Chapitre 20 : L'Empire

Des montagnes bordaient les forêts, ou était-ce l'inverse ?

Entre les cris, des bruits du chaos s'insinuent, une odeur de feu. La pluie. Il grelotte.

— On va le perdre.

Des braises embrasées noient l'air survolté de bourrasques intempestives.

— On avance.

— J'y vois rien.

— Faut se tirer, Glyphe.

Un océan de flammes danse sous les éclairs, couvert des ombres géantes que jettent les nuages.

— Je...où est maman ?

Un grondement s'enroule, saupoudré en échos le long des falaises béantes, assourdi par le tonnerre fracassé et des cataractes évadées du ciel percé.

— Nous allons vers Hautemont ?

— Vous l'avez vu ?

Un rocher, détaché d'un mur immense, s'écrase dans un torrent.

— Saylomen.

— Tuons-le, tant qu'on peut.

— Silence.

— Glyphe...

Un grommèlement.

— On ne devrait pas...

— Boucle la. Tu veux.

Une pente, un lacet dévoré d'un feu noir. Une escalade dans les ombres logées entre deux bouts de brume bleu. Une envie de vomir, des images floues et incertaines.

— Reste avec nous, gamin. Songe.

— Je...fais ce que je peux.

La voix est remplie de frousse. Un murmure affolé dans un orage.

— Glyphe, on ne devrait pas...

— Tu l'as déjà dit.

Celui-ci grogne. Sa voix est comme un souvenir qui s'affole et l'effraie.

— Ciel...

— Peste soit Ciel !

— Attent...

Dans une forêt de séquoia, une silhouette s'égare au milieu des troncs noirs. Il la survole. Il sait ce qu'elle va faire : elle veut sortir d'ici, le feu dévorera bientôt la forêt. Il veut s'éloigner, mais il ne peut tout à fait rompre le lien qui l'attache à l'image de ce garçon. Il a peur et il le sait. Il pleurniche. Il cherche encore sa mère, cet idiot. Il sait pourtant qu'elle est morte.

« Mais va-t'en ! » veut-il lui crier, mais il n'en fait rien.

Bientôt les cimes s'allument comme des milliers de lampions. Il veut s'élever, voir ce qu'il y a dans la plaine. Le garçon le regarde :

— Tu sais où est ma maman ?

« Cours, idiot ! »

Mais le garçon ne court pas. Il pleure, mais tranquillement. Ses sanglots sont un réflexe. Il ne connait pas encore la tristesse.

Indolent, il traverse les arbres qui s'entremêlent. Le long des branches ondulent les ombres rouges, elles sucent la sève.

« De l'autre côté, va de l'autre côté ! Il n'y a rien là-bas, va voir ce qu'il a de l'autre côté ! »

Il aimerait bien, mais le gamin ne veut pas. Il se dirige là où rien ne l'attend. Il ne veut pas voir. Alors il essaie de faire demi-tour, mais le gamin se retourne et le regarde :

— Non. Viens.

Il a les yeux remplis de noirceur. Son visage se voile mais sur cette figure ténébreuse se dessine un sourire.

Il ne veut pas lui montrer.

« Qu'est-ce qu'il y a là-bas ?! »

— Viens, insiste le gosse. Suis-moi.

Il l'emmène dans une clairière. Des rafales soulèvent quantité de rebus arboricoles : des feuilles tourbillonnent et soudain s'allument. Le garçon marche droit, droit vers cette fureur brûlante et s'enfonce.

Il refuse de le suivre et soudain tout s'embrase. Le monde se décompose, il sue d'eau de feu qui coule en rivière dans des lits de pierre noire.

Face à lui : rien d'autre qu'un écran de ténèbres où le monde s'arrête.

Et au-dessus : l'ombre géante à la place du ciel.

Ædrian se réveilla doucement.

Dans la pénombre.

En se redressant, il remarqua que son dos ne lui faisait plus mal.

