𝐉𝐨𝐮𝐫 𝟐𝐎 : 𝐌𝐨𝐫𝐢𝐚𝐫𝐭𝐲.

















𝐔𝐑𝐒𝐔𝐋𝐀

𝐖𝐢𝐥𝐥𝐢𝐚𝐦 𝐉𝐚𝐦𝐞𝐬 𝐌𝐨𝐫𝐢𝐚𝐫𝐭𝐲

𝐗𝐗


















          Qui ose perturber ma tranquillité ?

          Par-delà le cocon de l’océan, j’entends la rumeur des hurlements. La mer est secouée par les agitations de la terre. Partout autour de moi, les coraux frémissent et les algues se rétractent.

— Votre Majesté…

          Timidement, un crabe se hisse sur un rocher à ma droite. Dissimulant ses minuscules yeux derrière ses imposantes pinces, il semble hésiter un instant.

          Il sait que je ne vais pas aimer ce qu’il s’apprête à dire.

— Qui est-ce ? je demande simplement.

— Des soldats de la Reine Rouge, me répond-il aussitôt tandis que je lève les yeux jusqu’à la surface de la mer, au-dessus de ma tête.

— La Reine… Cette garce n’a-t-elle pas compris qu’elle gouvernait la terre ? je rétorque aussitôt en serrant les poings. Les océans sont à moi. Comment ose-t-elle faire du bruit le long de mes côtes ?

          La Reine Rouge asservit sa population. Depuis des décennies maintenant, son peuple meurt de faim et tente de se débattre, en vain, contre sa politique de terreur. À perte de vue, elle a fait ployer des régions sous sa main de fer.

          Cependant, ses sottises s’arrêtent à la naissance des eaux. Ici, elle ne vaut rien.

— Peut-être est-il temps que je lui rappelle qui est Ursula.

          Brusquement un tentacule sombre jaillit de mon buste, soulevant une vague. Aussitôt, le crabe recule, comprenant que je vais atteindre la surface et que cela ne se fera pas sans accroc.

          Mon bassin s’élargit et mes bras s’allongent. Je sens la puissance affluer dans mes veines à mesure que je grandis. Mon corps se développe, gagnant en force.

          Je me transforme en un créature titanesque.

          Un deuxième tentacule apparaît, cognant le sol en se déployant et me propulsant vers la surface. Mon torse est aussi large que trois bateaux réunis. Aussitôt, un troisième le rejoint, immense, tandis que je grandis. Bientôt, un quatrième s’enroule autour d’un gigantesque navire royal, comme s’il n’était qu’un objet ridicule et le brise.

          Lorsque mon cinquième tentacule se déploie, mon dos recourbé frappe la surface de la mer, soulevant une déferlante de vagues qui ébranle les océans et s’éclate contre les maisons bordant la côte.

          Je me redresse quand l’ultime tentacule naît, fouettant l’eau en un claquement impressionnant.

— Qui ose perturber ma tranquillité ?

          Ma voix jaillit de ma gorge, semblable à un écho d'outre tombe. Elle s’éclate en un vent violent sur le port, faisant ployer les voiles des bateaux.

          De ma hauteur, les gens ne ressemblent qu’à de vulgaires pantins de bois. La ville sous mes pieds n’est plus qu’une maquette traversée par des fourmis.

          Bientôt, je réalise qu’une dizaine de ces mêmes fourmis sont en uniforme rouge. Le cou tordu, elles m'observent béatement tandis que la population hurle de terreur à ma vue, courant loin du quai.

          La garde royale… Ces abrutis qui se croient au-dessus de mes lois. Ce sont eux qui faisaient du bruit.

— DE QUEL DROIT OSEZ-VOUS FAIRE DU BRUIT SUR MES CÔTES ? je hurle en me penchant, la puissance de ma voix les faisant tomber sur le postérieur.

          Tremblant de peur, ils me regardent sans dire mot. Autour d’eux, tous ont quitté le quai. Les marins sont sortis de leurs bateaux, les commerçants ont abandonné leur magasin et les enfants ont quitté les écoles. Effrayés par l’apparition d’une gigantesque créature aquatique, ils ont pris leurs jambes à leur cou.

— Soudain silencieux, hein ? j’interroge en arquant un sourcil moqueur. Il est sûr que vous faisiez énormément plus de bruits, à l’instant.

          Flottant sur mes tentacules, je m’éloigne légèrement de la bordure du quai. Une expression profondément soulagée traverse les visages des soldats qui se détendent aussitôt.

          Ils ne se doutent pas une seule seconde que cela me permettra de prendre suffisamment d’élan pour projeter sur leurs corps une vague qui leur sera létale. Elle balayera l’océan avec tant de vigueur que les habitations céderont sous la force du déluge.

          S’ils ne me répondent pas, je ferais comprendre à la Reine Rouge que personne, et encore moins elle, ne peut menacer mes côtes.

Répondez-moi immédiatement où vous subirez mes foudres, je tonne avec fermeté, sans pour autant hausser le ton.

          Quelques instants, nul ne bouge. Certains se regardent en chien de faïence, n’osant prendre la parole. Quand soudain, une silhouette s’anime parmi le groupe.

          Une femme à genoux hausse à peine les yeux, n’osant croiser mon regard. Mais, elle se redresse assez pour que sa voix porte. Et elle crie afin que je l’entende : 

— MADAME ! NOUS NE VOUS DÉFIONS PAS, MADAME ! NOUS SOMMES SUR LES TRACES D’UN CRIMINEL, MADAME !

— Espèce de connasse ! siffle un homme à mi-voix, s’imaginant peut-être que je ne l'aurais pas entendu. C’est une reine, on l’appelle « Votre Majesté » ! Tu vas tous nous faire tuer en l’appelant « madame » ! Putain, je savais que les bonnes femmes n’avaient rien à faire dans la troupe d’él…

          Un hurlement franchit les lèvres de l’homme, l’interrompant dans sa tirade misogyne. 

          Autour de son corps vient de s’enrouler l’un de mes tentacules, l’immobilisant. Ses bras se plaquent sur son corps et, il a beau se débattre, il ne résiste pas au poids de mon organe titanesque.

— Elle, au moins, elle a eu le courage de me répondre, je siffle en resserrant ma prise, entendant un sinistre craquement suivi d’un hurlement de douleur.

          Un rire guttural franchit mes lèvres en voyant son visage contorsionné de souffrance.

— Oh, la garde royale… Vous vous essuyez sur la population, trop content que votre grade vous protège. Vous leur crachez dessus, les asservissez tous les jours. Ils tremblent à l’idée de vous voir apparaître et vous vous languissez du jour où ils se feront dessus à votre simple apparition… Parce que s’ils osent croiser votre regard, vous les ferez exécuter pour affront.

          Il continue de hurler à plein poumons.

— Dis-moi, toi qui te crois tout-puissant grâce à ton uniforme… 

          Je souris béatement, mes lèvres si larges qu’elles pourraient l’engloutir.

— Qu’est-ce que ça fait de croiser quelqu’un qui a un véritable pouvoir ?

          Pour toute réponse, il pousse un hurlement de terreur. Aussitôt, je soupire d’agacement. Que je déteste les humains qui ne savent pas souffrir en silence lorsque je les malmène… Ils ont le don de produire des sons particulièrement agaçants.

          Mes yeux roulent dans mes orbites et je le lance par-dessus mon épaule. Son cri s’éloigne alors, se perdant au loin tandis qu’il traverse l’air au-dessus de la mer, à une vitesse fulgurante.

          Tétanisés, ses collègues observent sa silhouette volant, au loin. Je soupire face à la peur articulant leurs traits.

— Vous allez me dire que vous qui vous amusez à chahuter votre population chaque jour, à la frapper et la violenter, on peut vous faire taire d’un simple geste ? je ris mesquinement. Vous êtes aussi faibles que vous prétendez être forts.

          Dans un haussement de nez dédaigneux, je tonne sèchement : 

— Vous allez me dire ce qui vous a poussé à hurler près de mes côtes et vous allez partir. Essayez juste de me désobéir et vous verrez que je peux faire bien plus que balancer un corps aux os brisés pour qu’il aille se noyer au milieu de l’océan.

          Ils ne réagissent pas, tétanisés de peur. Leur terreur était amusante au début, mais elle commence à sérieusement perturber les négociations.

          Ce n’est même plus drôle.

— J’attends une réponse, je gronde, commençant à faire claquer mes tentacules, impatiente.

— UN MEMBRE DE LA RÉSISTANCE ! ILS AVAIENT ÉTÉ ENFERMÉ MAIS QUELQU’UN LES A LIBÉRÉS, VOTRE MAJESTÉ ! NOUS EN AVONS RETROUVÉ UN ET IL A SAUTÉ DANS L’EAU !

          La jeune femme, assise à genoux et les mains posées sur ses cuisses, continue de hurler. Je souris. Cette gamine n’a pas peur. Enfin, si… Mais, cela ne l'arrête pas.

          Si elle n’était pas dotée de deux jambes inutiles et de poumons, j’en ferais une soldate. Bien sûr, je pourrais lui confier magiquement une queue de poisson ainsi que des branchies.

          Seulement, je me sens d’humeur paresseuse aujourd’hui.

Et, si je n’étais pas intervenu, vous auriez fait quoi ? Plongé dans l’eau à sa suite ? Bravé mes frontières ?

— LE POIDS DE NOS ARMURES NOUS AURAIT NOYÉS, DONC NON, VOTRE MAJESTÉ !

          Aussitôt, un concert d’insultes s’ensuit. Les gardes sermonnent violemment leur collègue. Il est vrai qu’il eut été de bon ton d’évoquer une crainte de fouler mes eaux et de manquer de respect aux délimitations territoriales…

          Cependant, cette honnêteté a quelque chose de vivifiant et d’amusant. 

Partez, je finis par grogner en balayant l’air d’un geste de la main. Et en montrant plus de respect à cette jeune femme.

          Me retournant, je ne leur lance même pas de dernier regard avant de déclarer : 

— Vous lui devez votre survie.

          Là-dessus, je plonge. Dans un bond gracieux, je bascule vers l’avant, mes tentacules me propulsant. Mon crâne pénètre l’eau fraîche, suivie par mes épaules qui frétillent, comme si l’air de la ville les avait asséchées. Bientôt, le reste de mon corps suit. 

          À l’instant où ma sixième tentacule pénètre la surface, que mon corps disparaît aux yeux des humains, une fumée éclate. En volute céruléenne traversée de paillettes irisées, des vapeurs colorées se forment autour de mon corps, formant un nuage de poussières magiques dans l’eau.

          En quelques secondes, ce dernier se dissipe et je retrouve ma forme d’origine. Mon corps n’excède plus la taille de celui d’un humain classique et, sous mon buste, deux jambes sont visibles, pataugeant dans l’eau. Autour d’elles, les tissus fluides de ma robe flottent à la manière de vagues se succédant jusqu’à mes mollets.

— Il n’y a pas à dire, je préfère cette robe à l’armure que je porte lorsque j’utilise mon pouvoir et que je deviens « Ursula ».

          Ursula n’est pas mon nom. Il s’agit de la forme que j’adopte quand je deviens une créature géante à tentacules qui terrorise les humains.

          Dans l’océan, je garde ma véritable allure dotée de pieds.

