Chapitre 43

Mes mains se figent en plein élan. Déluge fracassant. Silence assourdissant.

À la simple entente de mon nom dans sa bouche, tout me revient comme une tempête d'émotions divaguant dans mon corps. C'est impossible de tout bloquer, d'oublier les sentiments que j'ai pour lui parce que cet homme fait partie de moi. Il s'est incrusté dans mes veines au premier regard. Ça n'a pas été évident de le comprendre, le déni est chose puissante, mais depuis le début, il était là. Il s'est ancré sur ma peau, m'a marquée au fer rouge, s'est frayé une place dans mon cœur.

Mes mains se mettent à trembler et je sens les larmes rouler sur mes joues une nouvelle fois. Et puis, tout s'illumine brusquement dans mon esprit. Les choses me paraissent plus claires. Si jusque-là, je pensais être l'ombre de moi-même, je n'étais en réalité que le vraie More qui sommeillait en moi pendant tout ce temps. Pendant trois ans, je me suis voilée la face. Pendant trois ans, j'ai agi en pensant faire bien, animée par une vengeance qui m'affaiblissait un peu plus chaque jour. Pendant trois ans, j'ai nourri une haine si profonde pour quelqu'un que je ne connaissais même pas.

Tu me trahis, More ?

Je ne le trahis pas. Mais aujourd'hui, les choses sont plus grandes. Il y a plus important que ma vengeance, plus important que ma pseudo haine dissimulée envers Erkel. Aujourd'hui, une guerre se prépare. Elle vient tout juste de commencer, à la minute où Maverick m'a ordonné de tuer celui que j'aime.

Je laisse tomber mon poignard. Erkel me fixe et bordel, il est si beau, mais il est aussi bien plus que cette façade qu'il renvoie. Il est un tout.

— Il m'a demandé de te tuer. Il m'a demandé de te tuer et si je ne le fais pas, il tuera mes parents.

Erkel se redresse, ses mains se posent sur mes hanches et même si le moment est mal choisi, mon corps est parcouru de frissons. Il s'adosse contre la tête du lit et dégage de ses doigts une de mes mèches de cheveux.

— Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?

— Je ne pouvais pas, soufflé-je. Il va tuer mes parents, Erkel. Il a des espions, il a...

— Il ne tuera personne. Fais-moi confiance.

Contre toute-attente, il quitte le lit et se lève. Il se dirige tout droit vers ses sacs où il finit par sortir un papier et un crayon qu'il pose sur le buffet. S'appuyant d'une main dessus, il se met à écrire et mes lèvres sont tremblantes, le chaos déferle en moi comme une arme surpuissante, mais la peur, elle, ne me quitte pas. Je fixe son dos comme si j'allais trouver une réponse mais rien. Au bout de quelques minutes, il revient vers moi, enroule son papier en un cylindre et me dit :

— Je transmettrai ça à Torin demain. Des gardes seront envoyés pour veiller sur tes parents. Personne ne leur fera de mal.

Il pose sa lettre sur la table de nuit avant de prendre mon visage en coupe et de déposer un baiser sur mon front.

— More, je sais que tu ne veux pas m'en parler mais... les choses commencent à devenir sérieuses. J'ai bien peur que la guerre soit imminente et si nous tenons encore des secrets l'un envers l'autre, c'est le moment de se les avouer. Parce que sur le terrain, quand nous devrons nous battre pour Meridia, je ne veux pas que ta haine perdure. Quoique j'ai pu faire par le passé, si je t'ai fait du mal au point que tu aies envie de voir ma tête sur un piquet, tu peux me le dire. Je serai toujours sincère avec toi, je ne te cacherai jamais rien.

Je m'assois en tailleur dans le lit et le dévisage. Est-il digne de connaître la vérité ? Mérite-t-il de savoir le fruit de ma haine envers lui pendant tout ce temps ? Les conséquences qu'elle a eu sur moi ?

J'ai tenté de le tuer. Je n'ai pas réussi. Même poursuivie par les menaces et le chantage, j'ai échoué. Dans le fond, je sais qu'il a raison. Sur le champ de bataille, il n'y aura plus la place pour le haïr. Nous avons déjà dépassé ce cap depuis longtemps même si je ne me l'avoue pas. Pas encore. Mais il est temps de lui dire, de tout expliquer.