Il se frotta les yeux : il voyait. Une lumière survivait quelque part.

Il se trouvait dans une large cavité bouffée de ténèbres, étendu sur une couchette de pierre couverte de peaux. Il était nu : un bandage autour du torse. Mais la douleur s'était évanouie.

Une bougie, dans une salle qu'il imaginait immense, peinait à disperser les ombres. Son cœur cognait dans sa poitrine.

« Où suis-je... »

Une grotte.

Les spectres dansaient sur le plafond. Une rai de lumière blanche se déposait sur le sol.

« Il doit faire jour, dehors. »

Un bruit lointain. Des échos.

Ædrian se leva. Ses membres étaient ankylosés. Il s'étira. Le sol était rugueux et froid. Il frissonna. De nombreux lits de pierres couraient dans la pièce. La bougie était posée sur une table sculptée dans le sol, à côté d'une couchette défaite. Ædrian tituba, longeant les murs caverneux en cherchant une sortie à tâtons. La grotte était longue et portait son sommet en hauteur. Il remarqua une minuscule faille, au sommet, d'où tombait la lumière. Il trouva enfin une ouverture d'où sifflait un air ancien. Le silence murmurait des voix évadées des profondeurs.

— ...l'avenir de notre...

Un courant d'air chaud fouetta sa figure. Un souffle démoniaque expiré du cœur de la terre.

— ...es fou...utiliser...ah !

— ...rêves, Ciel...mourrons tous...contrôler...chance de survivre...

Le cordon s'enfonçait dans les ténèbres. Les voix montaient d'ici. Ædrian s'y engouffra, plus intrigué qu'inquiet.

— ...ta folie te détruira...l'Empire...ce pouvoir...non...

Les voix se précisaient. Une voix de femme, et celle d'un homme, plus grave, trop grave.

— Tu es la seule. C'est plus pareil. La donne a changé. Ils seront avec moi, plus personne ne t'écoute ici. On ne peut pas refuser ça.

C'était une gorge qui ne faisait que descendre. Juste asse large pour deux épaules. L'air se raréfiait et Ædrian toussa.

— Silence. Le voici.

Ædrian avait atteint une cavité plus mince. Une lueur ténue jetait des ombres grises sur les parois. Une silhouette s'avachissait dans un recoin, éclairée par une bougie. L'autre...

Cette voix... Ædrian s'exclama et souhaita fuir. Déjà le colosse se levait et se jetait sur lui. Malgré sa corpulence, il était trop vif. Ædrian fut écrasé par sa masse. Il sentait sa main contre son crâne, qui lui écrasait le visage contre la roche et l'empêcher de bouger. Il ne pouvait pas tourner la tête, pas le voir.

— Fais pas l'con, gamin, grogna l'homme.

— Oui, Glyphe ! Tue-le ! Maintenant.

Ædrian cessa de remuer.

La prise se desserra.

— Ferme-la, Ciel, cracha Glyphe. Ædrian, fais pas l'idiot. OK ?

Ædrian serrait les dents.

— Ædrian ?

— Mouais, grommela-t-il.

Il sentit le poids s'enlever. Il se tourna. L'autre lui tendait la main.

Il le fixa, entra dans le Magemonde...

— Espèce de sale petit con... murmura l'autre.

Ædrian convulsa : il porta ses mains et sa gorge, les yeux révulsés. Il vit à peine le poing s'abattre.

Puis plus rien.

— Où suis-je ?

— À la maison, grogna une voix.

On avait bandé ses yeux. Ses poignets étaient liés eux aussi. Ædrian se tortilla.

— Écoute, gamin, ça ne m'amuse pas mais tu l'as cherché.

Il souffla :

— Je suis ton seul copain ici. Y'en a pas mal qui veulent te faire la peau.

Ædrian était trop occupé à se démener pour desserrer ses liens pour écouter ce type. Il fut brusqué : l'autre lui empoignait le bras et le secouait.