          Sous mes pieds, une salle s’articule. En contrebas, un sol de damier voit son carrelage traversé de pousses d’algues qui tanguent au rythme des vagues. Autour de ce parterre, d'immenses rochers grimpent, scellant ses côtés. Cependant, à un endroit, ces roches se muent en une crypte faite de coquillages.

          Minuscule maisonnée dont le toit est surmonté d’un gigantesque bulot pointant la surface, son entrée est marquée par deux sculptures de sirènes.

          Cette crypte a la particularité de n’accueillir aucun mort. Son allure austère sert surtout à dissuader quelques abrutis de venir errer chez moi.

          Il s’agit en réalité de l’entrée d’un monde souterrain où j’habite en compagnie de mes gens.

— Votre Majesté ! retentit une voix dans mon dos qui s’avère être un apogon aux écailles écarlates. Nous autres poissons avons vu notre repas perturbé par une comète. Je suis venu vous en informer.

— Une comète ? je répète, désarçonnée par cette annonce.

Un humain tombé du ciel. 

          Mes traits retombent. Le fameux humain que l’armée de la Reine Rouge recherchait activement… Ainsi donc, mes confrères poissons l’ont retrouvé…

          Un sourire mesquin étire aussitôt mes lèvres.

— Cet humain… Pourrais-tu me guider vers lui ?

— Bien sûr, Votre Majesté !

          Là-dessus, le poisson s’élance dans une nage frénétique. Je le suis sans peine, savourant la sensation de l’eau soulevant ma robe dans mon sillage. Elle s’insinue dans le drapé de ma silhouette, fluidifiant le moindre de mes mouvements.

          Sous nos ventres défilent des paysages de coraux. Au détour d’un énorme rocher, le poisson se glisse dans un interstice, jaillissant alors dans une galerie souterraine. Quelques colonnes de lumière s’étirent à l’intérieur de la grotte, illuminant l’étendue de sable obscur sous nos corps.

          Lorsque nous ressortons de la galerie, je réalise que cela fait quelque temps que nous nageons ensemble. Assurément, le poisson a dû avoir énormément peur de la « comète » pour parcourir ce trajet en un temps si court et venir me relater ce qu’il se passe.

          Bientôt, nous atteignons un bosquet d’algues turquoise s’agitant avec frénésie. En le dépassant, je réalise que cette agitation provient des poissons discutant avec entrain dans ce dernier.

          Je ne suis qu’à quelques centimètres d’eux quand j’entends leur conversation. Dos à moi, ils n’ont manifestement pas réalisé ma présence. 

— Prévenir la reine Ursula ? s’exclame l’un d’entre eux. Est-il devenu fou ?

— Tu ne vas pas croire les mensonges des sirènes ? Elle nous a aidé quand les pêcheurs venaient ici, zone protégée, pour nous manger !

— Elle ne nous a aidé que pour gagner notre sympathie, parce que les sirènes ne l'aiment pas ! Et si les sirènes ne l’aiment pas, je dis qu’il y a sûrement une raison !

          Un sourire venimeux étire mes lèvres quand je me déploie derrière eux, m’élevant au-dessus de leur tête. Mon ombre plane sur leur corps, les couvrant soudainement d’obscurité.

          Ils se figent.

— Oh que oui, ils ont une raison de me haïr.

          Brutalement, je fonds entre eux. Ma tête se place entre leurs deux corps quand je chuchote : 

— Dois-je vous en donner une, à vous aussi ?

          Un concert de hurlements me répond. En un battement de cils, les poissons filent à vive allure. J’ai à peine le temps de me redresser qu’ils sont déjà loin. Un rire me prend quand j’observe leur silhouette réduite à l’état de points et s’éloignant.

          À côté, l’apogon qui est venu me chercher n’a pas perdu une seule miette de la scène.

— Votre Majesté, je suis profondément confus, se justifie-t-il aussitôt, visiblement embarrassé. Ils sont assez jeunes et ne savent pas que les sirènes ne sont pas nos amies. Un jour, ils comprendront ce que vous avez fait pour notre peuple.

— Ne t'excuse pas pour eux. Le temps viendra où ils le feront.

          Mes yeux s’attardent sur l’endroit où je les ai vus pour la dernière fois.

— Mais, je ne peux pas leur retirer qu’ils ont raison. M’appeler pour gérer votre comète n’est sans doute pas une bonne idée. Je n’ai pas la réputation d’être des plus tendres avec les humains.

— Je le sais bien. Mais, ils n’ont pas non plus celle de l’être avec nous.

          Cette rhétorique me plaît. J’esquisse un rictus satisfait.

          Manger ou être mangé… Voilà la loi que les poissons suivent lorsqu’ils se rangent derrière moi.

— Bon. Montre-moi cette fameuse comète, je te prie.

— Elle est juste là…

          Frappant l’eau de sa nageoire, le poisson projette des volutes tourbillonnantes jusqu’au sol sur lequel nageaient les deux insolents. Ces dernières percutent aussitôt le sable qui se soulève en nuages denses. Bientôt, ces amas marron s’étiolent avant de retomber, révélant ce que de la magie dissimulait depuis le début.

          Un corps.

          Pas n’importe lequel.

          Des traits d’une précision absolue, semblant avoir été taillés à même un marbre enchanté. Un nez droit affirmant un caractère fort chute entre deux paupières closes dont les longs cils projettent une ombre délicate sur la naissance de pommettes à peine marquées. Tout dans ce faciès témoigne d’une délicatesse, d’une certaine douceur angélique. Je la distingue d’ailleurs à nouveau dans le cerceau d’or que forment ses cheveux, auréolant sa tête posée à même le sol.

          Le sang sur la commissure de ses lèvres, la maigreur creusant ses joues, les vestiges d’hématomes sur ses tempes… Rien n’entachera cette beauté que l’on a tenté de ravir.

          Un rictus franchit mes lèvres tandis que j’observe ce visage si pur.

Il ressemble à un ange, fait remarquer le poisson en voyant mon regard insistant.

— Je me demande si vous tiendrez le même discours lorsque vous verrez ses yeux.

          L’animal me lance un regard interrogatif.

— Ils sont rouges, je m’explique alors. Rouge sang.

          Les nageoires de l'apogon frétillent.

— Ainsi donc, vous le connaissez.

— Nous nous sommes rencontrés dans une autre vie. Et quelle terrible vie c’était…

          Je ris doucement.

— Oh, quelle étrange satisfaction, c’est d’être celle qui te porte maintenant secours…

          D’un geste de la main, je matérialise mon sceptre. Spectaculaire branche torsadée de bois et entremêlée de pierres précieuses taillées pour ressembler à une pieuvre.

          L’objet chauffe dans ma main. Je tape le sol avec. Le corps se soulève aussitôt.

— Je ne pouvais espérer mieux pour nos retrouvailles.

          Un sourire étire mes lèvres.

— Mon cher William James Moriarty.









          William James Moriarty n’a fait aucun bruit lorsqu’il s’est réveillé. Là est ce que m’ont rapporté mes servantes. Cependant, j’ai préféré m’en assurer par moi-même.

          Mon trône de corail s’élève depuis le sable blanc marquant le fond de la plage. Autour de moi, des colonnes d’or et lapis-lazulis grimpent jusqu’à un large plafond percé. À travers cette brèche filent des colonnes de lumière illuminant d’éclats safran la salle principale de mon palais.

          Nul n’a le droit d’y entrer. Alors, je suis seule.

          Devant moi flotte une sphère de sélénite. Le coude planté dans l’accoudoir, ma tête logée dans le plat de ma main, j’observe l’objet. Cela fait quelques heures que la boule de cristal me montre James Moriarty.

          Cela fait environ autant de temps que je m’ennuie.

Bon sang ! Mais, il ne fait rien ! je grogne de frustration, les dents serrées et les poings faisant de même.

          Brutalement, je me lève, ignorant la sphère qui continue de flotter à côté de mon trône et commençant à faire les cent pas.

— À quoi ça sert d’avoir une boule de cristal me permettant de surveiller n’importe qui ? Il n’a même pas eu peur en se réveillant dans un palais aquatique ! Il aurait dû avoir peur, ouvrant les yeux après sa captivité et se voyant à nouveau enchaîné à un lit !

          Donnant un coup de pied dans le sable, je grogne de frustration.

— Pourquoi n’a-t-il pas peur !?

          En trouvant William James Moriarty inerte au fond des océans, j’ai songé détenir une chance de lui faire payer de vieilles rancœurs passées. Alors, exigeant qu’on lui apporte les meilleurs soins, j’ai quand même décidé de l'enchainer à son lit.

          Mon plan était simple… Le voir paniquer au réveil, découvrant qu’il est captif, l’entendre supplier quiconque le tient en otage de le libérer, m’exécuter et le narguer pour le restant de ses jours.

          Mon regard se pose sur la boule de cristal qui me montre ce qu’il fait en ce moment même. Assis dans son lit, le dos droit, il observe une posture impeccable tandis que ses doigts feuillettent les pages d’un livre épais.

          Il n’est même pas déconcerté de pouvoir lire sous l’eau ! 

          Je grogne de frustration à cette vision.

Oh ! Je le hais ! Je le hais ! Il est encore pire qu’avant !

          Levant la main, je m’apprête à frapper dans la boule de cristal, l’envoyant à l’autre bout de la pièce. Quand soudain, un rire retentit.

          Je me fige.

          Moriarty rit.

— N’as-tu pas passé l’âge de me regarder avec cette boule de cristal ? demande-t-il simplement. Je dois tellement te faire peur pour que tu n’oses pas venir me voir en face…

          Ma mâchoire se contracte et mes yeux s’écarquillent.


          Brutalement, j'abats ma main sur la sphère qui éclate aussitôt en volutes de fumée blanche. Les poings serrés, j’observe celles-ci retomber et se mêler à l’eau.

Ce saligot…

          Jadis déjà, il avait toujours un coup d’avance. Qu’importe combien je me préparais, il savait exactement où frapper et quand. De n’importe quelle manière, il me prenait au dépourvu.

          Jamais je n’ai gagné.

          Cependant, la vie a fait que nos chemins se croisent à nouveau aujourd’hui. Il est un ancien prisonnier. Je suis libre. Il est un simple citadin. Je suis une reine.

          À nouveau, nous jouons aux échecs. Seulement, j’ai quelques coups d’avance.

Cette fois-ci, Moriarty, tu ne t’en sortiras pas.

          Un sourire énigmatique étire mes lèvres.

Flotsam ! Jetsam !

          Aussitôt, mes fidèles compagnes apparaissent dans la salle du trône. Les deux murènes nagent jusque devant moi, s’arrêtant à ma hauteur quand je les caresse affectueusement.

Que pouvons-nous faire pour vous, mère ?

          Mon rictus croît.

Préparez ma robe, je vous prie.

— Laquelle ?

          Une ombre voile mes traits. Elles échangent un regard excité, ayant deviné ma réponse.

Celle de la vengeance.





— Enfin, tu te montres… Quel temps tu as mis avant de paraître à mes yeux. Je ne te croyais pas si timide.

          Je ne suis même pas encore entrée dans la chambre où Moriarty se repose. La porte est close et pourtant, sa voix résonne depuis l’intérieur de la pièce. Malgré ma grande discrétion, il savait que j’approchais.

          Certaines choses ne changent pas, je suppose… Qu’importent les vies, cet homme aura toujours un coup d’avance sur moi. Et, des années après, je ne le tolère toujours pas.

