Chapitre 26

La confusion se glisse dans mes veines sournoisement. C'est impossible. C'est impossible. Ce n'est pas possible. Maverick m'observe avec une certaine pitié dans le regard, une pitié qui me laisse pantoise contre le mur. Il joue avec moi, il me ment, il n'est qu'un menteur.

— Vous mentez... vous mentez !

— More, je ne mens pas. Demandez à Erkel, il vous dira la même chose que moi.

Mes parents morts. Ce n'est pas possible, je nage en plein cauchemar. Je vais me réveiller dans mon lit, chez moi, à Grenton. En trois ans de cavale, j'ai dû disparaître et les abandonner. Mais c'était pour mieux les retrouver dans un futur qui ne serait plus aussi... incertain !

Maverick ne peut pas dire la vérité, j'essaie de me conforter dans cette idée mais la façon dont il me fixe, la façon dont ses yeux m'observent piteusement me donne envie de crier. De hurler, de tuer quelqu'un, de faire n'importe quoi.

— Je suis navré, More.

— Pourquoi me dites-vous cela maintenant ?

— Vous méritez de savoir que votre futur époux n'est pas celui qu'il prétend être.

Et j'aimerais lui dire que je ne vais même pas l'épouser, j'aimerais lui dire qu'Erkel ne prétend rien du tout puisqu'il ne m'a jamais rien avoué, qu'il est un parfait inconnu à mes yeux, j'aimerais lui dire un tas de trucs mais je ne fais rien. Je reste droite comme un piquet, à deux doigts de m'effondrer.

Je revis la même scène qu'il y a trois ans. Je revis la même douleur, le même cri au fond de ma gorge qui menace de s'échapper, le même cauchemar qui me plonge dans un avenir incertain. Qui menace de faire tout exploser. Si jusqu'ici l'équilibre s'était fragilisé, maintenant les choses sont différentes. L'équilibre que je m'étais crée n'existe plus. Tout s'est envolé en une fraction de secondes à ces quelques mots.

Vos parents sont morts. Ils ont été tués.

Je reste dans le déni. Je repousse Maverick d'un mouvement de main avant d'avancer dans le couloir jusqu'à ma chambre. Je l'entends m'appeler dans mon dos mais je ne me retourne même pas. Je rejoins directement le lit où je m'affale lourdement.

Que suis-je devenue ? Qui est cette femme qui ne me ressemble pas ? Celle qui se pavane au bras d'un homme qu'elle connaît à peine, celle qui autrefois aurait tué n'importe qui à la moindre insulte, et qui aujourd'hui, ignore soigneusement les affronts qu'elle subit ? Qui est cette femme qui a effrontément accepté ce jeu débile que lui a proposé l'homme qu'elle souhaiterait haïr de tout son cœur ?

Je ne me reconnais plus et cette idée me terrifie. Je ne sais plus qui je suis et j'ai l'impression de nager en eau trouble. Si jusqu'ici, j'avais toujours été celle que j'aimais être, aujourd'hui je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Je ne brille plus, je ne rêve plus, je n'aspire à rien, j'obéis à des ordres, à un jeu stupide aux règles idiotes qui ne font que m'enfermer un peu plus dans une cage. Je ne suis plus moi-même.

La porte s'ouvre. Je me lève d'un bond, saisis le poignard posé sur la table de nuit d'Erkel. À peine mon soi-disant époux est-il entré que je le pousse violemment contre le mur, mon arme pointé contre son abdomen.

— Un geste de travers et je vous transperce.

— Wow, tu ne plaisantais pas quand tu disais...

— Mains en l'air ou bien je vous plante !

À mon ton, il se fige et lève lentement les mains, les sourcils froncés, l'air de ne rien comprendre.

— Quel est le problème, More ?

Je bous de rage. Je suis à deux doigts d'exploser de colère devant sa gueule d'ange et de le transpercer de ma lame.

— Le problème ? Vous osez me demander quel est le problème ?

— Oui, c'est ce que je suis en train de...

De ma main libre, je plante mes doigts dans sa blessure à l'épaule ce qui lui fait arracher des grognements. Sa tête claque contre la porte lorsqu'il s'agite sous la douleur.

— Dieu vivant, cette fille est folle, marmonne-t-il. Je ne vais pas jouer aux devinettes plus longtemps, qu'est-ce que j'ai fait pour attiser ta colère ?

— La question est mieux posée, vous apprenez vite, grogné-je. N'avez-vous pas ordonné l'assaut d'un village au nom de Grenton le mois dernier ?

Il fronce les sourcils. Ses yeux m'étudient quelques secondes et il finit par hausser les épaules.

— Et où est le problème ?

— Vous n'êtes qu'un... monstre ! Un MONSTRE ! Vous méritez l'enfer !

