Chapitre 7 : Des noises

L'auberge, noire de monde à cette heure, continuait de s'engorger. Un ménestrel, qui jouait depuis longtemps déjà, lâcha son instrument et salua son public en liesse. Braise aurait bien lancé une piécette au drôle, mais Glyphe lui avait ordonné de se tenir tranquille.

Voilà qu'il revenait, une chope dans chaque main. Braise se tortilla sur sa chaise : il avait grande soif.

— J'ai pris à boire, on va traîner un peu. Y'a encore du monde qui arrive pour la nuit.

Glyphe se tourna et embrassa la salle ; s'asseyant, il ajouta :

— On sait jamais.

— De la bière ! Enfin !

— Pas de la bière. C'est du jus.

Braise fit la moue, et Glyphe avala une gorgée. Il mettait largement une tête à Braise, pourtant pas petit. Glyphe était un type massif. Du genre à qui l'on ne cherchait pas querelle. Du genre rassurant, en tant que compagnon.

— Je devrais aller voir ce que fiche Songe, ça m'ennuie de le laisser seul.

— Oh ! sûr qu'il s'en sort très bien. Songe, c'est un malin.

Glyphe s'immobilisa, chope en main, à mi-chemin entre la table et sa bouche. Il arqua un sourcil, puis sourit et bu goulument.

— Tu m'étonnes, gronda Glyphe en s'essuyant la bouche. Lui au moins à un peu de jugeotte.

— Hé Glyphe, qu'est-ce tu dis là, hein ? Hé ! attent...

Trop tard : un gandin éméché avait heurté la chaise, renversant de la bière sur l'épaule du colosse qui se dressa d'un bond, déployant sa masse puissante ; avant de se figer dans un mouvement inachevé, une main crispée sur son dossier, la seconde hésitante, arrêtée en l'air, le poing serré. Le visage de Glyphe se tordait d'une grimace mauvaise mais il desserra les dents :

— Fais gaffe, cracha-t-il, en se rasseyant.

Le maladroit s'éloigna, non sans jeter des regards effrayés derrière lui.

— Pourquoi que tu lui colles pas une rouste ?

Glyphe souffla :

— T'es vraiment pas une lumière, Braise.

— Tu peux me rappeler ce qu'on fout ici, déjà ? Pas de bière, pas de baston, pas de drôlettes. C'est que je m'emmerde, moi ! On a rien fait de la journée que de cavaler et là on se pointe à La Franche, on s'enferme dans une auberge et on attend. On attend quoi, hein, Glyphe ?

Glyphe écrasa sa chope sur la table :

— Parce que tu crois que ça m'amuse, moi !

Il remarqua qu'il avait parlé fort. Sa voix grave portait déjà bien assez.

— Merde. Écoute, enchaîna-t-il plus bas, on attend que ce putain de Prîné se pointe. Ciel a été clair : un gamin autour de La Franche, peut-être plus bas. S'il n'est pas ici c'est qu'il n'est pas loin. Alors maintenant, on attend. On attend qu'il se manifeste et on l'embarque, parce qu'il va se manifester. Aussi simple que ça. Et surtout, Braise, on lui met la main dessus avant que ce soit quelqu'un d'autre, ok ?

— Ok Glyphe.

— Et pas de grabuge.

Soudain, une troupe particulière vint grossir l'auberge avec une entrée remarquée : un androgyne au visage barbouillé, affublé d'un bonnet à grelots et d'un costume bigarré – curieux assemblage de carrés de tissus colorés – où pendaient moult clochettes ; le suivaient deux travestis : l'un au luth, le second agitant un tambourin, ainsi qu'un mime à l'allure de bouffon. Tout en effectuant pitreries et danses grotesques, les musiciens jouaient en riant. Un cercle s'était formé pour leur faire place et le groupe soulevait les clameurs de la foule ; mais l'arlequin, avec son chant cristallin, accrochait tous les regards.