          Autour de moi, des coraux grimpent le long des colonnes immergées. L’eau confère un aspect bleu au palais aquatique qui est le mien. Par endroit, quelques touches d’or s’harmonisent aux algues et autres végétations marines qui ensevelissent le palais.

          Mes yeux se posent sur l’épaisse double porte en coquillage devant mes yeux. Je n’arrive pas à croire que mes poissons lui ont confié cette chambre. 

          Ils m’ont visiblement très mal comprise lorsque je leur ai demandé d’installer notre invité.

— Ne reste pas derrière cette porte. Je l’ai compris, tu es timide, chantonne sa voix insidieuse et provocatrice.

          Semblables au susurrement du serpent, ses paroles sifflent dans l’eau.

— Je devrais te retirer la faculté de respirer sous l’eau et regarder le spectacle, je réponds simplement.

— Mais pour ce faire, tu devras oser te montrer devant moi… Y arriveras-tu ? Peux-tu me faire face, par-delà cette boule de cristal ?

          Je n’y tiens plus et ouvre brutalement la porte. Cette dernière claque contre le mur quand je frappe dans mes mains, l’arrachant presque de ses gongs grâce à ma magie.

          Mon regard croise aussitôt deux iris ensanglantés.

          Moriarty est là, assis dans le lit.

          Un rictus venimeux étire un coin de ses lèvres et il penche la tête sur le côté, ses yeux chutant le long de ma silhouette.

          Quelques instants, il ne dit rien. Il me semble que l’eau autour de nous chauffe tandis que son regard rouge nous dévisage.

— Tu n’as pas changé… Et pourtant tu es si différente, chuchote-t-il au bout d’un bref silence.

— Toi, en revanche, tu demeures le même rat putride au regard de fouine.

          Son sourire croît.

          Il sait que je ne dis pas vrai. Des cheveux d’or chutent en une caresse précieuse sur un front de porcelaine, juste assez large pour laisser filer les pensées les plus précieuses et étonnantes de ces terres. Dessinés sur ce dernier, deux sourcils droits aggravent des iris d’un rouge écarlate, semblable au sang qu’il a su faire couler.

          L’arête à peine courbée de son nez se conclut sur une pointe, étirant des narines déjà fines. Menant à ces dernières, deux ailes étroites esquissent la touche de sévérité qui rend son visage à la fois si doux et cassant.

          Cependant… Rien n’égale la fine esquisse de ses lèvres, un rictus malicieux qu’il arbore en toute circonstance.

          Oh, ce fameux sourire…

          J’ai brisé des crayons en le dessinant machinalement. J’ai éclaté des sphères en le matérialisant. J’ai mâchouillées des algues en tentant de l’avaler pour mieux l'oublier.

— J’en conclus que tu m’en veux encore, déclare-t-il avec douceur, sans une once de mépris.

          Le fusillant du regard, je ne prends même pas la peine de répondre.

          Il rit doucement.

Ne crois-tu pas qu’il serait temps de passer à autre chose ? Tu t’en es plutôt bien sortie, après tout…

— Bien sortie ? Tu m’as fait tout perdre, abruti !

— Tout ? répète-t-il doucement. 

          Levant le nez, il contemple la salle l’entourant.

— Regarde autour de toi.

          Je ne lui obéis pas. Jamais je ne le ferai. D’autant plus que je sais pertinemment ce qui nous entoure. Je suis chez moi.

          Des rideaux blancs chutent depuis le cadran du lit à baldaquin, se perdant dans un nuage de tissu encadrant le large sommier. Ce dernier se voit parcouru de couvertures épaisses et molletonneuses dans lesquelles le blond se repose. Des lustres pendent çà et là, illuminant de leurs cristaux magiques la salle et permettent ainsi de mieux voir les poissons flottant autour de nous ainsi que les végétaux grimpant en pêle-mêle de couleurs.

— Tu t’en es plutôt bien sortie, insiste-t-il. Tu es la reine d’un palais somptueux. Tu es une entité des oc…

— Des océans, détestés de tous, car je ne suis pas une sirène, mais une abomination née d’une malédiction. Et à cause de qui ai-je développé des tentacules de pieuvre, mon cher ?

          Ses épaules se haussent.

Tu t’attends manifestement à ce que je reconnaisse un tort qui n’est pas le mien. Cela n’arrivera pas. Prends-en note, ma chère.

          Ma mâchoire se contracte. Mes yeux s’écarquillent.

          Il y a quelques années, j’occupais le poste d’enquêtrice dans une région reculée du Royaume Rouge où l'armée de la reine n’avait pas encore fait de ravage. Là-bas, seule la police locale était amenée à veiller sur la population et, parfois, à la redresser. Il ne s’agissait que de petites infractions, des délits mineurs qui n’atteignaient jamais les oreilles de la capitale.

          Oui. Rien n’arrivait dans notre sympathique petite bourgade.

          Jusqu’au jour où un hurlement effrayant a retenti sur la grande place. Mon sang s’est glacé et je me suis précipitée sur une vieille dame tremblotante qui était la source de ce cri. Aussitôt, mes mains se sont posées sur ses épaules et je l’ai assaillie de questions, cherchant à savoir ce qu’il venait de se produire et pour quelle raison elle était manifestement tétanisée.

          Mais, elle ne m’a pas répondue. Les larmes aux yeux, elle fixait un point au-dessus de ma tête. Haussant le menton, j’ai réalisé que chaque passant l’imitait, fixant avec horreur quelque chose derrière moi.

          Je me suis retournée doucement.

          Un homme égorgé gisait, sa tête pendant sur sa poitrine, accroché à la statue du village. 

          C’était la première fois que je voyais un cadavre.

          Pas la dernière.

          Les semaines se sont enchaînées ainsi que les macabres découvertes. Mortifiée, je ne cessais de découvrir toujours plus d’éléments sanglants sans qu’une piste ne les suive.

          Jusqu'à lui. Moriarty.

          Il était coupable. Je le savais. Je le sentais. Mais, personne ne m’a jamais cru. Et, il était aimé dans cette petite bourgade. Bien plus que moi, la policière incompétente incapable d’arrêter le meurtrier et s’en prenant à un gentleman sans preuve concrète.

          Excédée, une sorcière du village m’a jeté un sort. Des tentacules ont jailli de mon corps et j’ai été précipitée dans l’océan.

          Depuis, je tente d’y survivre. En sachant que l’auteur de ces meurtres n’a jamais payé.

Tu m’as volé ma vie, je gronde entre mes dents.

Tu l’as fait toute seule en t’en prenant à un innocent.

— Je t’en prie…, je ris doucement. Nous savons tous les deux que tu es un criminel. Je reconnais les gens comme toi.

— Tes semblables ? Oui, en effet, j’ai cru comprendre que tu savais les flairer.

          Ma mâchoire se contracte. Il rit faiblement.

— Ne le prends pas mal, ma chère. J’ai toujours aimé te taquiner.

— Et moi, j’ai toujours aimé te traquer.

          Une lueur étincelle dans son regard. Fugace, elle traverse ses prunelles sanglantes quand sa pupille se dilate soudain, assombrissant ses iris déjà si ténébreux.

          Là. Je le reconnais.

          Au-delà de son charme doux, de sa bonhomie naturelle, de sa gentillesse apparente… Oui, par-delà le masque se dessinent les contours d’un bien étrange personnage. Un que je n’ai que rarement eu l’occasion de rencontrer. Mais qu’il a pu, dans des moments d’égarement, me montrer.

— Serais-tu en train de parier, Majesté ? me demande-t-il soudainement, ses lèvres s’arc-boutant en un sourire malicieux. Relancer ce fameux pari sur qui de nous deux trouvera en premier l’assassin ?

— Je n’ai absolument rien à te proposer, je gronde aussitôt.

          Il y a quelques années, les choses avaient commencé ainsi. Un pari. Un seul.

          Et, mon univers s’est effondré.

— Bien sûr que si, tu as quelque chose à me proposer, ricane-t-il en secouant la tête avec mépris, comme si ce que je venais de dire était une ineptie totale.

— Je ne te donnerai pas mon royaume.

— Non… Mais, tu peux me donner ta bibliothèque.


          Mes sourcils se haussent.

          William James Moriarty est un épouvantable assassin qui laisse dans son sillage des litres de sang grâce auquel il imbibe les pavés des villes. Le soleil perd de son allure dorée et tend vers le rubis lorsqu’il se lève au-dessus de sa tête.

          Alors, je dois m’avouer prise au dépourvu par cette requête.

— Allons, elle ne te manquera pas, ce n’est pas comme si tu savais lire…

— Quand tu perdras, je veux tes cheveux, ton titre, tes terres et ta maison.

          Il ne répond pas immédiatement, se contentant de me regarder. Les mains jointes par-dessus les couvertures, il arbore une position d’une telle élégance que j'en oublierais presque qu’il se trouve dans un lit.

          Au bout d’un moment, il finit par briser ce silence.

— Mes cheveux ? Je suppose que ton manque de répartie t’a poussée à sortir le premier mot qui t’est venu à l’esprit. Ai-je raison ?

          Oui.

— Non.

          Ne voulant lui laisser davantage de chance de dire quoi que ce soit, je tourne les talons. D’un geste furieux, je nage jusqu’à la double porte.

          Quand soudain, sa voix résonne : 

— J’avais oublié, Votre Majesté…

          Me retournant, je découvre son sourire courtois.

 Vous êtes absolument sublime, dans cette robe.








          Les étoffes s’élèvent en cascade de ténèbres autour de mon corps, suivant le mouvement de l’eau pour encadrer ma silhouette.

« Vous êtes absolument sublime, dans cette robe. »

          De longs gants noirs remontant jusqu’à mes épaules et donnant sur un bustier sombre d’où s’échappe une jupe constituée de mille et unes épaisseurs dansant en nageoires autour de moi… Telle est la parure qui m’a valu un tel compliment.

« Vous êtes absolument sublime, dans cette robe. »

          Je ne sais pour quelle raison cette phrase résonne dans ma tête tandis que j’observe mon reflet dans le miroir serti de pétales d’or.

          L’étoffe noire ressemble à des volutes obscures me suivant dans mon sillage.

— Votre Majesté ! Votre Majesté !

          Flotsam et Jetsam déferlent dans la salle du trône à toute vitesse. Mes yeux s’écarquillent aussitôt. La situation doit être grave pour que mes murènes manquent autant de respect au code de conduite et pénètrent les lieux sans y avoir été invitées.

          Je ne les sermonne donc pas et demande aussitôt : 

— Que se passe-t-il ?

— Un corps a été retrouvé dans le palais !

— Un poisson dit que c’est une sirène assassinée !

— C’est abominable !

— Qui donc a pu faire ça ?

— Votre Maj…

          D’un signe de main, je les interromps. Mon sang ne fait qu’un tour, tandis que les morceaux de puzzle se mettent doucement en place dans mon esprit. Il ne me faut pas bien longtemps pour comprendre la fâcheuse coïncidence qui survient.

          Moriarty est accueilli dans la chaleur de mon palais et une sirène est assassinée.

          Mon regard se pose sur mon reflet dans le miroir et je chuchote sombrement : 

— J’en conclus que les dés sont lancés.









          L’eau file à toute vitesse autour de mon corps tandis que je nage avec hâte. Ma silhouette fend les horizons, se ruant dans les couloirs du palais.

          Atteignant la double porte de coquillage, je l’ouvre à la volée : 

COMMENT OSES-TU ?

— Bonjour à toi aussi, ma chère.