Je suis à deux doigts de le tuer, réellement. Et je vais le faire. Noire de colère, je lève le bras dans une tentative désespérée de l'atteindre à la gorge. Rapide, sec et efficace. Il ne sentirait presque rien, juste le manque d'air et l'impossibilité à parler. Il s'étoufferait dans son sang et mourrait en quelques secondes.

Mais Erkel est plus rapide. Plus fort. Et je suis dirigée par mes émotions. Je suis vulnérable, je suis une tempête de colère incapable à calmer. Alors il me donne un coup de genou suffisant pour me repousser et me désarme en deux mouvements. Le poignard tombe au sol et je me rue pour l'attraper mais Erkel donne un coup de pied pour le repousser. Rageuse, j'en viens aux mains et lui envoie mon poing en pleine figure. Cela ne manque pas : sa mâchoire dévie sur le côté alors qu'il lâche un grognement.

Il tente de me maintenir fermement mais j'envoie mon crochet du gauche dans sa tête d'apollon.

— More, tu vas devoir te calmer ou bien...

Deuxième coup de poing. Cette fois-ci, il trébuche et fonce vers la porte. Je vois son dos se courber alors qu'il lâche un tas de jurons dans sa barbe.

— More, je ne veux pas te blesser.

— Vous m'avez déjà blessée ! Vous n'êtes qu'un con égoïste et prétentieux, un meurtrier qui a tué toute sa famille sans une once de regret ! Vous n'avez pas de cœur !

Il se tourne vers moi, le visage fermé. Je reprends, la rage au ventre :

— Vous n'êtes pas humain. Vous êtes incapable d'aimer qui que ce soit, de vous soucier de quelqu'un. Vous ne savez pas ce qu'est l'amour.

— Parce que toi tu le sais, peut-être ? Tu tues des gens autant que moi ! s'époumone-t-il.

— Je tue ceux qui me font du mal ! Vous avez tuez votre famille ! Votre FAMILLE !

Et je me rue vers lui pour le frapper de toutes mes forces comme on me l'a appris. Coup de poing du droit, coup de pied bien placé. Il tente d'éviter comme il peut mais je suis plus rapide que lui. Il pare, je le prends toujours par surprise, là où il ne s'y attend pas. La sueur perle sur mon front, mes muscles sont endoloris et mes poings en sang mais je m'en fiche. Cet homme mérite la mort.

— Vous m'avez volé ma vie. Ce que j'avais de plus précieux sur terre.

Il ne me frappe même pas. Il se contente d'encaisser mes coups et de se protéger comme il peut. J'ignore à quoi il joue mais je ne me laisserai pas amadouer.

— Et maintenant, vous venez de me voler la seule famille qui me restait !

— Mais qu'est-ce que tu racontes bon sang !

Il n'y tient plus : il se plante devant moi et m'encercle de ses bras, me soulevant de terre. Je me débats comme je peux mais se battre contre une armoire à muscles sans aucune arme est inutile. Alors je bats des jambes dans l'air dans l'espoir d'atteindre son entrejambe. Je veux lui faire mal. Qu'il souffre autant qu'il me fait souffrir.

— Ne faites pas l'innocent, espèce de meurtrier. Vous avez décimé un village entier où mes parents habitaient. Vous les avez tués. Vous avez tué des innocents !

Je l'entends éclater de rire. Et c'est plus fort que moi, les larmes me montent aux yeux. Je ne vais pas pleurer pour ça quand même... je ne vais pas...

— More, c'est n'importe quoi. J'ai fait raser le village, oui, mais pour en reconstruire un sur des terres dont personne n'a besoin. Les terres du village sont fertiles et pourront permettre l'accroissement de fermes et de l'agriculture. Les habitants ont juste déménagé en quelque sorte.

Je me fige dans mes battements de jambe. Que dit-il ?

— Quoi ?

Erkel me relâche et je recule de quelques pas, abasourdie. Son nez est en sang, sa lèvre enflée mais il me fixe comme si je parlais une autre langue.

— Espèce de menteur ! craché-je. Maverick m'a dit... Maverick m'a...

— Maverick ? Il t'a menti. Je n'aurais pas tué des innocents pour des terres.

— Il m'a dit que vous aviez tué mes parents.

Son visage se ferme et il secoue vivement la tête.

— Non, More, je n'ai pas tué tes parents. Tu peux leur envoyer des lettres si tu veux, ils te répondront.

— Ce n'est pas possible. Il a dit qu'il avait des espions à Meridia et que des centaines d'innocents avaient été tués.

— Et tu préfères le croire lui ? Tu ne vois pas qu'il tente de semer la discorde entre nous tous ?

Je fronce les sourcils, figée d'incompréhension.