— Quand j'avais quinze ans, j'ai commencé à sortir avec un homme, Liam. Il avait deux ans de plus que moi et si jusque-là, nous prétendions être les meilleurs amis du monde, nous avons rapidement compris que... les choses devenaient sérieuses entre nous. Mes parents connaissaient les siens depuis toujours et... Liam était le seul à me comprendre pleinement. Il était drôle et tellement gentil avec moi, il me traitait avec respect et me chérissait pleinement. C'était comme si... J'avais l'impression qu'on aurait pu conquérir le monde lui et moi. Il me faisait me sentir puissante et aimée et ces deux sentiments étaient euphoriques. Mais les choses se sont gâtées. Liam a commencé à pencher du mauvais côté et m'a entraînée dedans. Au début, c'étaient des broutilles. On volait quelques trucs à des passants, on piquait des choses en douce sur le marché. Et puis après, nous avons trempé dans les bagarres. Liam m'a appris à me battre, c'est de là que je tiens mes techniques de combat. Pour les meurtres... C'est venu avec le temps et l'expérience. Mais c'est un autre sujet. Un jour, j'ai appris que Liam faisait partie d'un mouvement de rébellion et qu'ils avaient prévu de tuer la famille royale de Meridia.

Erkel se fige. Si jusque-là, ses doigts caressaient lentement ma peau, ils se figent dorénavant. Son expression se refroidit alors qu'il se redresse et je déglutis avant de continuer :

— Je n'ai jamais su ce qu'ils prévoyaient mais je sais juste qu'il est revenu un jour, triomphant. J'ai appris ce même jour que tu avais soi-disant tué toute ta famille. Il s'était leurré dans ce mensonge, il me faisait croire que tu étais un monstre sans pitié pour avoir décimé toute ta famille et il se félicitait même de ne pas avoir à vous tuer à la place. Et je l'ai cru, j'ai cru ses mensonges, j'étais tellement soulagée de savoir que lui et son groupe n'avaient pas pu aller jusqu'au bout du plan. Dans le fond, je savais qu'il n'était plus lui-même à la minute où il avait rejoint les rangs mais je gardais espoir. Le titre faisait la une dans tous les journaux royaux. Le fils cadet, maintenant roi, avait assassiné toute sa famille puis brûlé le palais. Je n'ai pas revu Liam les jours suivants. Il avait disparu des radars mais j'ai pensé qu'il reviendrait de lui-même. Et j'ai eu raison. Quelques jours plus tard, il revenait mais pas pour me prendre dans ses bras et m'embrasser. Il était traqué par des soldats de la garde royale et me disait au revoir. Je ne comprenais pas pourquoi mais je mettais tout sur le dos du mouvement auquel il participait. Liam n'avait rien fait de mal pour moi. Il m'a dit adieu, Erkel. Et je ne l'ai pas retenu. Je l'ai laissé partir en pensant qu'il reviendrait. Il n'est plus jamais venu me voir. Je n'ai plus jamais senti sa peau contre la mienne.

Je reprends ma respiration, plonge mes yeux dans les siens et poursuis :

— Il s'est fait exécuté le lendemain. J'ai assisté à l'exécution comme des centaines de personnes. J'étais devant la grille et je l'ai vu lui et ses amis se faire tuer d'une balle dans la tête. Et celui qui tirait, c'était toi. Tu avançais, tu ignorais leurs pleurs ou même leurs supplications, tu les tuais sans aucun scrupule. Quand je t'ai vu pour la première fois, quand j'ai vu la façon dont tu restais parfaitement neutre face à eux, face à lui, j'ai commencé à te haïr de tout mon cœur. Et c'est quand tu lui as logé une balle dans le crâne que j'ai senti l'injustice brûler mes veines. Je comprends maintenant ta haine, mais la mienne était tellement puissante que j'ai préféré rester aveugle pendant des années. L'injustice que je vivais, tu la vivais aussi, mais il n'était pas question de toi, dans ma tête. C'était ma peine, ma douleur, mes sentiments. C'était seulement moi, tu venais de tuer l'homme que j'aimais et pour cela, je voulais te faire payer le prix fort. J'ai rêvé de ta mort pendant trois ans, j'ai rêvé de pouvoir te tuer d'une balle en pleine tête comme tu l'avais fait pour Liam, j'ai été nourrie par une haine si profonde que je n'arrivais pas à vivre sans. Je ne pouvais pas passer à autre chose. Pas en te sachant en vie.

Je m'arrête. Les larmes ont cessé de couler mais maintenant, c'est tout un flot de sentiments différents qui m'assaillent. J'ai continué de le haïr alors qu'il ne faisait venger que sa famille. J'ai préféré foncer tête baissée, restant dans le déni alors que pendant tout ce temps, je souhaitais venger un criminel. Liam était derrière tout ça. Je l'ai compris à la minute où Erkel m'a avoué qu'un groupe de rebelles était derrière cette histoire. Je l'ai compris, et au lieu de lui avouer la vérité, j'ai préféré le détester.

— Je suis désolée, soufflé-je. J'aurais dû te le dire plus tôt mais... C'était plus facile de te haïr. C'était plus facile d'être furieuse contre toi, même si je savais ce que Liam t'avait pris. Sans ma haine contre toi... J'avais l'impression d'être une coquille vide. Parce que pendant trois ans, c'est la seule chose qui me maintenait en vie. Mais je me suis trompée, c'était la seule chose qui me faisait foncer tête baissée dans un nuage noir plein de souffrance... c'est ce qui a fait celle que je suis aujourd'hui.