          La voix de Moriarty est calme et son regard, serein. Il le promène sur les pages d’un livre ouvert devant lui, ne m’accordant pas un seul coup d'œil.

          D’un geste brutal, je le lui arrache. Il ne lève même pas les yeux, gardant les mains levées sur le vide et le menton dirigé devant lui lorsqu’il soupire : 

— J’en conclus que non, il ne s’agit pas d’un bon jour.

— Je t’accueille dans mes eaux ! Je te soigne ! Je demande à mes poissons de prendre le temps de s’occuper de toi et tout ce que tu trouves à faire, c’est ça !?

          Flottant au-dessus du lit, je le fusille du regard. Enfin, il hausse le menton et daigne soutenir ce contact visuel. Cependant, aucune méchanceté ni malice ne perturbe ses traits fins.

          Comme à l’époque, il est indéchiffrable.

Allons bon… Et de quoi parlons-nous ?

— Tu sais très bien de quoi je parle ! je m’exclame avec colère.

Je t’assure que non.

          Ma mâchoire se contracte. Je recule quelque peu, m’empêchant de lui sauter au cou. Mon cœur bat à tout rompre tandis que je le considère. Il me faut me calmer.

          Sinon, je risque bien de le tuer.

— Tu n’as pas pu t’en empêcher, hein ? je tonne entre mes dents serrées. À peine arrivé, tu tues encore !

          Fugace. L’espace d’un instant. Si vif qu’il m’échappe presque, un reflet allume son regard. Il étincelle dans son iris, éblouissant un instant sa pupille dilatée.

          Cependant, aussitôt, il adopte son expression apathique habituelle.

— Je tue ? répète-t-il en fronçant à peine les sourcils, un rictus étirant ses lèvres. Et qui donc ai-je tué, cette fois ?

          Mon sang se glace dans mes veines tandis que je soutiens son regard ensanglanté.

          Absolument rien n’a changé.

          Le même rictus malicieux qui habille ses traits, l’identique façon de répéter mes paroles d’un air goguenard, ce regard pénétrant qui persiste, repoussant les limites du respect sans les franchir.

          Il joue. Il l’a toujours fait. Comme un bambin s’amusant de petits soldats de plomb.

          Seulement, ses pions sont vivants.

— Une sirène a été retrouvée morte quelques heures après que tu aies parié pouvoir remporté une victoire contre moi. Bon sang, je te savais prêt à tout par égo m…

— Mon égo ne dicte rien, m’interrompt-il fermement.

          Je me fige et l’un de mes sourcils se hausse. Sa réaction si vive est sans équivoque : je viens de mettre le doigt sur une corde sensible. Et cela me sera très utile lorsque j’aurai besoin de la tirer.

Seules mes valeurs me poussent à agir. Les mêmes qui sont la raison pour laquelle jamais je ne m’en serais pris à une sirène, qui plus est sur tes terres.

          Ses yeux ensanglantés se plantent dans les miens.

— Je sais ce que tu risquerais, si cela venait à se savoir.

— Justement, je fais remarquer entre mes lèvres pincées. N’aurais-tu pas intérêt à me mettre dans une telle position ? Toi qui ne vis que pour gagner ?

          Seul le silence me répond.

          Son regard énigmatique demeure posé sur moi, ne cillant pas une seule seconde. Le rubis de son iris brille presque tant son œillade est intense et mon visage chauffe sous ce contact visuel. Mais, je tiens bon.

          Quelques instants durant, nous ne pipons mot. Puis, au terme de ces derniers, il finit par souffler : 

— Tu as visiblement une vision erronée de moi.

          Penchant la tête, il esquisse un rictus malicieux qui plisse quelque peu ses yeux.

— Je ne peux pas t’en vouloir… Après tout, cela fait des années que tu conserves ces préjugés et il est compliqué de s’en déraciner.

          Laissant ses doigts choir devant ses lèvres, il m’observe par-dessus sa main fine et diaphane. Ses yeux ne semblent que plus intenses encore, sa bouche ainsi dissimulée.

— Je me demande tout de même quelle est la Genèse de tout cela ? Quand as-tu commencé à me haïr de la sorte ?

— Abandonne ce ton mielleux et cesse d’agir comme si tu n’étais pas un vulgaire sinistre assassin ! je tonne en serrant le poing, furieuse qu’il continue, encore après tout ce temps, à se jouer ainsi de moi.

          Il n’obtempère pas. D’un geste de la tête, il refuse même mes paroles.

— Nous n’arriverons pas à un terrain d’entente. 

— Pour une fois, je suis d’accord, je réponds en croissant les bras.

Je propose donc qu’on adopte la solution la plus logique.

          Mes sourcils se froncent. Je le laisse poursuivre.

— On devrait faire appel à un tiers qui tranchera.

— Pour quelqu’un d’intelligent, tu peux sortir des idées particulièrement stupides, je rétorque aussitôt.

          Ici, nul ne me contredira. Tout d’abord, je suis la reine de ces lieux et ensuite, les habitants du château ont aisément fait le lien entre Moriarty, fraîchement arrivé au palais, et le cadavre retrouvé.

          Nul ne prendra son parti. Alors, bien que j’aie tout à gagner dans une telle solution, elle sera d’une profonde injustice. 

— Je comprends ta réaction, cède-t-il en acquiesçant doucement. Mais celle-ci vient du fait que tu ne prends pas en compte ton allié le plus fidèle.

— Flotsam et Jos…

— Je parlais de ta boule de cristal, m’interrompt-il aussitôt. Tu lui demanderais si j’ai tué cette sirène et elle te dirait honnêtement la vérité. Sans impartialité. Aucune.


          Les lèvres closes en un rictus satisfait, il m’observe quelques instants, attendant ma réponse. De mon côté, je garde le silence.

Qu’en dis-tu ? finit-il par demander face à ce mutisme.

— J’en dis que si tu m'interromps encore une fois, je te fous au cachot.

          Il rit doucement. Mes yeux s'attardent sur la façon qu’ont ses mèches blondes de danser devant son visage à ce mouvement.

          Il susurre : 

— À l’époque déjà, ta haute estime de toi te poussait à dire des inepties.

— Parce que tu crois que je n’aurai pas le cœur à te mettre à l’ombre ?

— Rien ne sert d’avoir le cœur quand on n’a pas la force.

— Je t’écarterai en deux mouvements.

— Alors, je t’attends sans en faire aucun.

          Ma mâchoire se serre. La sienne fait de même. Son iris étincelle. Je soutiens son regard ensanglanté. Nos pupilles se plantent l’une en l’autre et un lien s’élève entre nous, crépitant en reliant nos corps.

          Les secondes défilent et l’eau semble devenir plus épaisse. Elle peine à pénétrer mes branchies et s’échauffe, brûlant presque mon corps. La tension est telle qu’elle change presque de couleur, construisant un dôme enfermant nos rancœurs.

          Longtemps, nous nous observons en chien de faïence.

— Bien, je finis par déclarer sans abandonner ce regard. J’utiliserai la boule de cristal.

          Son rictus croît.

— Mais, si elle t’accuse. Je te tue.

          Rien. Aucune panique ni excitation ne traverse son regard.

          D’une voix déterminée, il articule simplement : 

Bien. Alors, marché conclu. 








          Plus un bruit ne résonne dans le palais.

          Seuls Moriarty et moi savons ce que nous nous apprêtons à faire. Pourtant, il me semble que l’océan entier s’est tu. L’eau s’est épaissie et échauffée. Nous ne parlons pas.

          Le silence demeure depuis que nous avons quitté la chambre. Et quelque part, je crois qu’il s’est intensifié lorsque nous avons pénétré la salle du trône. Le faire venir ici me déplaît d’ailleurs, mais je n’ai pas le choix.

          Le blond est observateur.

          À l’instant où il a posé pied dans cette pièce, ses yeux de sang ont caressé les colonnes de lapis-lazulis, remonté jusqu’à leur ornement doré, considéré le carrelage traversé d’algues et admiré l’immense trône de coquillage.

          Sur cette large coquille Saint-Jacques molletonnée de velours turquoise créant une banquette est posé un sceptre. Non loin de lui flotte l'objet de notre attention.

          La sphère de sélénite.

          Nul ne parle. Il reste en retrait et j’avance jusqu’à elle. Je prétends ne pas m’en rendre compte, mais je peux sentir son regard brûlant sur ma nuque. Ce dernier me cuit, il pourrait même creuser des sillons sur mes cervicales.

          La tête haute, je prends une profonde respiration. L’eau peine à pénétrer mes branchies tant elle est épaisse. 

Boule de cristal, je chuchote tandis que ma main passe au-dessus, la frôlant.

          Aussitôt, un bruit semblable à une cloche sourde résonne. Une bulle de lumière se crée au centre de la sphère et grandit, éclairant l’intégralité de l’objet.

          Je la contemple quelques instants. Mes lèvres sont parcourues de fourmillement et mon cœur bat un peu plus vite.

          Je suis convaincue de la culpabilité de Moriarty. Réellement. Alors pourquoi suis-je en train de me demander ce qu’elle va répondre à ma question ?

As-tu entendu parler du meurtre de la sirène, survenu ici ?

          Sa lueur se fait émeraude. Cela signifie qu’elle acquiesce. Si elle devient écarlate, il s’agira d’une négation.

          Vert pour « oui ». Rouge pour « non ».

— Connais-tu le meurtrier ?

          La sphère se fait blanche. 

          Ma respiration se coupe. Mes mains se font presque moites malgré l'eau nous entourant. Le regard brûlant de Moriarty se détache de ma nuque et se pose sur l’objet.

          Il devient à nouveau vert.

          Naturellement, je me tourne vers Moriarty. Ce dernier m’observait déjà, ses prunelles ensanglantées brillant entre ses cils clairs.

          Résolu, il ne tangue pas.

          Me tournant à nouveau vers la sphère à nouveau blanche, je soupire faiblement. Des fourmillements parcourent mes doigts tandis que je la dévisage. Le moment arrive.

Je… Le meurtrier est-il Moriarty ?

          Nos respirations se coupent dès que cette question s’échappe de mes lèvres. Nettement, je peux sentir le regard du blond s'affûter et brûler plus encore ma nuque.

          La sphère blanche flotte quelques instants.

          Notre silence persiste, s’intensifiant même. Même nos pensées semblent avalées par l’eau nous entourant. Plus rien ne résonne, aspiré par les profondeurs abyssales.

          Au bout d’un temps qui me paraît être une éternité, elle s’anime enfin. Vibrant doucement, elle s’éclaircit. Puis, elle s’assombrit. Mais, elle ne change pas de couleur.

          Mes sourcils se froncent et la voix de Moriarty résonne dans mon dos : 

— Que lui arrive-t-il ?

— Aucune idée, elle n’a jamais fait ça auparavant, je chuchote sans oser bouger.

          Cela fait des années que je possède cet artefact. Cependant, jamais il ne s’est comporté de la sorte.

          À nouveau, la sphère s’illumine avant de s’assombrir. Elle recommence encore. Les secondes défilent et le procédé s’intensifie. Bientôt, elle pulse avec tant de force que j’en ai le tournis. En spasmes dégénérant, la boule de cristal semble devenir folle.

          Mon cœur bat de plus en plus vite tandis que je regarde l’artéfact. Quelque chose ne va pas. Je n’aime pas cela.

          Sa cadence est si rapide qu’elle me donne le vertige.