— Donc... ils ne sont pas morts ?

— Personne n'est mort. Enfin, pas à ma connaissance. Je sais les ordres que j'ai donnés, et jamais décimer un village n'en a fait partie.

Je me rassois sur le lit en passant une main dans mes cheveux. J'ai l'impression... de m'être fait bernée. Trompée, et c'est le pire sentiment qui puisse exister.

— Comment ai-je pu être aussi naïve...

— Maverick avait peut-être connaissance de l'assaut donné à ce village, mais ils n'avaient pas tous les détails. Et visiblement, il essaie de chercher une faille dans le système.

Il y a une faille qui n'échappe pas, une faille qui est la raison de toute cette histoire. Erkel n'est pas blanc comme une colombe, il a ses torts. Il a ses défauts.

— De quoi avez-vous parlé avec cet... Ander ? demandé-je afin de changer de sujet.

— Rien d'important. Nous avons parlé du plan à adopter. Si le Jeu des Roses se déroule correctement, nous ne déclarerons pas la guerre. Chacun rentrera de son côté mais Ecclosia et Lucrenda se tiendront prêts à attaquer. S'il y a représailles, nous devrons agir en conséquences. Et si le Jeu des Roses ne se déroule pas correctement... Je ne sais pas. Nous n'avons aucune armée, aucun plan qui tienne la route.

— Donc dans les deux cas, on est morts, c'est ça ?

— Non. Nous trouverons un plan d'ici là.

Je n'aime pas cette façon qu'il a d'employer le futur comme si chaque événement était certain d'arriver. Dans les deux cas, nous sommes morts. Je préfère m'en tenir à mon discours de pessimiste réaliste.

— Qui est Therys ?

Ils n'ont pas cessé une minute de parler de lui et cela me revient seulement maintenant.

— Le prince de Socrenia. Bientôt roi, de ce que j'ai entendu, son père est gravement malade. Son frère est mort l'année dernière. Socrenia a beau être un marché qui s'étend, leur nation se fragilise. J'ai entendu dire par Ander que Therys n'allait pas très bien.

— Et les autres royaumes ? Esthera, Saledre et Derington ? Où se placent-ils par rapport à nous ?

Erkel s'avance, passe sa manche d'un mouvement disgracieux pour essuyer le sang qui coule de son nez.

— Ils sont avec Kelinthos depuis des siècles. Ce n'est pas parce que leurs souverains ont été remplacés que leur position changera. Dans tous les cas, le nord affronte le sud.

— Donc nous sommes voués à mourir.

— Pas forcément.

— Je vous le dis tout de suite, quitte à vous sauver vous ou moi, je sauverai ma peau en premier.

Un sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.

— Tu tuerais donc le monde entier pour sauver ta peau ?

Il s'approche lentement. Je le toise d'un air mauvais et réplique :

— Bien évidemment. Je ne vous porte pas dans mon cœur, j'espère que vous le savez. Je suis sûre et certaine que vous feriez la même chose !

— Tu ne me connais même pas, petite fleur. Mais quitte à te sauver toi ou moi, la question est vite répondue.

Je fronce les sourcils, dans l'attente d'une réponse. D'une main, il s'accroche à la poutre du lit, de l'autre, il saisit une de mes mèches de cheveux, se penche et lâche d'une voix douce :

— Je te sauverai toi pour que tu ailles ensuite venger tous ceux qui m'ont tués.

C'est plus fort que moi, j'éclate de rire.

— Je ne peux pas me tuer moi-même, vous savez.

— Tu ne me tueras pas, More, nous le savons tous les deux.

— Peut-être pas maintenant, mais un jour, je peux vous assurer que je vous transpercerai le cœur.

Un silence s'écoule. Il lâche ma mèche, recule de quelques pas. Rompt le moment.

— Que t'ai-je pris ? déclare-t-il soudainement.

Cette question me prend au dépourvu.

— Pourquoi avez-vous tué toute votre famille ? rétorqué-je.

Il pousse un soupir et vient s'adosser au mur en face de moi. Je remarque que sa blessure à l'épaule s'est rouverte et son nez continue de pisser le sang. Je n'ai pas loupé mes coups.

— Tu ne me croirais jamais.

— Dites toujours, je suis une bonne oreille.

C'est faux, il peut dire tout ce qu'il veut, je continuerai de lui cracher au visage. Demain et aujourd'hui et pour tous les autres jours à venir.