Simultanément, une silhouette encapuchonnée entra, se faufilant nerveusement jusqu'aux escaliers. Arrivé à l'étage, Jolimar jeta un regard derrière-lui : non, personne ne le suivait. Il souffla et entra dans sa chambre, rassemblant aussitôt ses affaires. Il avait fait presque tous les établissements de La Franche mais n'y avait rien trouvé, exceptés poivrots et rumeurs. L'idée de passer la nuit ici ne l'enchantait guère, mais celle-ci était trop avancée pour reprendre la route ce soir. Bien qu'il souhaitât aussitôt redescendre afin d'interroger une nouvelle fois l'aubergiste, à l'urgence se heurtait la prudence.

« Je devrais peut-être attendre un peu » songea-t-il.

— Qui c'est, ces drôles ?

— Des artistes... murmura Glyphe, pensif. Bon, je peux te laisser seul un moment ?

— Tu peux.

Glyphe se leva, mais s'arrêta en dévisageant Braise :

— Hé, Braise, tu vas pas nous faire du grabuge, dis ?

— Non, Glyphe.

— Pas de boisson, hein ?

L'autre fit la moue mais le regard de Glyphe se faisait insistant.

— Pas de boisson, grogna Braise.

Dans un autre tripot de La Franche, Songe se morfondait dans un coin. Il ne comprenait pas qu'on l'ait abandonné ici et n'aimait pas voir circuler tous ces visages. Il hésitait même à les scruter, comme Glyphe le lui avait demandé.

— Tiens tiens tiens...

Songe se retourna, surprit qu'on l'interpelle ainsi. Il tremblait de cette voix qui ne lui était point familière.

— On se connait ? chevrota-t-il.

Il plissa les yeux.

— Hm...Jean, je suis le fils de Villemond...

C'était un gamin blond, habillé à la mode de la cité. Il portait une cape bleue qu'attachait une chainette dorée.

— Villemond ?

— Le bourgmestre ! Vous ne me reconnaissez point, mais m'avez pourtant guéri d'une terrible maladie, il y a de cela quelques années. Sachez, ami, que j'ai la mémoire des visages.

Songe fit la moue, cela ne lui disait rien et les bavards le mettaient mal à l'aise.

— Effectivement, je vous remets, menti-t-il. Que vient faire monsieur dans ce bouge ? Les festivités sont de l'autre côté de la cité, il me semble.

— Un bouge ?! Plaisantez-vous donc ? « Au Bon Vivant » est un bouge ! Vous faites bien piètre opinion de moi, cher ami. Moi, je ne suis point de cette jeunesse inconsciente qui rêve d'orgies. Si mon avenir est d'être bourgmestre, je préfère les établissements plus tranquilles à l'image de celui-ci, ou la discussion prime la fête. Mais trêve de badinage ! C'est une fière chandelle que je vous dois et je crois ne jamais m'être acquitté de la dette que mon père a payé pour moi. Puis-je vous offrir quelque chose ?

À ce moment, Songe soupira de satisfaction en voyant la figure de Glyphe apparaître à la porte. Ce dernier eut un air surprit, et se dirigea aussitôt vers la table.

— Bonsoir, grogna-t-il.

— Enchanté, Monsieur Jean de Villemond, présenta le godelureau, se levant et tendant une main qui se voulait amicale.

— Je vois qu'on se fait des copains, plaisanta Glyphe.

Il jeta un regard dur de suspicion à Songe mais ce dernier haussa les épaules d'un air contrit.

— Je demandais à l'instant à votre ami s'il ne souhaitait pas quelque chose, mais je vous en prie, asseyez-vous. Que voudriez-vous ?

— C'est sympa, mais on a déjà bien mangé.

— Alors je vous prendrai de quoi boire !

Et avant qu'ils n'aient pu contester, Jean disparaissait vers le comptoir où s'ennuyait un homme carré aux cheveux gris.

— Merde, gronda Glyphe, je t'avais dit de guetter et d'écouter, pas de copiner avec le fils du bourgmestre. Tu sais pourquoi on est là ?

— Mais Glyphe, supplia Songe, je n'ai rien fait pour ! C'est lui qui m'a reconnu et est venu vers moi !

— Tu le connais ?

— Jamais vu.

— Ok, tirons-nous vite d'ici alors.