Arrête-toi, j’ordonne immédiatement.

          La sphère se fige aussitôt. Elle redevient lumineuse.

          Dans mon dos, je sens le blond s’approcher. Il fait un pas, ses yeux glissant de ma nuque jusqu’à l’artéfact. Je me retourne, découvrant ses mèches blondes tombant sur son regard ensanglanté. Il dévisage avec fermeté et froideur la boule de cristal.

Puis-je lui demander quelque chose ? demande-t-il sans la quitter des yeux, ne m’accordant aucun contact visuel.

          Méfiante, je fronce les sourcils. Pinçant les lèvres, je contemple un instant la sphère.

          Il ne peut pas la manipuler ni lui faire dire un mensonge. Le sort l’animant est trop puissant pour qu’un vulgaire mortel n’altère ses considérations. Il ne peut rien lui faire, pour sûr. Cependant, je ne peux m’empêcher de me méfier.

          Sans doute Moriarty a-t-il saisi les raisons de mon silence. Enfin, son regard ensanglanté se pose sur moi et il chuchote : 

Tu sais que je ne peux pas altérer un artéfact ancestral, alors cesse donc d’être méfiante.

— Évidemment que je suis méfiante. Je te fais face, je tonne pour seule réponse.

          Un rictus étire ses lèvres quand ses yeux se plissent encore davantage.

— Tu ne me fais donc aucunement confiance ?

— Pour un fin observateur, je trouve que tu as mis du temps à le comprendre, je rétorque de but en blanc.

          Depuis des années, il ment, tue et se joue de moi. Jadis, lorsqu’il m’a menée à ma perte, je me suis jurée de le faire payer pour toutes ses exactions. Alors, je ne compte pas lui donner la moindre occasion de s’en sortir.

          Je ne faillirai pas à ma promesse. Il payera.

          Alors, ignorant sa demande, je me tourne vers la boule de cristal et lui lance : 

— L’homme devant toi a-t-il tué la sirène ?

          Aussitôt, l’artéfact devient rouge. Il s’agit d’une négation. 

          Elle vient d’affirmer sans hésitation l’innocence de Moriarty.

Alors, dois-je en conclure que Moriarty n’a pas commis de meurtre ? j’insiste face à cette réponse.

          L’intéressé me fixe. Je l’ignore, trop occupé à contempler la sphère qui reste blanche.

          Encore, elle ne bouge pas. Comme si elle ne m’avait pas entendue, elle demeure statique.

M’as-tu entendue ?

          Elle devient verte. Oui. Elle a entendu ma question. Cependant, elle est incapable d’y répondre.

          Mes sourcils se froncent.

Je ne comprends pas… Elle dit que tu n’as pas commis ce meurtre, mais lorsque je lui demande confirmation, elle n’est pas d’accord avec…

          Ma voix meurt dans ma gorge et mes yeux s’écarquillent.

          Je lui ai demandé si Moriarty avait commis ce crime. Il s’agit d’un nom de famille. Peut-être son vacillement de lumière provenait du fait que quelqu’un portant ce nom avait tué, mais qu’il ne s’agissait pas de l’homme à ma gauche.

          Je hausse à nouveau le menton : 

Un Moriarty a-t-il tué la sirène ?

          La sphère devient aussitôt verte. Je souris, satisfaite de mon analyse.

          Logiquement, si j’évoque le nom complet du blond, elle devrait cette fois-ci devenir rouge : un homme du nom de Moriarty a tué la sirène, mais pas James William Moriarty.

          Il me faut confirmer cette hypothèse.

— James William Moriarty a-t-il tué la sirène ?

          La sphère reste blanche. Fronçant les sourcils, j’attends quelques secondes, m’imaginant la voir se colorer bientôt. Seulement, rien ne bouge.

          Je soupire. C’est à n’y rien comprendre !

Je suis dépassée ! je capitule en secouant la tête. Un Moriarty l’a tué. Mais, pas toi. Pourtant, quand je demande si James William Moriarty est le meurtrier, elle refuse de répondre !

          La langue du blond claque contre son palais dans un tic agacé.

— Puis-je lui poser ma question, maintenant ?

          Soupirant, j’acquiesce.

          Il s’incline légèrement pour me remercier. Les mains jointes dans le dos, il se tourne vers la sphère et l’observe comme si elle était une femme debout à côté de lui. 

          Quelque chose dans sa façon de se courber, de poser les mots et de la regarder donne l’impression qu’il s’adresse à quelqu’un d’humain. Je crois que j’aime cela.

          Ma boule de cristal est ma plus ancienne alliée. Elle mérite ce respect.

— Est-ce que le meurtrier n’est pas moi, mais il utilise mon nom ?

          La boule de cristal devient verte. Je me redresse. Le blond se tourne vers moi et nous échangeons un long regard. Je déglutis péniblement.


          Il observe à nouveau la sphère redevenue blanche.

Utilise-t-il aussi mon visage ?

          La sphère devient verte. Mon cœur cesse de battre un instant et mes yeux s’écarquillent. 

          La mâchoire du blond se contracte.

— Et était-il l’auteur des meurtres de villageois qui sont survenus, il y a quelques années ?

          La sphère se fait à nouveau verte.

          Moriarty se tourne vers moi. Aucune expression satisfaite ne traverse ses traits. Point de moue moqueuse ou de sourire taquin. Il se contente de m’observer, savourant ma réaction.

          Il disait vrai. Depuis toutes ces années.

Tu…, je balbutie. Tu es innocent ?

— Ce n’est pourtant pas faute de l’avoir répété.

          Un frisson remonte le long de mon échine et ma gorge se serre. Mes mains tremblent. Il me semble que le monde s’effondre autour de moi et qu'une pierre tombe dans ma poitrine.

          Cela fait des années que je traque un innocent.

          Les villageois attrapant mes bras. La sorcière jetant une potion sur moi. La foule se refermant sur mon corps. Les hurlements rageurs du peuple. Mon corps balancé à la mer…

          Toutes ces années, ces souvenirs obscurs ne m’étaient supportables que grâce à une unique idée. J’avais un coupable en tête et le traquer était mon seul salut.

          Et, après tant de temps passés à ne trouver de réconfort que dans ma vengeance, je réalise qu’elle n’était qu’un écran de fumée.

          Sombre idiote.

— Je ne t’en veux pas. Les doppelgängers sont très complexes à deviner. J’ai appris que l’un d’entre eux s’était échappé du miroir magique de la reine quand j’étais en prison. Cela m’a permis de faire le lien entre ton suspect qui me ressemblait et moi, innocent.

          Ses épaules se haussent.

Cela ne fait pas partie de notre quotidien, alors nous ne pensons jamais qu’ils peuvent être responsables de nos maux, ajoute-t-il d’une voix douce. C’est normal que tu n’es pas soupçonné un doppelgänger mais moi, directement.

          Je n’arrive pas à y croire.

          Cela fait des années que je traque un innocent et il est celui qui me réconforte pour mon erreur, maintenant. La honte me cuit lentement.

À l'époque, je croyais que tu étais l’assassin et que tu cherchais à tout mettre sur mon dos. Je…

— En guise de réparation pour l’affront que je t’ai infligé, je m’engage à poursuivre le doppelgänger et à te le livrer, je le coupe abruptement.

          Je me retourne brutalement. La tête haute, je commence à marcher en direction de la sortie, ne pouvant supporter plus longtemps l’idée d’être dans la même pièce que lui.

          Cependant, je n’ai pas fait un pas que sa voix résonne soudainement : 

— Il me semble qu’après cet « affront », comme tu dis, ce serait plutôt à moi de décider comment tu pourrais le réparer.

          Je me fige.

          À nouveau, je peux sentir la brûlure de son regard sur la nuque. Il mord ma chair partout où il m’observe, caressant douloureusement chaque parcelle de ma personne.

          Ma gorge se serre. Je me retourne lentement.

          Il n’a pas bougé de sa position. À côté de lui flotte la sphère et il m’observe dans son éternel rictus, les mains jointes dans le dos.

Tu dis vrai. Alors… Que veux-tu ?

— Une alliance.

          Sa réponse est immédiate, comme s’il avait longuement médité dessus, et ce, avant même nos retrouvailles. Le regard droit et déterminé, le menton levé, ses paroles sont sans appel.

— Une alliance ? je répète.

          Il acquiesce.

— Un doppelgänger se joue de nous deux depuis des années. J’estime qu’il est temps de le lui faire payer.

          Les sourcils se haussent légèrement. Je n’étudie que peu de temps sa demande avant d’acquiescer.

          Je lui dois bien cela.

Parfait. J’accepte cette alliance.

          Là-dessus, je tourne les talons.
















          Je n’arrive pas à y croire.

          Les fesses posées sur un coquillage, mes genoux ramenés sous mon menton, j’observe le paysage m’entourant. Un titanesque harpa articularis jaillit du sable, brillant de reflets irisés pourpre sous la surface de l’eau.

          J’ai pris l'habitude de me réfugier ici, lorsque mes songes deviennent trop lourds pour mon crâne. Là où nul ne viendra me chercher. Dans un endroit où je peux enfin observer un peu de repos.

          Tout autour de moi, les coraux s’étendent en déclinaisons de couleurs. Ils envahissent le sol, parsemant les eaux de nuances. Au-dessus d’eux et traversant quelques bosquets d’algues, des poissons frétillent.

Je n’arrive pas à croire que je me suis trompée tout ce temps, je chuchote, absolument dépitée. 

Ne t’en veux pas. N’importe qui aurait fait de même, résonne une voix douce, dans mon dos.

          Me retournant, je découvre Moriarty.

          Nageant jusqu’à moi, il atteint le coquillage et s’assoit à ma droite. Je peux sentir la chaleur de son corps quand il prend place près de moi. 

          Il contemple un instant les coraux nous entourant.

          Tout n’est que raffinement dans sa silhouette. Son nez tombe avec élégance, contourant son profil d’un trait soigneusement esquissé. Au-dessus, une prunelle ensanglantée lui tenant lieu de regard, perçant à jour jusqu’au plus insignifiant élément qu’il croise. Et, ses lèvres, pleines et closes, semblent la clé de mille et un mystères.

          Oui. James William Moriarty est aussi beau qu’il est intelligent. Je l’avais déjà remarqué auparavant.

— Je ne te trouve franchement pas rancunier, je finis par admettre dans un soupir, le cœur gros. Je ne pense pas que je t’aurais pardonné, si nous avions été dans des positions contraires.

— Je suis sûr que si, au contraire.

          Penchant la tête sur le côté, il me gratifie d’un sourire malicieux.

          À cette vision, je sens mon cœur rater quelques battements. Il y a ce soupçon de complicité qui germe entre nous à mesure de ses clins d'œil, rictus et mots sympathiques. Depuis longtemps, je l'ignore, songeant qu’il en va de ma morale ainsi que de mon devoir.

          Cependant, maintenant, je ne peux feindre plus longtemps de ne pas m’apercevoir qu’un tiraillement me pousse vers lui. Irrésistiblement.

Tu en es sûr ? j’insiste en haussant les sourcils. Tu ne me connais quasiment pas.

— Je te connais bien plus que tu ne le crois.

          Une ombre mystérieuse voile ses traits. Pourtant, celle-ci ne m’inquiète pas. Au contraire, je me contente de sourire légèrement, tournant à nouveau les yeux vers le paysage environnant.