— Oh ! tu écoutes ce que je te dis ?!

Ædrian s'immobilisa. Cette voix était familière.

— Vous, je vous connais !

— C'est sûr. On s'est déjà croisé.

Merde. Ça n'allait pas recommencer ?

— J'ai soif.

L'homme le lâcha.

— Écoute Ædrian, je veux bien te libérer. Mais pas de conneries.

Il grogna :

— Sinon je t'en colle une. Je te surveille.

— D'accord.

Il sentit ses liens défaits. L'autre le releva :

— Debout.

— Et le bandeau ?

— Tu vas le garder pour le moment. Histoire de te passer l'envie de faire des bêtises.

L'autre lui passa une matière rugueuse dans la main.

— Enfile ça. Tu vas pas te promener à poils quand même.

Ædrian rougit. Il faufila sa jambe dans le pantalon, manqua de tomber. L'autre le retenait par l'avant-bras. La pression de sa poigne se faisait douloureuse. Il desserra.

— Désolé, grommela l'autre.

Il ajouta :

— Moi, c'est Glyphe.

— Enchanté...

Lorsqu'il fut habillé, Glyphe le traîna à travers ce qui sembla à Ædrian un dédale. Ils ne faisaient que tourner.

— C'est un véritable labyrinthe, ici. Je te déconseille d'essayer de te faire la malle. T'y arriverais pas.

Ædrian essayait de se remémorer. Cette voix était restée gravé dans ses rêves.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
L'autre eut un rire cynique :

— Tu as fait du bon boulot. Voilà ce qu'il s'est passé.

Soudain, ils s'arrêtèrent.

— Je vais enlever le bandeau. Tu restes calme. OK ?

Il murmurait.

— Mouais.

— Sinon, je les laisse te faire la peau.

Ædrian frissonna :

— D'a...d'accord.

— Bien. Je vais l'enlever.

La lumière. Ædrian tomba sur le visage de son interlocuteur. Glyphe avait la face sévère. Ædrian cligna des yeux.

— Pas de con...

— J'ai compris, coupa Ædrian.

Ils étaient dans une longue cavité éclairée de multiples bougies, posées sur des supports incrustés dans la roche qui bordaient la pièce. Alignés sur une longue table sculptée dans la pierre, une bordée de personnages curieux mangeait dans un silence religieux. Le raclement des couverts dans les assiettes en bois, couvraient à peine le concert de mastication. De dos, enveloppés dans des capes noires, ils ressemblaient à une secte antique, d'étranges cultistes cannibales dont Mirabelle lui parlait jadis. Tous ignoraient Ædrian. Il repéra un homme à la tignasse poivre-sel.

« Liam ! »

L'homme leva les yeux sur lui. Ce n'était pas Liam.

« Où est-ce que je me suis fourré... »

Ædrian s'agita et laissa échapper un glapissement. Glyphe posa une main sur son épaule, ce qui ne fit qu'accentuer la gêne. Des yeux se posaient sur lui, fugacement. Des regards mauvais. Que foutait-il ici ?

Un spasme courut dans son dos et tout son être fut secoué. Il s'immobilisa, incapable de bouger.

L'odeur de la mort.

Assis, face à lui, le visage abaissé sur son assiette, un homme à la figure sombre s'attachait à avaler des cuillers de haricots. Le drôle leva les yeux vers lui : sa peau...elle était sombre : presque noire. Il se dégageait du bonhomme une aura morbide.

— Qu'est-ce tu regardes, merdeux ? grogna-t-il avec un drôle d'accent.

Ædrian était incapable de bouger. Il regarda derrière lui, rien qu'un long tunnel. « C'est un véritable labyrinthe, ici. »

Coincé. Il était foutu.

— Vous...vous êtes l'Empire, c'est ça ?

— L'Empire, ouais. Va t'asseoir, personne te touchera.