Mais déjà Jean revenait, chargé d'un plateau où trônaient trois cruchons. Il s'assit et avala une gorgée, rapidement, devant les deux autres, consternés. Déjà peu avare en paroles, l'alcool rendait Jean bavard :

— Vous savez, nous en voyons de jolies en ce moment. En tant que futur bourgmestre, hm...mon devoir est de m'intéresser à ma cité et j'entends cependant de curieuses rumeurs : il paraitrait que des gens de l'Académie de Fortmage trainent dans le coin ! L'imaginez-vous ? Que viennent-ils soudain faire par chez nous ? Je ne sais point ce qu'il se trame ainsi, mais je crains qu'ils n'amènent avec eux vent mauvais.

Glyphe s'installait désormais, ouvrant les esgourdes et avide de la suite.

— Moi, continuait Jean, ce que je souhaiterais, ce serait que La Franche demeure ce lieu accueillant pour chacun, ainsi que mon père s'est battu pour. Néanmoins, les citoyens ne peuvent s'empêcher de parler, et je ne suis pas certain d'aimer ce que parfois j'entends...

— De quoi vous causez ?

Jean soupira, avala une longue gorgée et posa le cruchon, vide. Il prit un air grave :

— Oh vous savez...hm... Quelques années plus tôt, La Franche fut troublée par des émeutes. Des problèmes avec l'Empire...

À ces mots, le visage de Songe se fit livide. Glyphe lui donna une bourrade mais Jean, lui, alternait les coups d'œil entre son pichet et le comptoir.

— Hm...je crois que je vais aller m'en reprendre...une...

— Attendez, vous savez ce que voulaient ces gens de l'Académie, et où ils logent ?

Jean rit :

— Non ! Mais vous devez savoir où l'on pourrait vous répondre.

Concurremment, Jolimar s'était décidé à descendre de sa cachette et se faufilait vers le comptoir de l'auberge, sobrement titrée « Au Bon Vivant ».

— Dites, vous n'auriez pas entendu quelques rumeurs récemment ? glissa-t-il au tenancier.

L'homme, une masse grassouillette, l'observa, les sourcils froncés :

— Quel genre de rumeurs ? grogna-t-il.

Le vacarme s'était apaisé avec le départ de la troupe folle. Lorsque les paniers en osiers avaient été pleins, ils avaient détalé aussitôt. Un calme relatif régnait désormais, et la nuit s'avançait.

— Je sais pas, des rumeurs.

L'aubergiste le regarda ; longtemps, puis avec insistance. Jolimar tira une pièce de sa bourse et la glissa sur le comptoir. En réponse, l'autre lui servit une bière.

— Non merci.

L'aubergiste eut l'air étonné. Jolimar fit une moue, mais sortit une autre pièce :

— J'ai remarqué que des hommes de l'Empire vadrouillaient dans le coin, chuchota-t-il, vous savez ce qu'ils font ?

— L'Empire ! lança l'aubergiste, allons bon. Écoutez, mon p'tit père, La Franche est une cité tranquille. Tout le monde y est le bienvenu, ici. Tant qu'on n'y vient pas chercher des noises.

Le bonhomme fronça les sourcils et ajouta :

— Vous n'y viendriez pas nous chercher des noises, par hasard ? Hein ?

Quelques types alignés au comptoir avaient, par réflexe ou non, jeté un coup d'œil.

— Non, bien sûr que non. Je demandais seulement...

— Tant mieux. Les noises, c'est pas bon pour les affaires, on leur préfère les noix ; c'est bon et ça fait de l'huile.

L'aubergiste éclata d'un rire gras.

Soudain, il s'accouda au comptoir et se pencha :

— J'ai bien entendu un truc, chuchota-t-il, mais c'est pas vraiment un secret.

Il se tut. Fixant la ceinture de Jolimar. Ce dernier aligna encore une pièce.

— Il paraîtrait que des types de l'Académie trainent dans les environs...

Il continua, élevant la voix :

— Sont pas assez bien à Fortmage, eux ? Ha ha ha !

Des clients accompagnèrent son rire.

— Si vous l'dites, grommela Jolimar.