          Il m’imite. Il n’a pas besoin de dire le moindre mot pour que je comprenne ses pensées : cet endroit est magnifique.

          Je ne sais trop comment James m’a trouvée. Je sais qu’il ne m’a pas suivi — je l’aurais sinon repéré relativement vite. Je suis peut-être moins intelligente que lui. Seulement, j’ai toujours été plus fine sur ce genre de sujet. Je sais avoir le nez creux, surtout en matière d’espionnage.

          Là est la raison pour laquelle j’ai toujours été sûre de mon intuition sur sa culpabilité. Avant lui, jamais je ne m’étais trompée.

          Mes yeux se baissent tandis que mes pensées dérivent vers cet autre temps. Celui où j’étais une inspectrice de police au sein d’un village reculé, où les commerçants me saluaient aimablement sur le marché, où les mères de famille venaient me serrer la main et où les jeunes espéraient suivre le même chemin que moi pour rendre fiers leurs pairs. Un soupir me prend.

          Ils m'ont maudite. Et ils avaient raison de le faire.

          Comme s’il pouvait deviner mes pensées — et je suis sûre qu’il parvient à le faire —  Moriarty chuchote soudainement : 

Ils ont eu tort.

          Je n’ai pas besoin de lui poser la moindre question et il ne juge pas utile de préciser sa pensée. Nous savons tous deux à quoi il fait référence.

          Aussi, je ne réponds pas tout de suite, sentant ma gorge se serrer. Déglutissant péniblement, je pose à nouveau ma tête sur l’un de mes genoux repliés sous mon menton. Mes joues se gonflent tandis que je regarde au loin.

          Il se tourne vers moi.

— Tu étais sûre de toi et ton acharnement n’était dû qu’à une seule chose : tu voulais les protéger.

— Je croyais le faire, j’admets en regardant les coraux. Mais, je me plantais complètement.

— Pas entièrement. C’est visiblement mon visage qui agit de la sorte.

          Je souris doucement, touchée par ses tentatives pour me réconforter.

          Je ne peux pas comprendre ce qu’il se passe dans l’esprit de Moriarty. Cette tête si fertile laisse filer tant de pensées que jamais je ne serais assez vive pour n’en saisir ne serait-ce qu’une poignée. Alors, je ne conçois pas sa réaction.

          Qu'importe ce qu’il prétend connaître de moi. Je crois que jamais je n’aurais pardonné quelqu’un ayant traîné mon nom dans la boue si cela avait été fait injustement. Je serais encore moins venue la réconforter.

          Il est pourtant là. Des années après.

— Ils ont fait preuve d’une rare ingratitude envers toi, finit-il par reprendre, ne réalisant pas que ma gorge ne se serre que davantage et que mes doigts se crispent. Ils t’ont fait payer ce que tu faisais pour eux. C’était absolument r…

— S’il te plait.


          Il se tait aussitôt. Une larme s’échappe de ma cornée et se confond avec l’océan. Du coin de l'œil, je le vois la fixer pendant un temps.

          Il soupire tristement.

Sache simplement que tu n’avais pas que des ennemis dans ce village.

— Vas-tu prétendre que tu m’appréciais ? je ris doucement, n’y croyant pas un seul instant.

— Je ne prétends rien. Il ne s’agit que de la vérité.

          Mes sourcils se froncent et je lui lance un regard atterré. 

          Moriarty ne ment pas. Auparavant, j’ai pu le soupçonner de bien des maux, mais jamais celui-ci. Il peut se montrer manipulateur, joueur et machiavélique. Parfois, il parvient à faire preuve d’une froideur stupéfiante. Cependant, il ne ment pas.

          Jamais.

— Réellement ? je ne peux m’empêcher de douter.

          Il ne me regarde pas, préférant fixer les coraux, lorsqu’il répond : 

J’aurais aimé que l’on veille sur moi ainsi. Qu'on regarde mes frères avec tant de désir de protection.

          Quelque chose d'étrange survient soudain.

          Mon cœur. Il bat plus fort. À chaque pulsation, une volute de chaleur éclate dans mon ventre, se répandant en une vapeur brûlante et réconfortante. Je peux les sentir vibrer sous ma chair, m’entêtant en une délicieuse caresse.

— Je t'ai haïe pour l’injustice dont tu faisais preuve à mon égard. Mais je t’ai tout autant admirée pour ta soif de justice. Et même si cette dernière t’a mené à aller jusqu’aux antipodes de ce que tu cherchais, jamais je n’ai cessé de la voir.

          Sa main se pose sur la mienne. Sa paume est chaude contre mes phalanges. Une décharge vivifiante électrifie nos peaux jointes, se répercutant aussitôt en éclat brûlant dans mes membres.

          Peu à peu, une force nouvelle s’anime en moi. Comme un second souffle. Un renouveau.

Pas une seule seconde, je n’ai oublié le respect que j’ai pour toi. Et c’est celui-là précisément qui me pousse à…

          Sa voix meurt soudain dans sa gorge. Ses yeux ensanglantés s’écarquillent. Il tressaille brutalement.

          Hébétée, j'observe son incongrue réaction. Je n’ai même pas le temps de froncer les sourcils.

          Brusquement, il tire sur ma main, m'attirant contre lui. Ma tête percute son épaule et son autre paume se pose sur mon crâne. Nos torses se plaquent l’un à l'autre. Malgré l’eau nous entourant, je peux sentir son parfum musqué. Par réflexe, mes bras s'enroulent autour de lui. 

          Soudain, nos corps basculent dans le vide, quittant le coquillage.

          Comme si l’eau n’existait pas, nous la fendons. Aussitôt, une pierre tombe dans mon estomac. Ma gorge se serre. Mon estomac se retourne.

          Le doppelgänger. Il est là. Je le sens.

RECULE ! hurle Moriarty contre moi.

          Mon sang ne fait qu'un tour. Mes yeux s’écarquillent. Je réalise soudainement ce qu'il se passe.

          Le doppelgänger a essayé de m’attaquer par-derrière. Moriarty l’a réalisé. Aussitôt, il m’a tirée contre lui pour que j’esquive le coup et nous avons basculé loin du coquillage pour nous éloigner.

          Ma mâchoire se serre. Mes dents grincent.

          Mes eaux. Mon palais. Ma couronne. Et je ne l’ai pas senti arriver.

          Durant des années, cette sombre créature est parvenue à me faire croire que Moriarty et lui n’étaient qu’une seule et unique personne, qu’il avait tué ces pauvres innocents. Aujourd’hui, j’apprends la vérité.

          Et il arrive toujours à me surprendre.

Plus jamais, je gronde tandis qu’une force nouvelle continue de couler dans mes veines.

          Brutalement, je repousse William. 

          Les yeux de ce dernier s'écarquillent lorsqu’il fend les eaux, projetés par ma force herculéenne. Mes muscles se bandent tandis que je laisse mon pouvoir s’amasser en moi, coulant dans mes veines en un cataplasme vertigineux.

          Partout où la magie passe, dans chaque vaisseau et chaque terminaison nerveuse, une démangeaison s’élève, grignotant un peu plus mon calme.

          Et attisant davantage ma haine.

— IMMONDE RAT ! je hurle d’une voix d'outre-tombe, sépulcrale, qui ne ressemble pas à la mienne.

          Comme si un démon doublait mes paroles.

— TU VAS CREVER !

          Un tentacule jaillit de mon corps. Aussitôt, une autre fait de même. Je me retourne, ne voulant pas regarder la réaction de Moriarty à ma transformation.

          Je suis monstrueuse.

          Mais qu’importe. Car, je n’ai pas besoin d’une reine pour éjecter ce doppelgänger de mes terres. Il me faut une bête. Un monstre. Une malédiction.

          Ursula.

          À mesure que mon pouvoir brûle mon corps, se propageant en moi, mes membres s’allongent et mes tentacules poussent. Un troisième se déploie soudain, frappant un rocher qui se brise sous l’impact. Une autre suit, balayant l’eau en créant une vague destructrice qui secoue et emporte chaque corail.

          Soudain, je me fige. Mes yeux se plissent. Un grondement malicieux franchit ma poitrine.

          Je le vois. Le doppelgänger.

          Recroquevillée sur la titanesque coquille Saint-Jacques, une silhouette tremblote. En dessous de deux larges paumes posées sur ses oreilles pour se protéger des beuglements fulgurants que je pousse, quelques mèches blondes s'agitent au rythme du courant créé par mes tentacules.

          Le doppelgänger a l'aspect physique de Moriarty. Et pourtant, il ne lui ressemble en rien.

          Ses longs cheveux dorés semblent plus ternes. Sa silhouette élégante revêt un caractère minable et chétif. Ses yeux ensanglantés sont masqués par ses mains rêches. Même son costume bordeaux paraît différent.

          Prenant une profonde inspiration, les yeux écarquillés, je le dévisage. Mes doigts tremblent encore de rage au bout de mes bras.

— J… S’il te plait… Ne me frappe pas, couine-t-il doucement. Le… Le doppelgänger… Il est venu te parler et il a essayé de t’emporter avec moi, à l'instant. Je suis venu te sauver.

          Je souris mesquinement.

          Évidemment, le doppelgänger essaye de me faire croire qu'il est le véritable Moriarty pour me pousser à tuer l'autre. Je secoue la tête à cette pensée.

          Ils n'ont pourtant rien à voir.

          Si semblables, mais si différents.

Tu es d’un pathétique, je ricane depuis ma hauteur, mes tentacules se déployant autour de moi en une aura sombre et crépitante. Tu n’es même pas capable de le tuer toi-même, alors tu essayes de me faire faire le sale boulot ?

          Le doppelgänger tremble, persistant dans son plan.

  Non ! Non ! Je suis le vrai Moriarty ! Je te promets ! Je suis venu te dire qu'il avait volé mon identité !

          Il sourit maladroitement, ses mains toujours posées suur ses yeux.

Tu ne ressembles en rien au Moriarty que je connais.

          Je le reconnaitrai entre mille. Je le sais à présent.

C'est parce que tu n’as jamais traité avec le réel Moriarty ! Il a toujours pris ma place !

          Inutile. La boule de cristal a été limpide. Celui que j’ai toujours connu est le véritable. La pauvre silhouette sous mes yeux n’est qu’un pantin.

          Je ne réponds pas, contemplant le doppelgänger. Ma colère est toujours grande et mes tentacules frétillent. Cependant, je ne veux pas le frapper immédiatement.

          Je veux avant tout comprendre.

— Pourquoi l’avoir pris pour cible ? Et pourquoi revenir me voir après toutes ces années ? Je ne suis vraiment pas la seule personne capable de tuer le véritable Moriarty.

          Le doppelgänger laisse quelques larmes couler sur ses joues rougies. Cependant, il ne montre pas ses yeux. Les mains encore posées dessus, il se contente de hoqueter bruyamment.

Je ne sais pas pourquoi il fait ça ! Mais, je t’en supplie ! Ne le crois pas !

          Je peux sentir la brûlure du regard du véritable Moriarty sur mon profil. Cependant, je ne l’observe pas. Je ne veux même pas imaginer quels yeux horrifiés il pose sur ma silhouette monstrueuse.

          Gardant contenance, je finis par hausser le menton, arquant un sourcil fier.

Bien… Je vois que je ne te ferais pas changer d’avis, je fais remarquer dans un sourire condescendant. Je suppose qu’il va falloir te forcer à faire tomber le masque.

— Non…, hoquète-t-il.