Animé par un automatisme confus, Ædrian se traîna au banc et s'assit parmi les adeptes. Il ne pouvait empêcher son corps de se trembloter. L'homme à sa gauche ne se gênait pas pour lui envoyer des coups de coude pendant qu'il mangeait. Ædrian ne parvenait qu'à fixer la figure sombre, hypnotisé.

Glyphe s'était glissé à sa droite.

Le maure grommela quelque chose dans un dialecte étrange.

— La ferme, Phase. Il n'y est pour rien.

Ædrian refusa de toucher son plat. Des haricots se noyaient dans une sauce orangée, accompagnés d'une pièce de viande grisâtre. Il agitait sa cuiller dans son assiette et concentrait toute son attention sur cette tâche mécanique pour éviter les yeux qu'il croyait rivés vers lui.

Les autres ne parlaient guère. Ædrian eut soudain très froid. Il leva la tête et vit deux grands yeux rouges au milieu d'un monde assombri. Ses tremblements s'accentuaient et sa vue se troubla. Il posa la main sur la table, cherchant à attraper sa cuiller. Il s'asséchait, mourrait de faim mais ses gestes étaient approximatifs. Son bras fut secoué de spasmes. De l'autre, il s'appuya sur le banc, voulut se lever mais tomba sur les fesses. Ses doigts s'engourdissaient, il ne sentait déjà plus ses pieds.

Glyphe le regarda, inquiet, puis se dressa avec violence.

— PHASE !

Un instant, il n'y eut plus que le silence.

Un murmure étrange parcouru l'assemblé, quelqu'un ricana.

Ædrian secoua la tête. Il s'appuya sur ses bras, et se hissa sur ses jambes.

Phase, les yeux injectés et un sourire tordu, se leva. Il jeta un regard glacial à Ædrian et disparut.

— Sortez, tous !

— Glyphe...

— Sortez !

Les autres quittèrent la pièce.

— Imbéciles, grommela Glyphe.

— Glyphe, tu es le seul imbécile ici, lâcha une voix de femme.

Adossée dans un recoin en-dehors de la lumière, elle fixait Ædrian.

Elle tenait dans sa main une bougie dont elle caressait la flamme qui l'éclairait par dessous le menton, fin et pointu, occultant le haut de son visage, rendu sévère par les ombres. Ses traits étaient émaciés mais durs, ses lèvres fines. Des mèches grises coulaient sur ses tempes et couvaient un cou fragile.

Soudain, elle souffla sa bougie et s'avança :

— Pouf, le feu est mort... murmura-t-elle.

Elle se drapait d'une longue robe, découpé dans une étoffe somptueuse et épaisse, brodée dans les ténèbres. Elle rassemblait à la fois un physique jeune et vieux.

Elle explosa d'un rire fou. L'instant d'après elle reprenait un air grave et détaillait Ædrian :

— Il y aura une cérémonie, lâcha-t-elle. Tu y viendras. C'est ta faute, s'il en est ainsi.

— Ciel, gronda Glyphe.

— Mieux vaut mieux qu'il sache.

Elle ricana, haussa les épaules et disparut.

Ædrian souffla. Son échine se trempait.

— Phrase était le frère de Phase, précisa Glyphe. Il est mort lorsque nous sommes venus te chercher.

Il observa Ædrian et ses bras, encore tremblants.

— Sa peau est...sa peau était...et...

— Phase est un crokvi. Un magicien du sud.

Glyphe regarda l'assiette d'Ædrian.

— Mange, ordonna-t-il.

Ædrian s'attabla et dévora son repas. Il prenait conscience d'une faiblesse physique qui n'étais pas là juste avant.

— Elle n'aime pas l'idée d'avoir perdu un élément comme Phrase, un homme valeureux pour...

Ædrian sortit la cuiller de sa bouche :

— Un gamin ?

Glyphe eut un air désolé. Malgré sa corpulence imposante, il lui paraissait sympathique et rassurant. C'était étrange, dans un lointain passé, cet homme avait pu représenter tout le contraire...

