ne l'avait jamais oublié. Il s'était même surpris à en préparer deux assiettes plusieurs fois, inconsciemment, en pensant que le blond se joindrait à lui pour déjeuner. C'était Kai qui mangeait le surplus, dans ce cas-là.

Le rictus sur le visage de Taehyun se mouva en un petit sourire et Yeonjun sut qu'il avait gagné. Il aurait sa compagnie pour le diner, sûrement leur dernier dans cet univers qui les avait vu grandir et affronter les épreuves de la vie. Leur dernier diner dans ce monde connu. Il le remercia, puis les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur le dernier étage. Taehyun se réinstalla au siège de capitaine tandis que Yeonjun prenait la place de Hyunjin. Et ils décollèrent pour quitter l'atmosphère du dernier planétoïde familier. Ils ne pouvaient pas utiliser la vitesse supraluminique, faute de données pour calculer un itinéraire sans obstacles ni dangers au-delà du Verdenskant, alors le voyage durerait quelques longues heures avant de franchir le bord de l'univers connu. Ils avaient tout leur temps.

Aussi Taehyun et Yeonjun se laissèrent emporter dans une discussion enflammée sur leur enfance, des contenus audiovisuels qu'ils regardaient aux jeux d'extérieur qui avaient laissé des cicatrices sur leurs genoux. Ils découvrirent qu'ils aimaient tous les deux le même dessin animé et s'accordèrent pour dire que ceux qui n'avaient pas la peau des genoux détruits avaient eu une enfance ennuyante. La conversation dévia sur la culture des skarpos, dont Taehyun avait encore beaucoup à apprendre et que Yeonjun se plut à expliquer au blond. Et bientôt, l'heure du diner sonna. Le rouge se leva en premier pour aller préparer le repas, et invita Taehyun à le rejoindre dans quelques instants. Il le laissa seul dans le cockpit, seul avec ce sentiment de bien-être qu'il ressentait après avoir beaucoup partagé avec le skarpo.

Aujourd'hui, plus que jamais, il avait appris à connaitre son camarade. Yeonjun n'avait plus rien de l'ennemi qu'il avait dû traquer dans tout l'univers quelques mois auparavant. Maintenant qu'il le connaissait mieux, il voyait en lui un individu comme lui, avec ses souvenirs heureux et d'autres plus durs, avec ses habitudes, ses passions, ses goûts, avec ses émotions et ses sentiments. Et Taehyun n'en tombait que plus amoureux. Il lui tardait que Yeonjun déclare sa flamme, il avait hâte que le rouge confesse que ses sentiments étaient réciproques. Mais il ne voulait le forcer à rien. Cette fois-ci encore, il avait aperçu l'étincelle au fond de sa pupille, la petite flammèche qu'il voyait lui-même parfois dans son regard en pensant à lui. Cependant, tant que le skarpo ne le disait pas clairement, il ne pouvait être sûr de ce qu'il voyait. Peut-être qu'il se faisait simplement des illusions et que Yeonjun ne l'aimait pas, après tout.

Le diner serait possiblement l'occasion d'éclaircir tout cela.

Il programma le pilote automatique pour un trajet relativement sécurisé à travers ce qui leur restait de territoire connu à traverser, avec une alarme qui les préviendrait qu'ils avaient dépassé le Verdenskant. Puis Taehyun laissa à son tour la passerelle. Il souhaitait passer par sa chambre avant, pour se changer, retirer ce sweat plein de graisse et prendre une petite douche. Il en sortit frais, une chemise blanche sur le dos, avec un pantalon droit noir et ses cheveux ordonnés de façon à découvrir une partie de son front. C'était sans doute trop pour un simple diner mais le blond tenait à être présentable pour l'occasion. Il laissa sur son bureau sa ceinture et tous ses accessoires pour ne prendre que sa montre IPAV. L'Alfar avait intérêt à se tenir tranquille ce soir, il espérait ne pas avoir à tremper les manches de sa belle chemise dans un des moteurs durant ce diner.

Mais ce qu'il attendait le plus, c'était sans doute d'obtenir des réponses à ses questions, au moins pour calmer son cœur qui battait la chamade depuis que Yeonjun l'avait invité à diner, en début d'après-midi.

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BON ANNIVERSAIRE SUYA avec un chapitre un peu plus joyeux cette fois-ci :D

Bon bref euh j'espère que personne n'est mort déshydraté avec le chapitre précédent hein ;-;

A mardi prochain ~

21/06/2022