          Ses yeux. Son point faible est son regard. Il ne le cacherait pas autant, sinon.

Cesse donc tes enfantillages…

          Mon regard s'assombrit. Je me penche légèrement en avant.

…Et, montre-moi ces yeux que tu tiens tant à cacher…

          Soudain, le silence se fait.

          Les bruits de sanglots s’arrêtent et la silhouette se fige. Les mains encore posées sur son visage, elle s’immobilise brutalement. Mon sourire s’agrandit en la voyant faire.

          Elle se sait percée à jour. Sans possibilité de me faire changer d’avis.

— Oh… Pourquoi faut-il que tu te montres soudainement intelligente ? gémit brutalement le doppelgänger d’une voix particulièrement grave, rocailleuse.

          En une fraction de seconde, sa voix et son attitude se sont métamorphosées. Il est passé d’une frêle créature à un monstre moqueur.

          Ses mains quittent son visage, tombant devant lui. Je peux alors découvrir le haut de son visage.

          Une pierre tombe dans mon estomac.

          Il n’a pas de yeux.

          Comme si on avait arraché ses globes oculaires, deux orbites vides et ensanglantées, rougeâtres et déchirées en lambeaux de peau, me regardent au milieu d'un visage en tout point identique à Moriarty.

          Mes muscles se figent et il penche soudainement la tête sur le côté, un sourire malicieux étirant ses lèvres.

Je n'arrive pas à y croire… Je savais que je n’aurais jamais dû te laisser fréquenter le véritable Moriarty… Voilà que tu t’es découvert des neurones !

          À ma gauche, j’entends William se redresser brutalement. Le doppelgänger rit aussitôt en découvrant sa réaction.

Oh ! Mais c’est qu’il ne supporte pas qu’on insulte sa dulcinée ! 

          Éclatant d'un rire gras, le monstre pose ses orbites vides sur ses doigts, comme pour vérifier la netteté de ses ongles.

          Prodigieux. Malgré ses yeux arrachés, il voit quand même.

— Oh… Des années que tu te bassines avec elle… Même en prison, toutes tes pensées n’allaient que pour elle.

          Je n’ose pas regarder Moriarty, des vapeurs éclatant dans mon estomac.


La reine m'avait dit de te surveiller, Moriarty. Là était le prix pour que je puisse m’échapper de ma foutue prison. Mais, tu n’as jamais développé de magie, alors je ne pouvais pas suivre ton aura…

          Il me désigne du menton.

Elle, en revanche… Elle pue la magie à des kilomètres.

          Arquant un sourcil, le doppelgänger me considère avec médisance.

— Comment oses-tu ? grogne Moriarty en se relevant.

          Je peux le voir remuer du coin de l'œil, mais je ne le regarde pas.

Comment moi, j’ose ? répète le monstre dans un rire gras. Mais c’est de ta faute ! J’avais du mal à te suivre à la trace, tu déménageais sans cesse ! Jusqu’au jour où tu es arrivé dans cette petite bourgade perdue… Et, quand je t'ai regardé sur ce marché, la première fois que tu as vu notre chère majesté ici présente…

          Appuyant ses propos, il me désigne d’un geste vague de la main.

…J’ai cru que tu avais découvert un sortilège interdit. Jamais je n’avais vu autant d’éblouissement dans le regard d’un seul homme.

          Il rit bruyamment.

Et j’ai compris !

          Ses orbites vides se posent sur moi avant de se reporter sur le véritable William.

— À quoi bon essayer de te suivre alors que tu n’as aucune trace de magie me permettant de te repérer… Autant suivre celle que tu suivras toujours. Car tu venais visiblement d’avoir un coup de foudre.

          Il rit.

Dès que j’ai vu le regard que tu posais sur elle, j’ai su que tu la suivrais où qu’elle aille. Mais elle non plus n’avait aucune trace de magie… Alors, il suffisait de convaincre les villageois de la lui donner.

          Mon sang ne fait qu’un tour. Une pierre tombe dans mon ventre. Chacun de mes traits s’affaisse. Ma gorge se serre violemment.

          Il me semble que la terre s’arrête de tourner.

          Que chaque courant d’eau change de sens.

          Tout se retourne. Plus rien n’a de sens. À une unique exception.

          Je comprends tout.

          La méchanceté des villageois. La malédiction qu’ils m’ont lancée. Leur haine débordante alors que j’avais toujours essayé de les servir.

C’est toi, je chuchote d’une demi-voix. La sorcière qui m’a lancé la malédiction d’Ursula. Ce n’est pas réellement la sorcière de mon village. C’était toi déguisé en elle…

— Un peu de jugeote, quand même ! soupire-t-il en secouant la tête. Tu croyais réellement qu’une pécore bouffeuse de fougère à ses heures perdues s'imaginant mage était capable d’un tel sort ? Evidemment que c'était moi, déguisé en elle !

          Des larmes imbibent mon regard.

          Il m’a arraché à ma maison. À mes rêves. À mes pairs. À mon équilibre.

          Tout cela pour que je sois une balise de localisation de Moriarty. Un simple outil pour mieux repérer un prisonnier.

Non, je voulais juste le suivre… Et j’avais raison de faire ça, car la première chose qu’il a fait après être sorti de prison, au lieu de trouver un repère de résistant proche comme l'ont fait ses camarades, ça a été de traverser la ville remplie de soldats pour te rejoindre…

          Mon souffle se coupe.

          Il n’a pas sauté à l’eau pour fuir les soldats. Il l’a fait pour revenir vers moi.

          Le doppelgänger rit malicieusement.

Je n’arrive pas à croire que je doive expliquer cela… Bon sang, ce que tu es abrutie.

— LA FERME !

          Dans un hurlement de rage, Moriarty fend mon champ de vision, se jetant sur le doppelgänger. Aussitôt, la créature recule, l’évitant de justesse. Le blond s’empare alors d’un couteau à son mollet, tentant d’égorger le monstre. Ce dernier se retourne, propulsant sa jambe dans le ventre du gentleman tout en l’esquivant. 

          Le vrai William n’est pas assez vif.

          Il est brutalement éjecté dans les eaux. Je le regarde fendre l’océan, passant à côté de moi et atterrissant près d’un rocher, dans mon dos.

Décidément…, ricane le doppelgänger en observant le réel Moriarty, sonné. Une abrutie et un faible. Quel duo de choc.

          Je ricane doucement. 

          Le monstre m’observe de ses orbites vides, ne s’attendant visiblement pas à une telle réaction.

— Qui est le plus lent d’esprit des trois ? je susurre. L'explication me semble pourtant évidente et tu ne l'as pas saisie…

          Il ne répond pas.

Enfin… S’il est l’intelligent et je suis la stupide, il est logique que puisqu’il est le faible, je sois la… Et bien, la forte.

          Le doppelgänger recule d’un pas. Je secoue la tête.

— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même… Tu es celui qui m’a donné le pouvoir d’Ursula.

          Je l'annihilerai avec la malédiction qu’il m’a infligée pour pouvoir détruire Moriarty.

          Pris dans les filets de son propre piège.

— Non…

— Si…

          Le doppelgänger bondit hors du coquillage. Mon tentacule se déploie. Il l’évite aussitôt, passant en dessous. Mais une autre l’intercepte immédiatement.

          Il ne lui laisse pas le temps de s’enrouler autour de son corps et dégaine une dague cachée dans sa manche. À l’instant où mon membre se resserre autour de lui, une douleur aiguë le transperce, soulevant mes entrailles.

          Un beuglement sépulcral jaillit de ma gorge. Il vient de me transpercer de sa lame.

          Aussitôt, le doppelgänger en profite pour remonter jusqu’à moi. Encore sonnée par la douleur, je le laisse venir. Ses orbites vides me fixent, tandis que sa silhouette grossit à mesure qu’il se rapproche.

          Il nage à toute vitesse.

          Bientôt, seul quelques pas nous séparent. Ses lèvres tirent en un sourire mauvais.

          Les miennes aussi.

Ne souris pas, Ursula. Tu vas mourir.

— Tu ne devrais pas t’approcher si près d’une femme en colère.

— Et pourquoi ? Tu es blessée.

— Seuls mes tentacules le sont.

          Dix pieds nous éloignent. Il s’approche.

          Dix. Son sourire ne faiblit pas. Neuf. Mes tentacules frétillent. Huit. Sa dague suinte encore mon sang chaud. Sept. Il n’a pas remarqué que mes bras étaient cachés dans mon dos. Six. Il éclate d’un rire machiavélique. Cinq. Je peux sentir le regard de Moriarty sur moi. Quatre. Sa lame luit à la lueur du soleil traversant l’océan. Trois. Mes deux bras se déploient. Deux. Les orbites du doppelgänger s'écarquillent en découvrant les couteaux dans chacune de mes mains. Un. Mes lames perforent sa gorge.

          Zéro. Il se fige.

          Ses orbites s’écarquillent soudain. Il tressaille contre moi. Il n’a pas eu le temps de reculer. Dès qu’il a vu les armes noires, il a compris.

          Les sabres démoniques. Une collection de six armes uniques au monde et capables de détruire les créatures les plus sombres des cartes.

          Dont les doppelgängers.

          Un éclat de stupeur traverse son visage tuméfié. Un instant, il me semble apercevoir d'autres traits. Ceux d’une femme brune aux lèvres assassines. Sans doute la forme originelle du doppelgänger.

          Seulement, j'ai à peine le temps de la voir. Aussitôt, elle s’éclate en volutes de fumées noires. Mes couteaux se referment sur le vide.

          Le doppelgänger a été détruit.

          Mes tentacules remontent jusqu’à moi. À toute vitesse, elle regagne mon corps qui s'enfonce dans l'océan, se rapprochant toujours plus du sol à mesure que je rapetissis. Mais, je n’ai quasiment même pas conscience que je redeviens humaine.

          Je suis si fatiguée.

          La transformation soudaine, couplée à la haine que j’ai ressentie et aux autres vives émotions, m’ont purgée de toute énergie. Mon corps est soudainement faible. Plus aucune force n’anime mes muscles.

          Mes paupières se font lourdes. 

          Les vapeurs du sommeil m'enlisent. Mon corps stagne soudain dans les eaux, incapable de bouger davantage. Mes cils papillonnent. Je me sens partir.

          Je me laisse m’enfoncer lentement dans l’océan.

          Et, à l’instant précis où je m'endors, je sens deux bras s’enrouler autour de moi, me ramenant contre un torse chaud.



















          La paix est arrivée.

          Un grondement sourd franchit mes lèvres quand je me retourne dans les épais draps du lit. Mes sourcils se froncent et mes paupières se plissent. Mes yeux s’ouvrent. D’abord, je ne distingue pas bien les contours de la salle dans laquelle je suis. Puis, tout me revient.

          Le doppelgänger. Le combat. La fatigue m’emportant. Des bras attrapant mon corps.

Reposée ? retentit une voix douce à ma gauche.

          Aussitôt, je reconnais le timbre suave et mélodieux de Moriarty.

          Me redressant, je papillonne des cils. Mon regard s’habitue lentement aux formes de la chambre dans laquelle je suis. Un endroit que je ne connais que trop bien.

          Gardée par une double porte d’or, des colonnes grimpent autour de moi, formant le cadran d’un lit à baldaquin dont les rideaux blancs chutent malgré l’eau nous entourant, comme si cette dernière ne suspendait pas la gravité. Pourtant, des poissons traversent la salle en nageant gaiement entre les coraux et les algues.