— C'est à peu près l'idée, ouai. Écoute, Phrase était un bon gars. Je le pleure et le pleurerai encore mais nous n'avons pas le temps. Il savait ce qu'il faisait, et ça en valait la peine. Ça fait un bout de temps que tu aurais dû nous rejoindre...si seulement ces cons de l'Académie...

Il abattit un poing féroce sur la table.

— Nous sommes revenus, il y a un an à peu près. Ils ont dit que tu n'étais plus là. Je sais qu'ils ont menti. Nous avons déjà perdu deux hommes valeureux, seulement par leur faute.

— On ne m'a jamais rien dit.

Ils s'observèrent mutuellement. Un sourire contrarié se peignait sur la figure de Glyphe, dessinant des formes étranges Son visage semblait éternellement crispé.

— Ça ne m'étonne pas. Mange.

— Qu'est-ce qu'il va se passer, ensuite ?

— Mange, grogna Glyphe. Tu me rejoindras après.

Il s'était levé et se dirigeait vers une fente dans la roche mais se retourna :

— Inutile d'essayer de te tirer, y'a rien que le dortoir, de l'autre côté.

Ædrian se retrouva seul. Il lâcha sa cuiller et explora. Çà et là, des raies des lumières se vidaient dans la fumée noire dispersée par les bougies. Il longea la pièce. Seules deux issues : celle qui menait au dortoir, et l'autre. Le silence baignait dans la grotte.

Il se résigna à emprunter la voie de Glyphe.

En progressant, les lumières derrière lui s'éteignirent et il avança à tâtons dans le noir, en collant la paroi comme s'il s'agrippait à une main qu'il ne voudrait lâcher. Un courant mêlé d'air chaud et froid filait entre ses jambes. Il devina un embranchement là où les courants s'opposaient plus férocement. L'une des galeries émergeait des profondeurs, exhalant un ronflement étouffé, monotone et une chaleur fiévreuse ; tandis que l'autre expirait des bouffées d'air glacées.

Il s'immobilisa. Il craignait de s'égarer dans ces tunnels et d'y rester muré à jamais. C'était peut-être ça, leur plan, le laisser croupir dans ce labyrinthe infernal. Il devenait claustrophobique.

— Tu viens ? grogna la voix de Glyphe.

Ædrian souffla. Cette voix était une bénédiction. Il emboîta le pas à Glyphe, surgit de l'ombre, dans le goulot qui s'enfonçait dans les ténèbres...

Il ne tarda pas à regretter le silence. Les bruits qu'il avait perçus grondaient désormais. Des clameurs s'élevaient des cavernes comme une rumeur de mort. Les sons qui s'éveillaient de ce qu'il imaginait être le fond de l'univers le terrorisaient. Il discernait, parmi des grondements inquiétants, des paroles qu'il ne comprenait pas, un hymne entêtant et sombre. Tandis qu'ils s'étranglaient dans cette veine malheureuse à la pente interminable, un brouillard gazeux rampait vers eux, s'entortillait autour de leurs corps et prenait la gorge.

— Qu'allez-vous faire de moi ? gémit Ædrian.

La chaleur devenait insoutenable, son front s'inondait d'une sueur tiède et sale. Ædrian porta sa main devant sa bouche et chercha à remplir ses poumons.

— Hein ? s'étonna Glyphe.

Ils débouchèrent dans une pièce sphérique inondée de fumée. Un cercle de silhouettes immobiles chantait dans une langue inconnue, enveloppées sous leurs capes à capuches.

Glyphe attrapa Ædrian et le traîna avec lui dans le cœur de la secte. Ædrian tremblait et respirait difficilement. À ses pieds, une cheminée exhalait son souffle brûlant, crachant des gaz et une rougeur crépusculaire qui allumait la cavité. Ædrian y risqua ses yeux : au fond, un cœur de flammes. Il recula, portant ses mains à son visage et frottant ses yeux irrités, se crispa pour ne pas tousser ; il ouvrit la bouche et laissa échapper un souffle bruyant.