Erkel saisit mon visage en coupe de ses mains et me dit d'une voix incroyablement douce :

— Tu n'as pas à t'en vouloir, More. Tu as fait ce qui te semblait être juste. Nous avons tous les deux vécu une injustice, nous avons tous les deux perdu quelque chose mais cela ne définit pas ce que nous sommes aujourd'hui. Tu peux soit décider de te morfondre dans le passé, soit avancer avec moi.

Nous nous dévisageons, perdu l'un dans l'autre et dans nos souffrances respectives. Erkel a réussi à avancer, à aller de l'avant. Il me tend en ce moment même la main pour le rejoindre de l'autre côté. Et après toutes ces vérités avouées, j'ai le cœur léger. Parce que maintenant, il n'y a plus de secrets entre nous.

Alors j'accepte sa main. Et je me penche pour l'embrasser. Ses doigts effleurent mon épaule nue avant de s'attarder sur mon cou. Ses lèvres rencontrent les miennes, nos langues se retrouvent et un torrent d'émotions m'assaillent. Je le désire tellement que cela me brûle le cœur. J'ai l'impression que quelque chose renaît en moi, que mon esprit me paraît plus pur, mes pensées plus claires. C'est comme si... Erkel était ma maison. Je me sens bien dans ses bras, j'ai l'impression qu'ensemble, nous pourrions conquérir le monde. Ce sentiment est euphorique.

Ses mains glissent lentement le long de mes épaules, s'attardent sur mes bras puis il finit par me tirer par la taille. Ma poitrine vient se coller à son torse alors que notre baiser se fait plus pressent, plus fougueux. L'urgence est immédiate. Mes doigts effleurent ses cheveux, son visage, comme pour m'assurer qu'il est bien réel, qu'il existe, que ce n'est plus, je dois le tuer, il le faut, ma vengeance est plus forte que tout, mais Erkel, je te veux tellement que j'en ai mal.

Nos souffles se mélangent, nos cœurs battent si forts l'un contre l'autre que j'ai peur d'imploser. Ses mains glissent sous ma robe, ses doigts effleurent mes cuisses et je suis au bord du précipice. Ma bouche me fait mal mais il continue ses assauts, me ramène contre lui, mordille ma lèvre. Sa peau est brûlante, son corps est chaud alors que mes mains sont glacées et pourtant, quand elles glissent le long de son torse, cela ne semble même pas le déranger.

Sa bouche quitte la mienne pour descendre dans mon cou et mes paupières s'ouvrent lentement, mes yeux rivés vers le plafond. J'ai l'impression que des étoiles dansent devant mes yeux, qu'à tout moment, mon cœur va s'expulser de ma poitrine et exploser dans l'air. Ses mains remontent le tissu de ma robe, ses lèvres déposent quelques baisers dans mon cou, puis remontent vers mon oreille et il chuchote :

— Tu es tellement, tellement belle.

Un sourire se dessine sur mes lèvres et il poursuit sa course. D'un coup, il vient d'effacer tous les petits doutes que j'aurais pu me créer. Les paroles d'Areena me semblent très lointaines lorsque ses mains rejoignent mes hanches, divaguent sur mes fesses et que sa bouche sillonne mon cou de baisers.

À chaque fois que ses lèvres rencontrent ma peau, à chaque fois que ses mains me découvrent un peu plus, à chaque soupir rauque qu'il émet, je me consume un peu plus. Je n'ai jamais vécu cela de ma vie et j'ai enfin l'impression de vivre. Exister n'est jamais assez, on le comprend lorsqu'on rencontre enfin la personne qui jouera le rôle d'électro-choc.

Au bout de ce qui me semble être une dizaine de minutes, Erkel finit par reculer, haletant. Je suis dans le même état que lui. Ses yeux sont brillants et je réalise qu'ils brillent de désir pour moi. Pas pour quelqu'un d'autre, pas pour Areena ou bien toutes les femmes qu'il a pu connaître dans le passé. Non, il ressent la même chose que moi, nous sommes sur la même égalité et cela me remplit de joie.

Mais son visage se ternit. Il paraît plus fade, maintenant. Je pose mes mains sur ses joues en fronçant les sourcils.

— Qu'y a-t-il ?

— Nous devrons partir demain. Maverick va taper une crise quand il me verra encore en vie. Il faut qu'on aille parler aux autres et lancer le plan B.

— Le plan B ? Parce qu'il y avait un plan A ?

Il sourit et me répond sur le même ton :

— Le plan A était d'attendre la fin du tournoi et d'aviser. Le plan B consiste juste à fuir. Nous ne sommes plus les bienvenus ici, nous ne l'avons jamais été d'ailleurs.

— Fuir... Mais où ?

— À Meridia. On rentre à la maison, More. Sauf que cette fois-ci, les choses sont différentes. On va devoir se battre. Les jeux ont été lancés.

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