          Ma gorge se fait sèche quand je me tourne vers Moriarty.

          Assis non loin du lit, il m'observe. Un sourire doux étire ses lèvres, ses cheveux résistant à la force de traction de l’eau et chutant autour de son visage, il attend patiemment.

— Combien de temps ai-je dormi ? je demande en me redressant péniblement.

— Environ six heures.

          Mes yeux s’écarquillent. Il hausse les épaules.

 Ne t’en fais pas. J’ai veillé sur toi tout ce temps.

— C’est justement ce qui m'inquiète, je le rabroue aussitôt en secouant la tête. Le monstre t'avait plutôt malmené et… Où est-il, d’ailleurs ?

          Le sourire malicieux de Moriarty se fait étincelant. Une véritable expression reconnaissante traverse ses traits.

Tu l’as renvoyé dans la prison d’ombres d’où il s'était échappé. Et je suppose que je te dois une fière chandelle pour cela.

          Il acquiesce doucement en signe de reconnaissance.


Merci.

          Mon cœur s’agite tandis qu’il plante fermement son regard dans le mien. Déglutissant péniblement, je garde les yeux écarquillés. Incapable de réagir autrement, je tente de conserver une tête haute et digne, mais des spasmes agitent mes bras.

          Nul ne m’avait jamais fait réagir ainsi auparavant.

          Bientôt, un silence prend place entre nous. Légèrement pesant, il est ponctué de regards timides. Je crois qu’aucun de nous n’a oublié ce qu’a expliqué le doppelgänger sur la raison pour laquelle il m’a prise pour cible afin d’atteindre Moriarty.

          Ce dernier s’éclaircit d’ailleurs maladroitement la gorge. Je crois que je ne l’avais jamais vu gêné auparavant. Les rougeurs sur ses oreilles ont quelque chose de différent.

          Attrayant.

— Alors comme ça, tes murènes m’avaient installé dans ta chambre ? fait-il remarquer en regardant autour de lui la pièce dans laquelle il est resté convalescent quelques jours.

Elles… Je t’en voulais beaucoup à ce moment-là et elles n'ont pas compris ce que j’attendais par « je lui réserve un traitement royal ». 

          Ses sourcils se haussent.

          Soudain, il éclate d’un rire doux. Sonore, ce dernier se répercute sur les colonnes m’entourant, jouant une mélodie qui me fait aussi sourire.

Je me suis demandé, à mon réveil, pour quelle raison je n’étais pas enchaîné au fond d’un donjon !

— Quand j’y pense, je soupire à cette remarque, je n'arrive pas à croire que tu aies sauté dans l’océan en sachant que je risquais de t’enfermer. Tu venais de te libérer… Pourquoi as-tu pris un tel risque ?

          Son regard se fait plus sérieux. Il ne cille pas un instant, plantant ses yeux dans les miens, lorsqu’il rétorque : 

Tu sais exactement pourquoi.

          Un frisson descend le long de mon échine. Il se lève. Des volutes de chaleur éclatent dans mon ventre et je le regarde s’approcher, ne cillant pas un seul instant.

          Mon cœur bat à tout rompre. Ma gorge est sèche.

Je crois qu’il a été assez limpide sur ce qui m'anime depuis plusieurs années.

          Doucement, il s’avance. Sa silhouette occupe de plus en plus de place dans mon champ de vision à mesure qu’il réduit la distance entre nous.

— Alors dois-je réellement jouer l’étourdi plus longtemps ?

— Tu n’as jamais su jouer l’étourdi, je réponds aussitôt, tentant d’ignorer son regard ensanglanté qui se pose sur mes lèvres quand ces dernières remuent. Voilà l’un de tes seuls défauts.

          Il sourit tendrement.

Tu vas me dire que tu as toujours vu clair dans mon jeu ? demande-t-il.

          Il est tout près. Ses genoux frôlent les miens lorsqu’il se penche devant moi. Mes yeux sont à hauteur de son ventre.

          Soudain, il saisit mon menton entre son pouce et son index. D’un geste doux, mais ferme, il hausse mon visage, me forçant à le regarder dans les yeux.

          Mon cœur rate un battement quand je croise ses prunelles ensanglantées.

Non, je réponds tandis que ma gorge se serre, étouffée par les vapeurs épaisses éclatant dans mon corps.

          En contre-plongée, les ombres formant un masque impérieux sur son visage, je vois le sourire qui étire ses lèvres.

          Un de ses habituels rictus malicieux.

— Non ? Tu n’as jamais compris quels sentiments m’animaient ? répète-t-il dans une taquinerie gentille.

          Son pouce glisse sur ma pommette pour la lisser. Je frissonne sous cette caresse.

          Je crois que j’ai envie de renverser nos positions. Que pour une fois, il soit celui qui bégaie face à mes déclarations.

Et toi, as-tu compromis ceux qui m'animaient ? je lance à brûle-pourpoint.

          Il se fige. Ses yeux s’écarquillent. Je me redresse brutalement, arrivant à sa hauteur. 

          À genoux sur le lit, je me trouve juste en face de lui. Les yeux brûlants, je ne peux m’empêcher de sourire de béatitude, observant la déconcertation s'installer dans son regard venimeux.

          Mes mains prennent son visage en coupe, le forçant à me regarder.

Ça, alors… Serais-je parvenue à déconcerter le grand James William Moriarty ? je chuchote à mi-voix tandis que ses iris ensanglantés dérivent un instant sur ma bouche.

          Il sourit avec tendresse.

— Seule vous en avez le droit, ma chère, répond-il d’un ton solennel, se penchant en avant.

          Je ris doucement face à cet air cérémonieux.

          Mais ce gloussement s'évanouit quand ses lèvres se pressent aux miennes.

          D’abord, je demeure figée. En suspens dans l’eau enchantée du palais ursulien, je me contente de flotter contre lui. Savourant la caresse de ses lèvres soyeuses contre les miennes, je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire contre lui.

          Soudain, tout s’anime.

          Ma bouche s’ouvre. Sa langue s’enroule autour de la mienne. Je m’anime contre son corps. Mon torse se plaque au sien quand nos respirations se synchronisent.

          Étourdie par l’ivresse du baiser, je souris doucement contre lui. Ses bras glissent dans mon dos, me plaquant mieux encore. Tentant de m’accrocher, je passe mes doigts dans ses boucles blondes.

          À bout de souffle, nous finissons par nous écarter, posant nos fronts l’un contre l’autre. Je ferme les paupières, savourant ce moment doux et délicat.

          Nous respirons difficilement, encore chamboulés.

Si tu savais depuis combien de temps j’ai envie de faire ça, chuchote-t-il, les yeux clos. Je me demande si je ne rêve pas.

— Oh non, tu ne rêves pas.

          Un sourire taquin étire ses lèvres.

Laisse-moi le vérifier…

          J’éclate de rire et il m’attire contre lui. Aussitôt, sa bouche se pose dans mon cou et je m’esclaffe bruyamment. D’un même geste, nous basculons sur le lit et roulons sur les draps.

          Bientôt, je m’allonge sur le dos. Il se hisse au-dessus de moi. Ses mèches blondes tombent autour de mon visage.

Tu es la plus belle des libertés.

          Sans me laisser le temps de répondre, il dépose un baiser sur mes lèvres.





























          L’océan est calme, ces derniers temps. Plus lumineux. Les jours se lèvent et apportent avec eux une douce lueur. Cette dernière me tire du lit au moment où William proteste dans un grognement.

          Un soupir franchit ses lèvres et il grogne, les sourcils froncés : 

Encore un peu…

          Pour toute réponse, je ris doucement. Il proteste un peu.

Allez… J’aime pas me lever tôt.

          Ma chambre est un lieu où nul à part nous ne rentre. Chaque soir, nous nous roulons dans les draps. Et chaque matin, William proteste à l’idée d’en sortir.

— Monsieur aime la grasse matinée… Voilà qui brise le mythe du gentilhomme.

— Briser le mythe ? grogne-t-il en dissimulant son visage sous ses mains. En quoi je brise le mythe ?

          De toute évidence, aujourd’hui encore, nous allons traîner au lit. Alors, me réajustant sous les couvertures, j’ignore le sourire victorieux de William qui m’attire aussitôt contre lui, ses bras s’enroulant autour de mon corps.

Je ne sais pas… J’ai cette image des hommes élégants en redingote qui se lèvent tôt après une nuit calme et sans rêve puis mange sur des plats où trônent des couverts posés au millimètre près. Puis, avec leur canne et leur chapeau haut, ils vivent une vie d’hommes d'affaires en parlant de façon incompréhensible.

          Il rit contre mon épaule.

Ah oui ? C’est comme ça que tu me vois ?

— Non, je te vois comme un splendide koala qui s’accroche à moi chaque matin comme si j’étais un arbre, je réponds tandis qu’il monte encore davantage les couvertures, jusqu'à notre menton.

Mais tu aimes passer des moments avec ce koala.

          Je ris doucement, déposant un baiser sur ses lèvres.

— Bien sûr, que j’aime ça.


          Aussitôt, il me presse un peu plus à lui. Je dois avouer que sa chaleur ainsi que son comportement me rendent difficile la tâche de le réveiller au petit matin. Rien n’est plus confortable que lorsqu’on s’enlace sous les draps et qu’on se rendort. 

          D’ailleurs, quelques heures plus tard, il est toujours celui qui finit par me réveiller prrce qu’en restant à ses côtés, je me suis à nouveau assoupie.

Votre Majesté ! Votre Majesté !

          Brutalement, nous nous redressons quand les murènes jaillissent dans la chambre. 

— Flotsam ? Jetsam ? Que se passe-t-il ?

— Un message pour vous !

— Il n’attend pas !

— Il vient du roi !

— Nous avons une reine…

— Le roi de l’autre terre !

— Le roi Fushiguro ? je répète, interloquée que le roi du royaume blanc veuille me parler.

— Non, le roi du royaume d’or.

— Le royaume d’or ? je répète, n’ayant jamais entendu ce nom..

          À ma droite, William entremêle ses doigts aux miens sous la couette : 

— Le droit du royaume de Midas. Méconnu. Mais il s’agit du fief plus riche de la carte.

— Allons, bon. Et que me veut-il ? je demande aux poissons qui semblent frétiller d'impatience.

Il déclare qu’avec votre aide, il pourrait bien guérir l’épidémie qui ravage la population ! La maladie qui est causée par la pénurie d’eau potable ! Et il pourrait aussi récupérer toute l’eau potable disparue !

          Mon cœur rate un battement. Je me tourne vers William qui s’est brusquement redressé.

— Attendez… Est-il conscient qu’une telle manœuvre bouleverserait la situation du pays ? Que les paysans seraient en mesure de mener une révolte contre la reine ?

— C'est elle qui a instauré cette maladie pour mieux contrôler ses sujets. L’effacer, ce serait…

— …La fin de la dictature, je termine en me tournant vers William qui acquiesce.

          Les murènes, frétillantes d’excitation, nagent à toute vitesse dans la pièce.

          Mon cœur bat à tout rompre lorsque je lance : 

Toujours envie de dormir ?

          Ses lèvres se pressent aux miennes. Une lueur allume son regard lorsqu’il me répond : 

Pas le moins du monde.









































































j'espère que cette adaptation
du conte sur ursula
vous aura plu...

vous aimez bien Nanami de
jjk ?

rendez-vous demain
pour le voir !




























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