Une main tomba sur son épaule.

Ædrian leva des yeux larmoyants vers Glyphe : il était sûr qu'il allait le pousser.

Glyphe n'en fit rien. Il posa simplement un doigt sur ses lèvres.

Les adeptes levaient les bras. Quelque chose sembla se mouvoir au fond de la cheminée, éclater et cracher des gerbes de feu. Ædrian était à la fois terrifié et fasciné. Il ne pouvait plus détacher son regard du fond de cette colonne noircie, dont les parois crépitaient à chaque battement de ce cœur gigantesque qui s'animait en fumant. Les voix, solennelles, psalmodiaient leur plainte funeste.

Cela durant un temps incertain et lorsqu'ils se turent, un grondement ébranla la caverne, des morceaux de parois se détachèrent de la cheminée et dégringolèrent au fond dans des éclatements de lumière et de fumée.

Chacun se retira en une procession somnambule. Ædrian resta seul avec Glyphe.

— Qu'est-ce que c'était ?

— Une cérémonie funéraire symbolique, sans corps à enterrer, gronda une voix. Tout ce qu'il nous restait de lui.

Une ombre se détacha de la paroi. Elle avançait d'une démarche chancelante, sa longue robe flottant dans son dos, enveloppée de brume. Un fantôme à la voix ancienne.

— Le feu finira par tomber du ciel. Si on le laisse faire, il engloutira le monde.

— Le cœur de la terre, le feu : cette source puissante alimente notre art depuis la nuit des temps, murmura Glyphe, envoûté par la déité du cratère.

Il inclina la tête :

— Et lavera tout. Pour enfin rétablir l'ordre de l'univers.

Il se tourna vers Ædrian, les yeux brillants :

— Ç'a commencé ! Bientôt, Bourgvallé s'enfouira sous le poids de ses propres péchés.

« Ils sont fous. »

— Tu n'avais jamais vu de volcan ? persiffla la femme.

La forme se rapprochait et devenait distincte. Ciel, qui glissait vers lui.

— Ce...c'est quoi ?

— Là où la magie prend sa source : dans le cœur de la terre. Fortmage s'est érigé sur un volcan. Les anciens n'y sont pas allés au hasard.

Elle souffla. Elle était tout près. Ædrian devina un sourire teinté d'amertume et sentait son haleine cendreuse.

— Cette source protège l'Académie. C'est pourquoi elle est encore ici, là où d'autres ont péri depuis longtemps.

Ædrian toussa. Il baissa la tête pour éviter de croiser les yeux de Ciel.

— Tu ne savais pas ? (elle rit) Fortmage a son propre puit. Autrefois, les anciens y faisaient des sacrifices.

Sa voix se faisait plus stridente. Il sentait le poids de son regard vissé sur lui.

— Des sa...des sacrifices ?

— Humains.

Elle siffla. Ædrian voulut reculer mais son pied ne trouva rien. Derrière lui, rien que le vide. Il suait et respirait difficilement. Glyphe semblait engourdi, dans un rêve.

— Nous ne faisons pas ça, rassura Glyphe. Ça ne se fait plus...

Ciel avait posé ses mains sur le torse d'Ædrian. Elle remonta, promenant un doigt sur son menton.

— Peut-estre devrions nous recommencer ces antiques pratiques...

Elle éclata d'un rire fou.

Et poussa Ædrian.

Il aperçut seulement Glyphe émerger de sa torpeur, tandis qu'Ædrian se cramponnait à la paroi. Maintenant elle hurlait :

— Meurs ! Meurs ! Meurs donc...

Et lui piétinait ses doigts, ceux qui raccrochaient Ædrian à la vie. Il sentait le souffle brûlant, de cette gueule qui voulait l'avaler, la chaleur et la peur hérisser ses poils. La sueur glacée qui courait son échine.