Au lieu de me confirmer ses aveux, les crimes qu'il a commis, il change de sujet :

— Ma mère était une femme aimante et intelligente. Elle avait toujours le don d'accorder à la perfection ses jupons à ses bijoux. Le goût du détail, disait mon père. C'est sûrement pour cela qu'il l'a choisie. Ils se sont rencontrés tous les deux lors d'un gala de charité. Ma mère était née d'une riche famille bourgeoise mais avait toujours gardé les pieds sur terre. Elle voulait changer les choses à Meridia, mon père était fou amoureux d'elle. Il aurait décroché la lune si elle le lui avait demandé. Alors quand ils se sont mariés, il lui a tout cédé. Elle prenait les décisions, elle prenait toutes les initiatives pour rendre le pays meilleur. Une nation plus heureuse, c'était tout ce qu'elle voulait dans le fond.

Il prend une pause et je le dévisage. Ses yeux sont brillants, son visage fermé. Il tente de maintenir une posture droite mais ses doigts se plient. Ses mains se contractent, marquant l'émotion qui le saisit.

Étrangement, le voir ainsi me serre le cœur.

— En parallèle à ses projets, mon frère est né. Puis je suis arrivé. Nous étions des cadeaux tombés du ciel pour eux. Ma mère m'a appris à me contenter de ce que j'avais, la simplicité des choses. Mon père, lui, m'a appris la maîtrise de soi, toujours garder la tête sur les épaules. Ne jamais agir trop vite sans réfléchir. Je peux dire que j'ai vraiment eu une famille heureuse que je chérissais de tout mon cœur, et je suis sincère quand je dis cela. Mais les choses se sont gâtées. Ma mère a rasé des dizaines de village pour bénéficier des terres, comme je suis en train de le faire aujourd'hui. Cela n'a pas plu à certains. Elle avait besoin de fonds pour lancer un nouveau projet dans le but d'aider les plus pauvres à s'en sortir. Mais pour financer ce plan, elle a pris aux plus pauvres. Prendre de l'argent aux bourgeois auraient été une calamité. Cela n'a pas plu également. Des mouvements rebelles se sont formés, un peu extrémistes à mon goût. Pour chaque erreur que ma mère avait commise, pour chaque faux-pas qu'elle a pu effectuer, leur esprit de vengeance n'a cessé d'accroître.

Il s'arrête et s'essuie le nez une seconde fois en reniflant. Je l'observe, ne sachant quelle attitude adopter. Si jusqu'ici, il ne me regardait pas dans les yeux pendant toute son histoire, maintenant il plante son regard dans le mien :

— Ma mère n'était pas mauvaise, More. Elle a juste pris les mauvaises décisions. Elle a fait de mauvais choix sans savoir que cela coûterait la vie de notre famille entière. Quand le monde voulait se venger, elle pensait seulement à rendre son pays meilleur.

Je me lève. J'ignore pourquoi, mais le voir ainsi me fait me sentir... impuissante. Je ne remets à aucun moment donné en cause ses mots. J'ai l'impression de me voir dans son regard. Dans ses maux, dans la façon dont il me raconte ces choses... nous sommes identiques.

— Un soir, je me suis réveillé en pleine nuit quand j'ai entendu des cris. Il y avait une odeur de brûlé dans l'air et c'est seulement une fois sorti sur le palier que j'ai compris. Ils avaient mis le feu à notre maison, More. Nous étions encerclés par les flammes et la porte de la chambre de mes parents étaient condamnée. J'entendais ses hurlements. Je les entends encore aujourd'hui, j'entends les cris de mon frère qui tambourine contre la porte pour les faire sortir. Nous étions les deux seuls capables de sortir vivants de là. Mais mon frère est resté, il voulait les sauver. Et moi, je suis parti. J'ai essuyé mes larmes et j'ai pris mes jambes à mon cou comme un putain d'égoïste, More. Je ne me suis pas retourné une seule fois quand j'ai quitté le château. Ce n'est qu'une fois dans le jardin que j'ai compris. J'étais le seul survivant. J'avais abandonné ma famille. Je les avais laissés mourir dans les flammes. Je n'avais pensé qu'à moi, et seulement à moi.

Les larmes me montent aux yeux inconsciemment. Je déglutis, tente de me reprendre mais c'est peine perdu. Erkel est tellement bouleversé qu'il détourne les yeux. Fixe un point derrière moi. Je vois une larme couler le long de sa joue lorsqu'il m'avoue :

— Le lendemain, j'ai appris que le groupe de rebelles était derrière cette attaque.

— Pourquoi n'avez-vous rien dit ? Pourquoi les avez-vous laissés vous accuser pendant toutes ces années ?

— Cela valait mieux ainsi, je suppose. Les rumeurs étaient faites avant même que mon deuil ne soit fini.

Un ange passe. Son torse se soulève lentement à chacune de ses respirations. Il finit par soupirer :

— Je n'ai jamais tué ma famille, More. Mais je les ai laissés mourir sans rien faire. Et cette pensée me hante chaque jour.

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