Il s'empressa de disparaître, en évitant de regarder autour, les mains tirées sur sa capuche, filant vers l'extérieur.

— Pourquoi dormons-nous là-bas ? geignait Songe.

La grand-rue était quasi-déserte. Quelques saoulards titubaient hors des auberges et des patrouilles circulaient, le pas lourd, faisant fuir mendiants et badauds. Désormais, on s'ameutait vers les établissements de plaisir en espérant y passer la nuit.

— « Au Bon Vivant » est la plus conviviale, grogna Glyphe. Surtout si on y vient pour boire. C'est aussi un lieu où l'on passe inaperçu. Constamment noire de monde, tous ceux qui haltent à La Franche s'y arrêtent, généralement. C'est à la fois l'endroit idéal pour les rencontres ou pour les éviter.

Ils déambulèrent dans La Franche, marchant calmement pour ne pas se faire remarquer. Parfois, une fille les racolait discrètement, sifflant depuis l'ombre d'une ruelle, glissant un œil inquiet et lubrique entre les torches des gardes en faction. Avec leur accoutrement, on pouvait facilement confondre Glyphe et Songe avec des bourgeois ; au moins des marchands bien lotis.

Ils avaient quitté Jean sans cérémonie. Le jeune homme les avait accompagnés jusqu'à la porte de l'auberge et, hésitant, avait sûrement songé les suivre – à leur grand dam. Puis il s'était laisser happer par l'odeur de l'alcool. Glyphe, pas plus que Songe, ne comprenait cet attrait déraisonné pour la boisson et ce qui en découlait. L'ambiance festive, le bruit et les corps, moites de sueur, l'importunait. Mais ce que Glyphe craignait le plus, c'était l'idée de perdre ses moyens.

— Nous n'avons pas appris grand-chose... glissa Songe.

— Si ce n'est que les mages de l'Académie foutent encore leur sale nez dans nos affaires. C'était à prévoir.

— Et que notre présence n'est pas un secret...

Les bruits de rire retentirent avant même qu'ils n'arrivent devant l'établissement.

« Au Bon Vivant » était bondé. Si l'auberge se vidait continuellement, elle se remplissait au même train. Glyphe avisa Braise : il n'avait pas bougé.

— Rejoins Braise et attendez-moi, j'ai quelques questions à poser au monsieur là-bas.

Songe fit la moue mais s'exécuta.

Glyphe, lui, dû jouer des coudes pour se faufiler au comptoir. La masse grouillait comme une portée d'insecte près de la lumière odorante de l'alcool.

— Vous savez où je peux trouver les hommes de l'Académie de Fortmage ? grogna-t-il.

L'aubergiste lui lança un regard noir.

— On m'a dit qu'ils trainaient dans le coin.

L'aubergiste, de la tête, indiqua sa sacoche.

Glyphe râla, mais lui glissa une pièce. Il obtint une bière.

Il en glissa une seconde et secoua sa bourse.

— J'en sais trop rien, répondit le tenancier, mais t'à l'heure j'ai vu passer un gars bizarre. Je m'en souviens parce que je lui ai fait une blague et que ça l'a pas fait marrer. Puis, il posait des questions...

Il s'interrompit, observant Glyphe d'un œil mauvais.

— ...lui aussi.

Glyphe fronça les sourcils.

« Je pourrais te faire rôtir dans ton auberge » pensa-t-il.

Il songea un instant à lui coller une rouste mais se ravisa plus vite encore. Finalement, il tira une énième piécette.

— C'est qu'il posait des questions sur les gens de l'Empire.

— L'Empire, ah bon.

— Oui, l'Empire, ces...sorciers... Le gars était bizarre, vraiment. Son attitude, tout. Je pense qu'il cherchait les noises ; vous savez, normalement on vient ici pour les noix...

Le tenancier se tut et attendit. Glyphe mima un sourire contrit, mais son interlocuteur sembla ravi.

— Je me souviens de lui, parce qu'il m'a loué une chambre un peu plus tôt. Il ressemblait à un voyageur et il vadrouillait pas mal, ce soir. Pourtant, visage inconnu. Pas d'ici le gars.

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