Il fut tiré hors du tuyau par un bras puissant qui le souleva et l'amena sans peine. Il se laissa choir et resta ainsi. Ciel pleurnichait, à genoux.

— Tu aurais dû...tu aurais dû...le tuer...sanglotait-elle.

Il grogna, et lui envoya un coup de pied.

Elle s'étala sans bruit. Elle se laissait faire.

— Tu as perdu, Ciel.

Glyphe attrapa Ædrian et l'aida à se relever.

— Mais toi, tu n'as rien gagné. Tu es un idiot, Glyphe. Vous êtes tous idiots et aveugles.

Elle s'était tut.

— Si je te tue pas, c'est parce que j'ai encore du respect pour ce que tu représentes. Ciel, tu as perdu depuis longtemps. Plus personne ne reconnait ton avis. Plus personne ne voudra suivre tes directives, c'est trop tard. Maintenant, c'est à toi de te ranger parmi nous. Ou de disparaître.

— Vous êtes trop jeunes (sa voix était calme et résignée). Vous ne connaissez rien. Vous commettrez les mêmes erreurs que celles que nous avons déjà faites...

Glyphe empoigna le bras d'Ædrian :

— Allons, viens maintenant, grogna-t-il.

Soudain Ciel se leva, son regard était implorant :

— Att...attends...il faut que...

— Quoi, encore ?

— Je voudrais qu'il rencontre Lune.

Glyphe lâcha Ædrian.

— À quoi bon ?

— Glyphe, je t'en prie. Accorde-moi ça, seulement ça... Ensuite, tu feras ce que tu veux.

— Pff...

Glyphe souffla.

— OK, Ciel. Ædrian ?

— Tout ce que vous voulez, pourvu qu'on sorte d'ici... s'étrangla-t-il.

Le complexe des cavernes formait un labyrinthe. Ædrian fut traîné le long de nombreux couloirs, incapable de se repérer. Ils s'étaient arrêtés dans un caveau où l'air était plus frais. Ædrian soufflait. Enfin. Pourtant, il ne pouvait empêcher la boule qui gonflait dans son ventre et lui tordait l'estomac. Il ne souhaitait que partir. Mais savait qu'il serait incapable de quitter cet endroit, seul.

— Qui est là ?

La voix émergeait des ténèbres. Sur un mur, une torche fumait mais le fond de la caverne était plongé dans la pénombre. Une odeur de moisissure survivait en cet endroit à l'atmosphère humide.

— Ciel, c'est toi ?

— Bonsoir, Lune.

Elle se saisit de la torche et approcha la flamme jusqu'à éclairer une silhouette qui eut un mouvement de repli. Une voix d'homme cracha :

— Que viens-tu me visiter dans ma tanière, sorcière ?! Est-ce pour me brûler ?

— Pou...pourquoi vit-il dans le noir ?

Ciel leva sa torche, et la lumière glissa jusqu'à un vieillard assis en tailleur. Ses vêtements étaient en lambeaux, son visage émacié et sa barbe tombait au sol. Surtout, en place de ses yeux, ses orbites étaient creux.

— Il...il...

— Il est aveugle, oui.

— Oh, souffla le vieillard, alors c'est un nouveau que vous m'amenez.

— Ciel...

— Glyphe, c'est toi ? Tu es là, toi aussi ?

— Je suis là, Lune.

— Lune estait un magicien puissant, autrefois, reprit Ciel. Un Prîné.

Ciel se tourna vers Ædrian :

— Comme toi, Ædrian.

— Qui...qui lui a fait ça ?

Le vieillard hoqueta :

— Oh, personne ne m'a rien fait. Je l'ai fait seul. Ædrian, c'est cela ? As-tu déjà essayé de regarder le soleil sans te bruler les yeux ?

— Çasuffit ! gronda Glyphe. Ædrian, on y va.

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